Où se situe la frontière entre l’œuvre et l’artiste, entre le spectacle et la vie ? C’est dans cet interstice que nous nous sommes glissés en poursuivant une démarche artistique qui allait nous pousser dans nos derniers retranchements. Ce « nous », il représente la somme de Pascal et Nini, un auteur et une metteure en scène qui forment un couple dans la vie. En 2001, ils ont vécu la perte de leur deuxième enfant. Ce drame fut sans conteste l’expérience la plus douloureuse de leur existence. Dix ans plus tard, ils ont revisité ces événements pour créer un spectacle, Beauté, chaleur et mort, qui fut présenté au Théâtre la Chapelle, en janvier 2011. Retour sur une démarche de création extrême…
Nous – Avec Beauté, chaleur et mort, vous avez décidé de jouer sur scène votre propre histoire. D’où est venue l’idée d’un tel projet ?
Nini – Avec Endormi(e), mon spectacle précédent, j’avais réussi à incarner une forme d’intimité sur scène à travers le jeu des acteurs. Je souhaitais pousser plus loin cette zone trouble qui existe entre la représentation et l’intime, explorer le malaise que crée cette impudeur au théâtre. Dans une ancienne vie, j’ai eu le privilège d’assister à plusieurs naissances. Ce qui se déroule alors sous nos yeux est d’une telle force, d’une telle intensité qu’il est difficile de ne pas être émerveillé, troublé, par ce à quoi on assiste. La naissance est un moment d’une grande vérité. Pourtant, dans les faits, il ne se passe pas grand-chose. Une femme respire, souffre, rit, pleure, boit un peu d’eau… Le temps est suspendu au rythme de ses contractions. Accompagner un mourant, c’est un peu la même chose. Écouter le rythme de ses respirations, le laver, lui chanter une chanson, l’embrasser, pleurer… La naissance et la mort, deux événements si près de la vie, mais qu’on ne voit presque jamais au théâtre ou d’une manière tellement précipitée. L’histoire de notre fille me permettait de transposer cette dualité puisqu’elle portait ces deux moments en un court laps de temps. L’autre aspect qui m’intéressait dans ce projet était d’explorer la notion d’intimité en travaillant avec l’énergie d’un vrai couple sur scène. Mais bon, j’avoue qu’il y avait dans tout cela une réelle mise en danger.
Pascal – Disons les choses simplement : c’était casse-gueule ! Raconter sa propre histoire, replonger dans le deuil et risquer de transformer la représentation en thérapie. Et c’est sans compter que nous n’avions aucune expérience de comédiens ! Bref, on était complètement angoissés à l’idée que le spectacle dérape.
Nous – Faut-il être guéri pour construire une œuvre à partir d’un drame personnel ?
Nini – Peut-on vraiment guérir de ce genre d’expérience? Et si la guérison ne venait jamais, serions-nous obligés de nous taire pour toujours ? Là est la zone grise, le malaise. Nous ne savions absolument pas comment cette proposition serait reçue, mais cette prise de risque constituait un argument supplémentaire pour aller jusqu’au bout. Ce fut une expérience de création terrifiante, mais enivrante.
Pascal – D’un point de vue dramaturgique, notre histoire relevait plutôt de l’anecdote, du fait divers. Je ne suis pas certain que j’aurais pu trouver un angle intéressant pour l’aborder si je ne l’avais pas vécue. C’est ce qui donne un caractère si particulier au projet : notre connaissance intime du moindre détail. D’où la difficulté de représenter l’enfant sur scène. À partir du moment où les spectateurs établissaient le lien entre nous et l’histoire, il ne pouvait plus s’agir d’un simple accessoire. C’était notre enfant, celui que nous avions tenu dans nos bras et dont nous partagions la mémoire avec eux. L’accessoire devenait alors excessivement chargé.
Nous – Comment avez-vous représenté l’enfant ?
