Ils sont new-yorkais, mais c’est grâce aux producteurs et diffuseurs européens qu’ils sont arrivés à poursuivre et approfondir une démarche de création exigeante, atypique et polysémique. On connaît la chanson : les structures publiques de financement des arts sont quasi-inexistantes aux États-Unis, et c’est ainsi que les metteurs en scène Pavol Liska et Kelly Copper, du Nature Theater of Oklahoma, se sont mis à fréquenter davantage les scènes de Vienne et de Paris que celles de la Grosse Pomme, ne bénéficiant pas non plus à New York de la reconnaissance publique et médiatique qu’ils méritent. Et Montréal ? C’est la deuxième fois que le FTA les reçoit, après avoir accueilli, à la surprise générale, un spectacle qu’une poignée de spectateurs privilégiés n’ont certainement pas regretté d’avoir intégré à leur parcours festivalier en 2009 : le jouissif Rambo Solo.
Vous vous rappelez ? Seul en scène, surplombé d’un écran panoramique, le comédien Zachary Oberzan racontait Rambo en synchronisation avec le récit qu’il avait d’abord filmé dans son appartement : un redéploiement des chapitres-clés du roman First Blood et du film hollywoodien qu’il a engendré, tels qu’ils surgissaient de sa mémoire, en fragments incontrôlés, intégrant des bribes d’imaginaire et quelques déformations. Quatre couches de récits se chevauchaient, se rencontraient et se démultipliaient en d’infinis réseaux de sens, prenant appui sur une chose toute simple : la spontanéité de la prise de parole humaine et sa retranscription filmique non retravaillée. D’un discours non prémédité, surgissant tout naturellement de l’esprit et de la mémoire, la troupe du Nature Theater of Oklahoma faisait un triple spectacle qui empruntait simultanément les voies de l’image écranique, de la parole et de la présence scénique. Pavol Liska raconte :
La vidéo et les jeux d’imitation nous permettaient, de théâtraliser et de structurer une parole en apparence banale et un récit profondément chaotique. C’était un moyen comme un autre d’y arriver. Dans No Dice, on s’est amusés avec différentes accentuations linguistiques et conventions théâtrales pour donner à un texte banal un relief particulier, pour le réanimer et le réactiver, en quelque sorte. Dans Roméo et Juliette, on s’est laissés aller à un questionnement sur la narrativité : les transcriptions d’entrevues avec des gens nous racontant tout ce dont ils se souvenaient du texte de Shakespeare étaient à nos yeux une manière d’ouvrir et de réinterpréter la fable.
Voilà ce que sont Pavol Liska et Kelly Copper : de véritables décrypteurs de la parole quotidienne, qu’ils cherchent à spectaculariser et à envisager selon de nouvelles perspectives. « Je crois, dit Pavol Liska, que nous voulons à tout prix rendre la vie passionnante, puisqu’elle est banale. Nous cherchons à rendre moins banale l’existence, à l’enrober d’une aura spectaculaire, à éclairer le potentiel artistique de l’existence. Il faut se rappeler que la beauté est partout ; il faut la réveiller. La beauté ne se trouve pas nécessairement dans la plupart des œuvres d’art acclamées et perçues comme des chefs-d’œuvre. » Kelly Copper poursuivra : « Notre travail vient d’abord d’une insatisfaction par rapport à l’art que nous voyons autour de nous, qui, plutôt que d’être un moyen d’expression, est devenu une forme maîtrisée, polie, lisse : des chefs-d’œuvre qui n’expriment plus rien de la réalité. Pour nous, c’est un défi de travailler avec des transcriptions de conversations téléphoniques et de chercher ce qu’il y a de valable dans ces conversations, d’en débusquer la poésie et la sortir de l’ombre. »
La vie est un music-hall
Life and Times épisode 1, que le Nature Theater of Oklahoma viendra présenter au Festival TransAmériques cette année, est le premier morceau d’un vaste projet qui devrait durer, à terme, plus de seize heures. Le cycle d’une dizaine de spectacles raconte l’histoire banale de Kristin Worrall, une fidèle collaboratrice de la compagnie. Du berceau à l’âge adulte, Worrall a raconté les moindres détails de son existence à Pavol Liska, dans une série de conversations téléphoniques patiemment enregistrées et retranscrites. Toutes les digressions, les erreurs, les hésitations, tous les tics de langage sont conservés (du moins dans les deux premiers épisodes, que j’ai vus au dernier Festival d’Avignon). Pas un seul mot n’est retranché de son récit lorsqu’il est rejoué par un groupe de comédiens-chanteurs énergiques, qui le transforment en music-hall minimaliste, accompagné d’arrangements musicaux et de chorégraphies d’inspiration soviétique. Pas d’excès de sentiments et de trémolos débordants, toutefois. La partition conserve des airs de quotidienneté et de modestie, même quand elle est musicalisée. Cela ne la rend pas moins passionnante. Un joli pied de nez aux excès spectaculaires de Broadway.
