Articles de la revue JEU 142 : L'enfant au théâtre

Pour un théâtre digne de ce nom

Alors qu’en ce moment même, de par le monde, de nombreux metteurs en scène offrent des créations qui suscitent manifestations, débats, prises de position et autres levées de bouclier, combien de spectacles au Québec remettent en cause l’ordre établi? Vous me direz que la situation n’est pas du tout la même. Que la société québécoise est pluraliste, multiculturelle, égalitaire, laïque, démocratique, et j’en passe. Vous oserez peut-être affirmer que la Belle Province est ouverte aux voix discordantes et qu’il est par conséquent bien difficile pour un artiste de chez nous d’être subversif, de remettre en cause les idées reçues ou même ne serait-ce que de ressentir la nécessité de le faire. Vraiment ?

Personnellement, je vois une foule de raisons de s’insurger ; partout autour de moi, des injustices ont tout ce qu’il faut pour servir de déclencheurs à des spectacles « engagés » : retour de la droite conservatrice, du monarchisme, du militarisme, abolition du registre des armes à feu, recul en ce qui a trait aux droits des femmes, des immigrants et des homosexuels, sans oublier ceux des animaux, sans cesse bafoués. Je pense aussi à la pauvreté, au suicide, à la violence en milieu scolaire et familial, à la toxicomanie, à la criminalité, aux ravages du capitalisme et aux dérives environnementales. Vous pensez vraiment que la société québécoise n’est pas à même d’inspirer à ses artistes des œuvres plus engagées, en rupture avec le confort et l’indifférence, cherchant à pourfendre les préjugés, les injustices et les abus, ou, à tout le moins, à rendre compte de ce qui la gangrène ? Vraiment ?

Éveiller les consciences

Dans la plus récente livraison de l’Oiseau-Tigre, précieuse publication du Théâtre français du CNA, Suzanne Lebeau écrit qu’elle croit « que l’art, le théâtre surtout, art complexe, proche de la vie, intime et public, a le réel pouvoir de déranger les consciences, de rassurer ce que nous avons de plus humain, de plus fragile et de le garder vivant » (p. 25). Selon la dramaturge, plus encore que les autres formes d’art, le théâtre a ce qu’il faut pour agir comme une formidable bougie d’allumage : « Le direct du théâtre, le jamais pareil, le toujours autre qu’il nous faut chaque jour refaire complètement, le toujours différent qui le rend si fragile, si profondément bouleversant quand il accepte de bouleverser, a des vertus qui s’attaquent aux cordes sensibles les plus secrètes, font vibrer des zones de notre corps, de notre imaginaire, de nos désirs que nous apprenons à faire taire dans la vie quotidienne pour ne pas souffrir inutilement quand il y a tant de raisons inévitables de souffrir. »

L’automne dernier, alors que je m’emballais pour cette inspirante définition du théâtre et que les derniers-nés de l’Italien Romeo Castellucci et de l’Argentin Rodrigo García causaient des remous à Paris, la scène montréalaise avait bien peu à offrir en matière de créations qui dérangent. Pour quelques perles comme l’Enclos de l’éléphant ou Projet blanc, dont les créateurs ont osé s’aventurer sur des chemins peu fréquentés, combien de productions se sont voulues drôles, légères, jolies, confortantes, consensuelles, c’est-à-dire divertissantes, distrayantes, nous détournant de ce qui pourrait effrayer, bouleverser, remuer l’âme, provoquer l’incompréhension, la stupéfaction, autrement dit déclencher le débat ? Quand nos artistes de théâtre ont-ils cessé de dénoncer, d’accuser, de critiquer, de revendiquer ? Pourquoi ont-ils cessé d’être dangereux? C’est ce navrant constat qui a inspiré à Patrice Dubois le vibrant plaidoyer que nous publions dans ce numéro. C’est aussi cette triste réalité qui a poussé Suzanne Lebeau, toujours dans l’Oiseau-Tigre, à s’adresser en ces termes à ses pairs : « Alors à quoi servons-nous donc, éveilleurs de consciences qui n’éveillent plus rien ? […] Que faisons-nous pour interpeller les puissants, demander des comptes, exiger plus de justice, renvoyer l’homme à ce qu’il a d’essentiel? Que faisons-nous pour être écoutés, être entendus ? »