Pascal – Au départ, on ne voulait rien. Seulement un lit vide, pour souligner l’absence. Toutefois, l’une des scènes principales se déroule dans la chambre d’hôpital, lorsque le couple vit les derniers instants de vie de l’enfant. Pendant cette scène, nous voulions illustrer comment ce moment provoque des sentiments contradictoires, tels que la tendresse, la colère, l’accueil, l’abandon, le désir de profiter de chaque seconde et l’envie irrésistible de quitter la chambre, de fuir la mort. Or, un lit vide donnait inévitablement l’impression que la mort était déjà passée et que nous vivions ce moment par procuration, avec détachement. Il a donc fallu qu’on représente l’enfant pour s’adresser à lui, le prendre dans nos bras, être dans le présent. Alors, on s’est mis à chercher un objet pour le représenter.
Nini – À la même époque, nous répétions à la maison, avec les moyens du bord. Après le souper et les devoirs des enfants, on déplaçait les meubles du salon pour faire l’espace de jeu. Un soir, en nous voyant déplacer et replacer nos meubles, dans un mouvement que l’habitude avait rendu presque chorégraphique, je me suis dit qu’on pouvait pousser le concept de voyeurisme et d’impudeur en transposant carrément notre salon sur scène. Dès cet instant, le spectacle s’est inscrit naturellement dans ma vision de l’hyperréalisme. Il ne restait plus qu’à ajouter une famille pour compléter le tableau.
Pascal – On a donc déménagé meubles et enfants sur scène pour présenter aux spectateurs notre famille dans son intimité, dans la banalité de son quotidien. Un père, une mère, un adolescent et une petite fille, qui mangent, écoutent la télévision, rigolent et s’engueulent… Puis, c’est le rituel du soir, brossage de dents, histoire, iPod. Les enfants finissent par aller se coucher et quittent la scène. Les parents restent seuls. Normalement, on s’attendrait à ce qu’ils s’écroulent dans le divan et ouvrent la télé, mais pas eux. Eux, ils poussent leurs meubles pour créer un espace de jeu.
Nous – Vous n’avez pas répondu à la question…
Nini – Ah… ? C’était quoi déjà ?
Nous – Comment avez-vous représenté l’enfant ?
Nini – Oui, c’est vrai… Donc, dans ce contexte, nous nous sommes mis à la recherche d’un objet quotidien pour représenter le bébé. La seule contrainte était de ne pas utiliser une couverture qui, à mes yeux, était vraiment trop cliché. On a donc improvisé avec des objets qui traînaient dans la maison, un jouet, un coussin du divan…
Pascal – On a même joué avec un pain tranché.
Nini – Mais tout ça devenait un commentaire, créait une distance qui n’allait pas avec ce que nous racontions. Dans l’univers hyperréaliste que nous avions installé, il n’y avait pas de place pour l’ironie. Il fallait rester sobre. Finalement, c’est la couverture qui a gagné. Pliée sur une table, c’est un objet qui n’a aucune présence. Cela convenait à la première partie qui raconte la naissance du bébé. Ensuite, lorsque l’enfant est transporté à l’hôpital et qu’on interdit à ses parents de le toucher, la couverture blanche posée à plat sur le lit de métal représentait parfaitement en même temps la présence de l’enfant et le côté froid et ascétique de l’institution. Au moment de la mort, lorsque le couple peut enfin prendre l’enfant dans ses bras, la couverture mise en boule prenait alors une forme organique, et passait instantanément du vide au plein.
Pascal – En prenant cette couverture comme un trésor précieux, elle devenait notre enfant. Nous pouvions alors reproduire l’accompagnement et surtout l’immense difficulté de laisser le corps de l’enfant après sa mort. À la toute fin, nous n’avions qu’à replier doucement la couverture, puis la ranger dans un tiroir pour expliquer que le jeu était terminé. Dans la dernière partie qui explore le deuil, nous nous servions de la couverture comme nappe, pour souligner que la vie continue malgré la perte.