Il est clair que Liska et Copper proposent par là une formidable critique de notre société du spectacle, où le culte du divertissement et l’obsession du loisir semblent être devenus l’ultime art de vivre. Cette société dans laquelle chacun cherche à se mettre en scène, où la norme est de dévoiler une image spectaculaire et artificielle de soi, atteint son paroxysme sur les réseaux sociaux et dans les téléréalités. Le Nature Theater of Oklahoma pervertit bien sûr ces codes de mise en scène du quotidien, empruntés aux médias de masse et aux internautes. Mais, dans le cas qui nous occupe, le modèle demeure la comédie musicale à l’américaine, ce divertissement populaire dans lequel la vie humaine est représentée de manière excessivement sentimentale et superficielle, reléguant trop souvent aux oubliettes toute réflexion et tout regard critique sur le monde. Il faudrait en ce sens souligner les parallèles entre le travail du couple Liska-Copper et celui d’Olivier Choinière, qui, dans Chante avec moi (également présenté dans cette édition du FTA), interroge l’asservissement culturel dans lequel la chanson populaire nous emprisonne avec ses refrains obsédants et sa domination des ondes. Pavol Liska explique :
On s’intéresse aux stratégies déployées par le monde du spectacle en général. Et dans ce cas-ci, on s’intéresse au divertissement populaire et on essaie de pervertir et de remettre en question ces codes-là. Mais je dirais qu’on s’intéresse autant aux comédies musicales qu’aux entractes des matchs de football. Quelles sont les fonctions de ces divertissements, comment fonctionnent-ils et peut-on les transporter et les marier à une histoire de peu d’envergure ? Est-ce que ça métamorphose le divertissement vulgaire en œuvre d’art ou est-ce que ça transforme la petite histoire banale en divertissement vulgaire ? Ces questions sont au cœur de notre travail.