Les artistes sont dangereux

Fondamentalement, par essence, les artistes sont dangereux. Ils devraient l’être. Ou le redevenir. Pas surprenant que Wajdi Mouawad ait associé sa dernière saison à la barre du Théâtre français un slogan aussi délicieusement ironique que «Nous ne sommes pas dangereux». Ce qui me fait penser à une autre formule, que j’ai malheureusement maintes fois entendue dans la bouche d’artistes de théâtre québécois, débutants ou chevronnés : « Il ne faudrait pas faire peur au public » ! Cette idée, elle-même proprement épouvantable, semble particulièrement présente dans l’esprit de nos directeurs artistiques. En concevant une saison, un dépliant, une affiche, une publicité, un lancement ou encore en accordant une entrevue… ils paraissent soucieux de ne pas « effrayer » le public. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas en même temps préoccupés par autre chose, qu’ils ne poursuivent pas aussi des objectifs plus nobles, mais il reste que la peur de faire peur plane toujours, qu’elle semble présider à bien des décisions.

Bien entendu, si on ne veut pas que les spectateurs soient effrayés, que ce soit par le propos, l’esthétique, la représentation de la sexualité ou encore celle de la misère, c’est qu’on a peur qu’ils ne soient pas au rendez-vous, cette fois ou la prochaine. Mais en protégeant à tout prix la santé financière d’un théâtre, protège-t-on vraiment le théâtre ? On me dit souvent, au sujet de ces compagnies dont on convient volontiers que les créations sont poussiéreuses, conservatrices, bien-pensantes, qu’elles ont trouvé leur « niche », qu’elles répondent au besoin de leur public, nombreux et fidèle, et que leurs reluisants bilans financiers prouvent qu’elles ont une raison d’être. Si je comprends bien : tous les goûts sont dans la nature et, en fin de compte, tout se vaut ?

C’est peut-être seulement parce que cela retire tout son sens au métier que j’exerce, mais je pense que ce discours n’a aucun sens. Inspiré par le dossier de notre précédent numéro, par celles et ceux qui ont osé dire tout haut ce que plusieurs pensent tout bas, je réclame un théâtre qui ne soit pas une source d’ennui ou de distraction, un théâtre digne de ce nom ! Donner au spectateur ce qu’il attend, ce qu’il connaît, ce qu’il espère ne sera jamais selon moi une manière de le respecter. Contrairement à ce qu’affirment les « libertaires », qui démontrent leur étroitesse d’esprit en affirmant qu’une démarche artistique est valable dans la mesure où elle est rentable, une création théâtrale n’est pas un produit qui doit trouver son marché, combler les besoins d’un acheteur, correspondre à ses attentes, à ses exigences. J’ajouterais que je suis persuadé qu’il est possible pour une maison de théâtre d’aspirer à la santé financière tout en devançant les attentes de son public, tout en cultivant le choc, tout en sortant des sentiers battus.

Vous y allez pourquoi ?

Je vais au théâtre pour voir la réalité sous un autre angle, pour entrer en contact avec l’inconnu, l’irrationnel, l’inexplicable. J’y vais pour sonder ma soif de vivre et mes instincts de mort, rencontrer l’autre, goûter à notre commune humanité, fascinante, insaisissable, éminemment paradoxale, faite de sublime et d’abject, de terre et de ciel, d’eau et de feu. Voilà qui devrait vous donner une bonne idée des endroits que je fréquente assidûment et des créateurs que j’estime au plus haut point. Et vous, quelles maisons, quels artistes, quels événements donnent un sens au mot « théâtre » dans votre vie, ici et maintenant? Parce que je sais que l’ébranlement est éminemment subjectif. Parce que je sais que ce qui s’écarte de mes préférences n’est pas toujours fait dans le but de faire sonner le tiroir-caisse ou de divertir bêtement. Pour toutes ces raisons, j’attends vos réponses avec impatience.