Nini – L’utilisation de la couverture s’est également avérée une bonne chose techniquement, puisqu’en réfléchissant la lumière sur nos visages, elle permettait au concepteur des éclairages de maintenir l’arrière-scène dans l’obscurité. D’ailleurs, en travaillant avec David-Alexandre Chabot, nous avons découvert que la lumière racontait sa propre histoire tout au long du spectacle. Elle soulignait la découverte de ce que nous avons appelé « le fait mortel », c’est-à-dire la prise de conscience de notre finalité, et notre capacité à affronter cette réalité. C’est pour cette raison que tous les lieux (l’appartement, l’hôpital) étaient encadrés par la lumière, pour créer des cloisons contre l’obscurité. Après le décès de l’enfant, lorsque le couple retourne à la maison dans l’état que l’on imagine, le plateau devient soudainement baigné d’une lumière crue. Il n’y a plus de zone floue, plus d’espace pour se cacher. Puis, au fur et à mesure que le quotidien reprend le dessus, l’obscurité envahit à nouveau l’univers des personnages.
Nous – En faisant disparaître la couverture, vous effacez l’enfant ?
Pascal – Non, en fait, il y a un transfert. Avant de ranger la couverture, nous la prenons en photo pour garder un souvenir. Ce geste imite une procédure hospitalière qui demande à l’équipe médicale de photographier le corps de l’enfant. Cette photo est ensuite donnée aux parents pour qu’ils aient une preuve. Notre cerveau a tendance à nier les faits pendant plusieurs jours, et la photo nous ramène à la réalité. Cette photo est l’un des rares liens qui nous rappellent la présence de l’enfant.
Nini – Voilà pourquoi il était important d’utiliser la photo du corps de notre fille pour l’affiche du spectacle. C’est une photo très difficile à regarder, et j’ai conscience qu’elle a dû décourager plus d’un spectateur à venir voir le spectacle. Mais elle représentait exactement ce que nous cherchions à illustrer. Dans un premier temps, elle relançait la question à propos de l’intimité et de la pudeur au centre de notre démarche. Avions-nous le droit de faire ça ? Ensuite, en voyant le spectacle, on comprend l’origine de cette photo, sa nécessité. Après, c’est au spectateur de décider : avons-nous été trop loin ? Chacun a droit à sa réponse. Mais le fait de tenir le programme, où apparaissait la photo, a sûrement dû contribuer à rendre extrêmement concrète la représentation de l’enfant pour chaque spectateur.
Nous – Au final, quel est le résultat d’une démarche si… hum… personnelle ?
Pascal – À quoi peut servir le théâtre si ce n’est à témoigner d’une réalité qui échappe aux mots ? En ce sens, je crois que nous avons réussi à communiquer quelque chose avec ce spectacle que je ne suis jamais parvenu à expliquer. Cet instant d’une lucidité déchirante, lorsqu’on rentre chez soi après la tragédie et qu’on ne sait plus quoi faire parce que notre réalité s’est soudainement disloquée. Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de constater qu’il n’y a pas de mot dans la langue française pour identifier un parent endeuillé. En évitant de nommer cette réalité, on souhaite peut-être s’en prémunir. Ce qu’on ne peut nommer existe-t-il vraiment ? Malheureusement, il semble que oui. Le théâtre est l’outil que nous avons utilisé pour pallier cette absence de mot.
Nini – Tout au long du travail, je me suis continuellement posé cette question : que sommes-nous en train de dire avec ce spectacle ? Je souhaitais toucher à l’universel. Mon leitmotiv était assez simple en fait : dire toute l’importance d’oser vivre intensément chaque moment et d’aimer malgré la douleur et la mort. Puis, quelques jours avant la première du spectacle, nous avons ajouté la scène du repas où Pascal me lance tout ce qui lui tombe sous la main pour me sortir de la léthargie qui suit le deuil. L’universel venait de s’incarner dans une action dramatique concrète. Mais, en y repensant, je crois que le dernier mot appartient à nos enfants, lorsqu’ils reviennent sur scène pour le salut, heureux d’entendre les applaudissements. Leur simple présence est la preuve la plus éclatante que la vie mérite d’être vécue, même à l’ombre de la mort.