Mais, pas de manichéisme au Nature Theater of Oklahoma. Si les codes du spectacle sont critiqués et tournés en dérision, ils ont aussi figure de modèles. « Je ne crois pas, dit Kelly Copper, que nous nous positionnions unilatéralement à l’encontre des mécanismes de divertissement populaire, que nous utilisons volontiers, et pas toujours pour les critiquer ou les détourner. Nous avons aussi plaisir à créer une démesure semblable à celle des music-halls. »
Une langue spontanée pour réinventer la narration
Si la question de la spectacularisation du monde traverse l’œuvre du Nature Theater of Oklahoma, les deux metteurs en scène semblent davantage préoccupés par le désir d’interroger le fonctionnement de la pensée et de la mémoire et d’ausculter les chemins narratifs empruntés par l’être humain pour exprimer cette foisonnante activité cérébrale. La conversation téléphonique place les interlocuteurs dans une situation narrative : quelque chose se construit qui s’apparente à un récit structuré, même si tout cela émerge spontanément et de manière incontrôlable. « La langue quotidienne que nous mettons en scène, affirme Pavol Liska, est poétique et riche parce qu’elle est intuitive. C’est de l’expression pure. Rien n’est planifié dans cette parole, elle vient d’elle-même, directement de l’esprit. En racontant sa vie au téléphone, Kristin ne porte pas ou peu de jugement sur ce qu’elle est en train de dire : elle n’a pas le temps de s’écouter parler et de prendre du recul ; c’est une parole naturelle, en mouvement. »
Est-ce donc par souci de réalisme documentaire que Liska et Copper s’évertuent à garder l’oralité intacte ? Tous les « hum » et les « you know » ne servent-ils qu’à apprivoiser un réel fuyant ? Les créateurs s’en défendent bien. « Ça nous permet, explique Pavol Liska, de comprendre les mécanismes de production d’une pensée et d’une parole spontanée – on est directement dans le cerveau de Kristin à l’état brut, en état de spontanéité. On voit par là comment la pensée et la mémoire s’agitent ensemble, de manière à la fois désordonnée et, en même temps, dans une certaine logique associative. »
« C’est une série de petites histoires interreliées, poursuit Kelly Copper, mais Kristin ne les raconte pas en ordre chronologique. Un détail en apparence ridicule mène à une autre idée, celle-là très forte, mais sans que les liens entre ces deux idées soient vraiment significatifs. C’est une série de débuts, de milieux et de fins, entremêlés dans une structure trouée. Mais tant de pistes intéressantes se glissent un peu partout dans ce magma qu’il est impossible de chercher à organiser tout cela : on risque d’y perdre trop de sens. »
Mais peut-on imaginer que les codes narratifs empruntés inconsciemment par Kristin Worrall soient paradigmatiques et que tous les êtres humains utilisent les mêmes mécanismes lorsqu’ils racontent spontanément une histoire vécue ? Y a-t-il un chemin narratif que nous empruntons tous et que le spectacle met en lumière d’une manière ou d’une autre ? Au bout du fil, Pavol Liska garde le silence et réfléchit plus longuement à la question. « Je ne crois pas, finit-il par répondre, mais je pense que les gens écoutent d’une manière semblable. Ils écoutent et interprètent les choses à leur manière ; ils y greffent leurs propres attentes ou leurs propres schémas narratifs, très conventionnels généralement. Ils auront tendance à replacer les morceaux en ordre, même si ça ne leur a pas été raconté comme ça. »
Nos cerveaux opéreraient donc selon un système similaire de classification des informations. Cela, les sciences cognitives nous l’ont déjà appris, non sans causer de très houleux débats entre psychologues, philosophes et neurophysiciens. Les uns rapprochent l’intelligence humaine du fonctionnement des machines et rêvent d’une intelligence artificielle surpassant l’esprit humain, pendant que les autres n’y voient qu’une réduction de la personne à des principes mathématiques qui ne la conditionnent guère. Pavol Liska n’est pas un scientifique, certes, mais ses propos font écho à ce très actuel débat. Il faudrait toutefois le ranger dans la catégorie des anti-cognitivistes, tant il cherche à perturber ce mécanisme très linéaire de classification des informations. « Au Nature Theater of Oklahoma, dit-il, nous essayons de défaire cette habitude qu’ont les gens de tout classifier, avec différentes stratégies d’interruption et de morcellement de la parole : nous faisons éclater le discours en petits morceaux, nous le répartissons dans la bouche de différents interprètes, nous le théâtralisons de différentes manières, pour essayer de remettre en question les habitudes d’écoute. »