Où se situe la frontière entre l’œuvre et l’artiste, entre le spectacle et la vie ? C’est dans cet interstice que nous nous sommes glissés en poursuivant une démarche artistique qui allait nous pousser dans nos derniers retranchements. Ce « nous », il représente la somme de Pascal et Nini, un auteur et une metteure en scène qui forment un couple dans la vie. En 2001, ils ont vécu la perte de leur deuxième enfant. Ce drame fut sans conteste l’expérience la plus douloureuse de leur existence. Dix ans plus tard, ils ont revisité ces événements pour créer un spectacle, Beauté, chaleur et mort, qui fut présenté au Théâtre la Chapelle, en janvier 2011. Retour sur une démarche de création extrême…
Nous – Avec Beauté, chaleur et mort, vous avez décidé de jouer sur scène votre propre histoire. D’où est venue l’idée d’un tel projet ?
Nini – Avec Endormi(e), mon spectacle précédent, j’avais réussi à incarner une forme d’intimité sur scène à travers le jeu des acteurs. Je souhaitais pousser plus loin cette zone trouble qui existe entre la représentation et l’intime, explorer le malaise que crée cette impudeur au théâtre. Dans une ancienne vie, j’ai eu le privilège d’assister à plusieurs naissances. Ce qui se déroule alors sous nos yeux est d’une telle force, d’une telle intensité qu’il est difficile de ne pas être émerveillé, troublé, par ce à quoi on assiste. La naissance est un moment d’une grande vérité. Pourtant, dans les faits, il ne se passe pas grand-chose. Une femme respire, souffre, rit, pleure, boit un peu d’eau… Le temps est suspendu au rythme de ses contractions. Accompagner un mourant, c’est un peu la même chose. Écouter le rythme de ses respirations, le laver, lui chanter une chanson, l’embrasser, pleurer… La naissance et la mort, deux événements si près de la vie, mais qu’on ne voit presque jamais au théâtre ou d’une manière tellement précipitée. L’histoire de notre fille me permettait de transposer cette dualité puisqu’elle portait ces deux moments en un court laps de temps. L’autre aspect qui m’intéressait dans ce projet était d’explorer la notion d’intimité en travaillant avec l’énergie d’un vrai couple sur scène. Mais bon, j’avoue qu’il y avait dans tout cela une réelle mise en danger.
Pascal – Disons les choses simplement : c’était casse-gueule ! Raconter sa propre histoire, replonger dans le deuil et risquer de transformer la représentation en thérapie. Et c’est sans compter que nous n’avions aucune expérience de comédiens ! Bref, on était complètement angoissés à l’idée que le spectacle dérape.
Nous – Faut-il être guéri pour construire une œuvre à partir d’un drame personnel ?
Nini – Peut-on vraiment guérir de ce genre d’expérience? Et si la guérison ne venait jamais, serions-nous obligés de nous taire pour toujours ? Là est la zone grise, le malaise. Nous ne savions absolument pas comment cette proposition serait reçue, mais cette prise de risque constituait un argument supplémentaire pour aller jusqu’au bout. Ce fut une expérience de création terrifiante, mais enivrante.
Pascal – D’un point de vue dramaturgique, notre histoire relevait plutôt de l’anecdote, du fait divers. Je ne suis pas certain que j’aurais pu trouver un angle intéressant pour l’aborder si je ne l’avais pas vécue. C’est ce qui donne un caractère si particulier au projet : notre connaissance intime du moindre détail. D’où la difficulté de représenter l’enfant sur scène. À partir du moment où les spectateurs établissaient le lien entre nous et l’histoire, il ne pouvait plus s’agir d’un simple accessoire. C’était notre enfant, celui que nous avions tenu dans nos bras et dont nous partagions la mémoire avec eux. L’accessoire devenait alors excessivement chargé.
Nous – Comment avez-vous représenté l’enfant ?
Pascal – Au départ, on ne voulait rien. Seulement un lit vide, pour souligner l’absence. Toutefois, l’une des scènes principales se déroule dans la chambre d’hôpital, lorsque le couple vit les derniers instants de vie de l’enfant. Pendant cette scène, nous voulions illustrer comment ce moment provoque des sentiments contradictoires, tels que la tendresse, la colère, l’accueil, l’abandon, le désir de profiter de chaque seconde et l’envie irrésistible de quitter la chambre, de fuir la mort. Or, un lit vide donnait inévitablement l’impression que la mort était déjà passée et que nous vivions ce moment par procuration, avec détachement. Il a donc fallu qu’on représente l’enfant pour s’adresser à lui, le prendre dans nos bras, être dans le présent. Alors, on s’est mis à chercher un objet pour le représenter.
Nini – À la même époque, nous répétions à la maison, avec les moyens du bord. Après le souper et les devoirs des enfants, on déplaçait les meubles du salon pour faire l’espace de jeu. Un soir, en nous voyant déplacer et replacer nos meubles, dans un mouvement que l’habitude avait rendu presque chorégraphique, je me suis dit qu’on pouvait pousser le concept de voyeurisme et d’impudeur en transposant carrément notre salon sur scène. Dès cet instant, le spectacle s’est inscrit naturellement dans ma vision de l’hyperréalisme. Il ne restait plus qu’à ajouter une famille pour compléter le tableau.
Pascal – On a donc déménagé meubles et enfants sur scène pour présenter aux spectateurs notre famille dans son intimité, dans la banalité de son quotidien. Un père, une mère, un adolescent et une petite fille, qui mangent, écoutent la télévision, rigolent et s’engueulent… Puis, c’est le rituel du soir, brossage de dents, histoire, iPod. Les enfants finissent par aller se coucher et quittent la scène. Les parents restent seuls. Normalement, on s’attendrait à ce qu’ils s’écroulent dans le divan et ouvrent la télé, mais pas eux. Eux, ils poussent leurs meubles pour créer un espace de jeu.
Nous – Vous n’avez pas répondu à la question…
Nini – Ah… ? C’était quoi déjà ?
Nous – Comment avez-vous représenté l’enfant ?
Nini – Oui, c’est vrai… Donc, dans ce contexte, nous nous sommes mis à la recherche d’un objet quotidien pour représenter le bébé. La seule contrainte était de ne pas utiliser une couverture qui, à mes yeux, était vraiment trop cliché. On a donc improvisé avec des objets qui traînaient dans la maison, un jouet, un coussin du divan…
Pascal – On a même joué avec un pain tranché.
Nini – Mais tout ça devenait un commentaire, créait une distance qui n’allait pas avec ce que nous racontions. Dans l’univers hyperréaliste que nous avions installé, il n’y avait pas de place pour l’ironie. Il fallait rester sobre. Finalement, c’est la couverture qui a gagné. Pliée sur une table, c’est un objet qui n’a aucune présence. Cela convenait à la première partie qui raconte la naissance du bébé. Ensuite, lorsque l’enfant est transporté à l’hôpital et qu’on interdit à ses parents de le toucher, la couverture blanche posée à plat sur le lit de métal représentait parfaitement en même temps la présence de l’enfant et le côté froid et ascétique de l’institution. Au moment de la mort, lorsque le couple peut enfin prendre l’enfant dans ses bras, la couverture mise en boule prenait alors une forme organique, et passait instantanément du vide au plein.
Pascal – En prenant cette couverture comme un trésor précieux, elle devenait notre enfant. Nous pouvions alors reproduire l’accompagnement et surtout l’immense difficulté de laisser le corps de l’enfant après sa mort. À la toute fin, nous n’avions qu’à replier doucement la couverture, puis la ranger dans un tiroir pour expliquer que le jeu était terminé. Dans la dernière partie qui explore le deuil, nous nous servions de la couverture comme nappe, pour souligner que la vie continue malgré la perte.