Inscrire la parole dans l’instant présent
Comme de nombreux créateurs contemporains qui s’inspirent de l’improvisation et cherchent à tout prix à conserver la spontanéité et l’imprévisibilité du jeu d’acteur ou à témoigner de l’instabilité de l’expérience humaine (Jan Lauwers, pour n’en nommer qu’un), Pavol Liska et Kelly Copper sont des partisans de l’immédiateté sur scène et cherchent à déjouer l’aspect figé de la représentation théâtrale. Dans No Dice et dans Life and Times, ils sont présents sur scène et dirigent les acteurs et les musiciens en direct. Le procédé, bien sûr, évoque la figure du chef d’orchestre, qui est alors pervertie puisque déplacée du côté d’une forme scénique populaire où elle n’intervient généralement que très rarement. Mais il s’agit aussi de faire du spectacle une œuvre en perpétuelle redéfinition d’elle-même et en constante progression. « Nous cherchons surtout à faire en sorte que les acteurs soient toujours dans l’instant présent et nous voulons qu’ils occupent le même espace-temps que les spectateurs, dit Pavol Liska. Nous voulons aussi que les spectateurs n’oublient pas qu’ils font partie d’une représentation, qu’ils sont en train de rencontrer, en direct, une parole. Il faut qu’ils soient conscients qu’ils jouent dans notre spectacle un rôle réceptif actif. »
Kelly Copper expliquera à son tour que le plus grand danger qu’elle perçoit dans sa pratique est la menace de la forme figée, du théâtre mort. « Il ne faut jamais qu’une pièce soit une démonstration à sens unique de talent ou d’expertise. Il s’agit donc de dégeler les acteurs, de les empêcher de sombrer dans la démonstration de leur virtuosité, de les garder dans le réel. Il faut qu’ils soient toujours conscients de l’espace et du temps qui s’écoule, du moment présent et de la nécessité d’être en vie plutôt que de se contenter de reproduire des actions qu’ils ont répétées maintes et maintes fois et qu’ils maîtrisent. »
« Pour que ce soit excitant, poursuit Pavol Liska, il faut que la menace de l’échec soit présente. Un festival de théâtre ne devrait pas être une cérémonie de remise de prix où l’on vient applaudir des chefs-d’œuvre sans surprise. Il faut que nos spectacles soient en perpétuelle recréation, que ça ne s’arrête jamais. Ça implique aussi que les spectateurs traversent une gamme d’émotions et de sensations diverses, qu’ils ne soient pas toujours sur le qui-vive, pas toujours admiratifs. »
Que Pavol Liska se rassure : il est absolument impossible de se cantonner à une seule posture réceptive lors d’un spectacle du Nature Theater of Oklahoma. De l’ennui à la fébrilité, en passant par l’étonnement et la contemplation, Life and Times fait traverser à son spectateur une vaste palette d’états physiques et mentaux.
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1. Pavol Liska et Kelly Copper m’ont accordé un entretien téléphonique le 16 décembre 2011.
Ils sont new-yorkais, mais c’est grâce aux producteurs et diffuseurs européens qu’ils sont arrivés à poursuivre et approfondir une démarche de création exigeante, atypique et polysémique. On connaît la chanson : les structures publiques de financement des arts sont quasi-inexistantes aux États-Unis, et c’est ainsi que les metteurs en scène Pavol Liska et Kelly Copper, du Nature Theater of Oklahoma, se sont mis à fréquenter davantage les scènes de Vienne et de Paris que celles de la Grosse Pomme, ne bénéficiant pas non plus à New York de la reconnaissance publique et médiatique qu’ils méritent. Et Montréal ? C’est la deuxième fois que le FTA les reçoit, après avoir accueilli, à la surprise générale, un spectacle qu’une poignée de spectateurs privilégiés n’ont certainement pas regretté d’avoir intégré à leur parcours festivalier en 2009 : le jouissif Rambo Solo.
Vous vous rappelez ? Seul en scène, surplombé d’un écran panoramique, le comédien Zachary Oberzan racontait Rambo en synchronisation avec le récit qu’il avait d’abord filmé dans son appartement : un redéploiement des chapitres-clés du roman First Blood et du film hollywoodien qu’il a engendré, tels qu’ils surgissaient de sa mémoire, en fragments incontrôlés, intégrant des bribes d’imaginaire et quelques déformations. Quatre couches de récits se chevauchaient, se rencontraient et se démultipliaient en d’infinis réseaux de sens, prenant appui sur une chose toute simple : la spontanéité de la prise de parole humaine et sa retranscription filmique non retravaillée. D’un discours non prémédité, surgissant tout naturellement de l’esprit et de la mémoire, la troupe du Nature Theater of Oklahoma faisait un triple spectacle qui empruntait simultanément les voies de l’image écranique, de la parole et de la présence scénique. Pavol Liska raconte :
Voilà ce que sont Pavol Liska et Kelly Copper : de véritables décrypteurs de la parole quotidienne, qu’ils cherchent à spectaculariser et à envisager selon de nouvelles perspectives. « Je crois, dit Pavol Liska, que nous voulons à tout prix rendre la vie passionnante, puisqu’elle est banale. Nous cherchons à rendre moins banale l’existence, à l’enrober d’une aura spectaculaire, à éclairer le potentiel artistique de l’existence. Il faut se rappeler que la beauté est partout ; il faut la réveiller. La beauté ne se trouve pas nécessairement dans la plupart des œuvres d’art acclamées et perçues comme des chefs-d’œuvre. » Kelly Copper poursuivra : « Notre travail vient d’abord d’une insatisfaction par rapport à l’art que nous voyons autour de nous, qui, plutôt que d’être un moyen d’expression, est devenu une forme maîtrisée, polie, lisse : des chefs-d’œuvre qui n’expriment plus rien de la réalité. Pour nous, c’est un défi de travailler avec des transcriptions de conversations téléphoniques et de chercher ce qu’il y a de valable dans ces conversations, d’en débusquer la poésie et la sortir de l’ombre. »
La vie est un music-hall
Life and Times épisode 1, que le Nature Theater of Oklahoma viendra présenter au Festival TransAmériques cette année, est le premier morceau d’un vaste projet qui devrait durer, à terme, plus de seize heures. Le cycle d’une dizaine de spectacles raconte l’histoire banale de Kristin Worrall, une fidèle collaboratrice de la compagnie. Du berceau à l’âge adulte, Worrall a raconté les moindres détails de son existence à Pavol Liska, dans une série de conversations téléphoniques patiemment enregistrées et retranscrites. Toutes les digressions, les erreurs, les hésitations, tous les tics de langage sont conservés (du moins dans les deux premiers épisodes, que j’ai vus au dernier Festival d’Avignon). Pas un seul mot n’est retranché de son récit lorsqu’il est rejoué par un groupe de comédiens-chanteurs énergiques, qui le transforment en music-hall minimaliste, accompagné d’arrangements musicaux et de chorégraphies d’inspiration soviétique. Pas d’excès de sentiments et de trémolos débordants, toutefois. La partition conserve des airs de quotidienneté et de modestie, même quand elle est musicalisée. Cela ne la rend pas moins passionnante. Un joli pied de nez aux excès spectaculaires de Broadway.