Nini – L’utilisation de la couverture s’est également avérée une bonne chose techniquement, puisqu’en réfléchissant la lumière sur nos visages, elle permettait au concepteur des éclairages de maintenir l’arrière-scène dans l’obscurité. D’ailleurs, en travaillant avec David-Alexandre Chabot, nous avons découvert que la lumière racontait sa propre histoire tout au long du spectacle. Elle soulignait la découverte de ce que nous avons appelé « le fait mortel », c’est-à-dire la prise de conscience de notre finalité, et notre capacité à affronter cette réalité. C’est pour cette raison que tous les lieux (l’appartement, l’hôpital) étaient encadrés par la lumière, pour créer des cloisons contre l’obscurité. Après le décès de l’enfant, lorsque le couple retourne à la maison dans l’état que l’on imagine, le plateau devient soudainement baigné d’une lumière crue. Il n’y a plus de zone floue, plus d’espace pour se cacher. Puis, au fur et à mesure que le quotidien reprend le dessus, l’obscurité envahit à nouveau l’univers des personnages.
Nous – En faisant disparaître la couverture, vous effacez l’enfant ?
Pascal – Non, en fait, il y a un transfert. Avant de ranger la couverture, nous la prenons en photo pour garder un souvenir. Ce geste imite une procédure hospitalière qui demande à l’équipe médicale de photographier le corps de l’enfant. Cette photo est ensuite donnée aux parents pour qu’ils aient une preuve. Notre cerveau a tendance à nier les faits pendant plusieurs jours, et la photo nous ramène à la réalité. Cette photo est l’un des rares liens qui nous rappellent la présence de l’enfant.
Nini – Voilà pourquoi il était important d’utiliser la photo du corps de notre fille pour l’affiche du spectacle. C’est une photo très difficile à regarder, et j’ai conscience qu’elle a dû décourager plus d’un spectateur à venir voir le spectacle. Mais elle représentait exactement ce que nous cherchions à illustrer. Dans un premier temps, elle relançait la question à propos de l’intimité et de la pudeur au centre de notre démarche. Avions-nous le droit de faire ça ? Ensuite, en voyant le spectacle, on comprend l’origine de cette photo, sa nécessité. Après, c’est au spectateur de décider : avons-nous été trop loin ? Chacun a droit à sa réponse. Mais le fait de tenir le programme, où apparaissait la photo, a sûrement dû contribuer à rendre extrêmement concrète la représentation de l’enfant pour chaque spectateur.
Nous – Au final, quel est le résultat d’une démarche si… hum… personnelle ?
Pascal – À quoi peut servir le théâtre si ce n’est à témoigner d’une réalité qui échappe aux mots ? En ce sens, je crois que nous avons réussi à communiquer quelque chose avec ce spectacle que je ne suis jamais parvenu à expliquer. Cet instant d’une lucidité déchirante, lorsqu’on rentre chez soi après la tragédie et qu’on ne sait plus quoi faire parce que notre réalité s’est soudainement disloquée. Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de constater qu’il n’y a pas de mot dans la langue française pour identifier un parent endeuillé. En évitant de nommer cette réalité, on souhaite peut-être s’en prémunir. Ce qu’on ne peut nommer existe-t-il vraiment ? Malheureusement, il semble que oui. Le théâtre est l’outil que nous avons utilisé pour pallier cette absence de mot.
Nini – Tout au long du travail, je me suis continuellement posé cette question : que sommes-nous en train de dire avec ce spectacle ? Je souhaitais toucher à l’universel. Mon leitmotiv était assez simple en fait : dire toute l’importance d’oser vivre intensément chaque moment et d’aimer malgré la douleur et la mort. Puis, quelques jours avant la première du spectacle, nous avons ajouté la scène du repas où Pascal me lance tout ce qui lui tombe sous la main pour me sortir de la léthargie qui suit le deuil. L’universel venait de s’incarner dans une action dramatique concrète. Mais, en y repensant, je crois que le dernier mot appartient à nos enfants, lorsqu’ils reviennent sur scène pour le salut, heureux d’entendre les applaudissements. Leur simple présence est la preuve la plus éclatante que la vie mérite d’être vécue, même à l’ombre de la mort.