Il est clair que Liska et Copper proposent par là une formidable critique de notre société du spectacle, où le culte du divertissement et l’obsession du loisir semblent être devenus l’ultime art de vivre. Cette société dans laquelle chacun cherche à se mettre en scène, où la norme est de dévoiler une image spectaculaire et artificielle de soi, atteint son paroxysme sur les réseaux sociaux et dans les téléréalités. Le Nature Theater of Oklahoma pervertit bien sûr ces codes de mise en scène du quotidien, empruntés aux médias de masse et aux internautes. Mais, dans le cas qui nous occupe, le modèle demeure la comédie musicale à l’américaine, ce divertissement populaire dans lequel la vie humaine est représentée de manière excessivement sentimentale et superficielle, reléguant trop souvent aux oubliettes toute réflexion et tout regard critique sur le monde. Il faudrait en ce sens souligner les parallèles entre le travail du couple Liska-Copper et celui d’Olivier Choinière, qui, dans Chante avec moi (également présenté dans cette édition du FTA), interroge l’asservissement culturel dans lequel la chanson populaire nous emprisonne avec ses refrains obsédants et sa domination des ondes. Pavol Liska explique :
Mais, pas de manichéisme au Nature Theater of Oklahoma. Si les codes du spectacle sont critiqués et tournés en dérision, ils ont aussi figure de modèles. « Je ne crois pas, dit Kelly Copper, que nous nous positionnions unilatéralement à l’encontre des mécanismes de divertissement populaire, que nous utilisons volontiers, et pas toujours pour les critiquer ou les détourner. Nous avons aussi plaisir à créer une démesure semblable à celle des music-halls. »
Une langue spontanée pour réinventer la narration
Si la question de la spectacularisation du monde traverse l’œuvre du Nature Theater of Oklahoma, les deux metteurs en scène semblent davantage préoccupés par le désir d’interroger le fonctionnement de la pensée et de la mémoire et d’ausculter les chemins narratifs empruntés par l’être humain pour exprimer cette foisonnante activité cérébrale. La conversation téléphonique place les interlocuteurs dans une situation narrative : quelque chose se construit qui s’apparente à un récit structuré, même si tout cela émerge spontanément et de manière incontrôlable. « La langue quotidienne que nous mettons en scène, affirme Pavol Liska, est poétique et riche parce qu’elle est intuitive. C’est de l’expression pure. Rien n’est planifié dans cette parole, elle vient d’elle-même, directement de l’esprit. En racontant sa vie au téléphone, Kristin ne porte pas ou peu de jugement sur ce qu’elle est en train de dire : elle n’a pas le temps de s’écouter parler et de prendre du recul ; c’est une parole naturelle, en mouvement. »
Est-ce donc par souci de réalisme documentaire que Liska et Copper s’évertuent à garder l’oralité intacte ? Tous les « hum » et les « you know » ne servent-ils qu’à apprivoiser un réel fuyant ? Les créateurs s’en défendent bien. « Ça nous permet, explique Pavol Liska, de comprendre les mécanismes de production d’une pensée et d’une parole spontanée – on est directement dans le cerveau de Kristin à l’état brut, en état de spontanéité. On voit par là comment la pensée et la mémoire s’agitent ensemble, de manière à la fois désordonnée et, en même temps, dans une certaine logique associative. »
« C’est une série de petites histoires interreliées, poursuit Kelly Copper, mais Kristin ne les raconte pas en ordre chronologique. Un détail en apparence ridicule mène à une autre idée, celle-là très forte, mais sans que les liens entre ces deux idées soient vraiment significatifs. C’est une série de débuts, de milieux et de fins, entremêlés dans une structure trouée. Mais tant de pistes intéressantes se glissent un peu partout dans ce magma qu’il est impossible de chercher à organiser tout cela : on risque d’y perdre trop de sens. »
Mais peut-on imaginer que les codes narratifs empruntés inconsciemment par Kristin Worrall soient paradigmatiques et que tous les êtres humains utilisent les mêmes mécanismes lorsqu’ils racontent spontanément une histoire vécue ? Y a-t-il un chemin narratif que nous empruntons tous et que le spectacle met en lumière d’une manière ou d’une autre ? Au bout du fil, Pavol Liska garde le silence et réfléchit plus longuement à la question. « Je ne crois pas, finit-il par répondre, mais je pense que les gens écoutent d’une manière semblable. Ils écoutent et interprètent les choses à leur manière ; ils y greffent leurs propres attentes ou leurs propres schémas narratifs, très conventionnels généralement. Ils auront tendance à replacer les morceaux en ordre, même si ça ne leur a pas été raconté comme ça. »
Nos cerveaux opéreraient donc selon un système similaire de classification des informations. Cela, les sciences cognitives nous l’ont déjà appris, non sans causer de très houleux débats entre psychologues, philosophes et neurophysiciens. Les uns rapprochent l’intelligence humaine du fonctionnement des machines et rêvent d’une intelligence artificielle surpassant l’esprit humain, pendant que les autres n’y voient qu’une réduction de la personne à des principes mathématiques qui ne la conditionnent guère. Pavol Liska n’est pas un scientifique, certes, mais ses propos font écho à ce très actuel débat. Il faudrait toutefois le ranger dans la catégorie des anti-cognitivistes, tant il cherche à perturber ce mécanisme très linéaire de classification des informations. « Au Nature Theater of Oklahoma, dit-il, nous essayons de défaire cette habitude qu’ont les gens de tout classifier, avec différentes stratégies d’interruption et de morcellement de la parole : nous faisons éclater le discours en petits morceaux, nous le répartissons dans la bouche de différents interprètes, nous le théâtralisons de différentes manières, pour essayer de remettre en question les habitudes d’écoute. »
Inscrire la parole dans l’instant présent
Comme de nombreux créateurs contemporains qui s’inspirent de l’improvisation et cherchent à tout prix à conserver la spontanéité et l’imprévisibilité du jeu d’acteur ou à témoigner de l’instabilité de l’expérience humaine (Jan Lauwers, pour n’en nommer qu’un), Pavol Liska et Kelly Copper sont des partisans de l’immédiateté sur scène et cherchent à déjouer l’aspect figé de la représentation théâtrale. Dans No Dice et dans Life and Times, ils sont présents sur scène et dirigent les acteurs et les musiciens en direct. Le procédé, bien sûr, évoque la figure du chef d’orchestre, qui est alors pervertie puisque déplacée du côté d’une forme scénique populaire où elle n’intervient généralement que très rarement. Mais il s’agit aussi de faire du spectacle une œuvre en perpétuelle redéfinition d’elle-même et en constante progression. « Nous cherchons surtout à faire en sorte que les acteurs soient toujours dans l’instant présent et nous voulons qu’ils occupent le même espace-temps que les spectateurs, dit Pavol Liska. Nous voulons aussi que les spectateurs n’oublient pas qu’ils font partie d’une représentation, qu’ils sont en train de rencontrer, en direct, une parole. Il faut qu’ils soient conscients qu’ils jouent dans notre spectacle un rôle réceptif actif. »
Kelly Copper expliquera à son tour que le plus grand danger qu’elle perçoit dans sa pratique est la menace de la forme figée, du théâtre mort. « Il ne faut jamais qu’une pièce soit une démonstration à sens unique de talent ou d’expertise. Il s’agit donc de dégeler les acteurs, de les empêcher de sombrer dans la démonstration de leur virtuosité, de les garder dans le réel. Il faut qu’ils soient toujours conscients de l’espace et du temps qui s’écoule, du moment présent et de la nécessité d’être en vie plutôt que de se contenter de reproduire des actions qu’ils ont répétées maintes et maintes fois et qu’ils maîtrisent. »
« Pour que ce soit excitant, poursuit Pavol Liska, il faut que la menace de l’échec soit présente. Un festival de théâtre ne devrait pas être une cérémonie de remise de prix où l’on vient applaudir des chefs-d’œuvre sans surprise. Il faut que nos spectacles soient en perpétuelle recréation, que ça ne s’arrête jamais. Ça implique aussi que les spectateurs traversent une gamme d’émotions et de sensations diverses, qu’ils ne soient pas toujours sur le qui-vive, pas toujours admiratifs. »
Que Pavol Liska se rassure : il est absolument impossible de se cantonner à une seule posture réceptive lors d’un spectacle du Nature Theater of Oklahoma. De l’ennui à la fébrilité, en passant par l’étonnement et la contemplation, Life and Times fait traverser à son spectateur une vaste palette d’états physiques et mentaux.
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1. Pavol Liska et Kelly Copper m’ont accordé un entretien téléphonique le 16 décembre 2011.