Triste histoire. En décembre 2010, le marionnettiste québécois Germain Boisvert meurt à 70 ans, seul et isolé, sans avoir décidé au préalable du sort de son matériel professionnel, dont sa collection de quelque 200 marionnettes, jetées pêle-mêle dans des malles, aux ordures, sur le trottoir. De ce lot, plusieurs ont été fabriquées par lui, d’autres ramenées de ses voyages à l’étranger, d’autres lui ont été offertes par des amis marionnettistes. Un voisin, qui le connaissait, remarque ces valises et leur contenu, en informe un ami associé au Cochon SouRiant, compagnie de théâtre ambulant établie en Estrie, qui, avec la compagnie Mobile Home, va se faire le dépositaire temporaire d’une soixantaine de marionnettes récupérées in extremis.
Cette histoire choquante que me raconte Madeleine Philibert, coordonnatrice de l’Association québécoise des marionnettistes (AQM), a récemment déclenché une réflexion dans le milieu. Lors du Colloque sur les arts de la marionnette organisé par l’AQM en décembre 2011, Michel Fréchette, professeur retraité de l’UQAM et directeur artistique du Théâtre de l’Avant-Pays, a évoqué la problématique de la sauvegarde du patrimoine marionnettique, en posant notamment les questions suivantes : qu’est-ce qu’on conserve ? comment ? sur quel support ? et avec quel argent ? « Avec plusieurs compagnies qui ont maintenant 20, 30 ans de pratique, les pionniers qui prennent de l’âge, une compagnie, le Théâtre de Sable, qui ferme ses portes, la question de la sauvegarde va se poser avec de plus en plus d’acuité », lance la coordonnatrice.
Des pans d’histoire qui disparaissent
« En fait, le drame de la conservation, au Québec, a commencé autour de 1789 », m’apprend Michel Fréchette, dans les locaux de sa compagnie où sont conservés des artefacts de plus de 35 ans de création. Lui qui, sans être historien, en connaît un bout sur l’histoire du théâtre de marionnettes chez nous, me répète en substance ce qu’il écrivait dans le dossier « Marionnettes » de Jeu 51[1] : « À Québec, pendant 100 ans, a existé un théâtre de marionnettes, le théâtre du Père Marseille, et quand ont eu lieu les troubles de la rébellion des patriotes, en 1837-1838, les soldats anglais ont pillé le théâtre et brûlé les marionnettes, parce qu’elles étaient revendicatrices. Ce fut le premier choc en ce qui concerne la conservation ; imaginons que nous ayons pu conserver ces marionnettes qui dataient de 1600 à 1789, nous aurions pu nous appuyer sur une tradition beaucoup plus forte. »
L’ex-professeur signale que plusieurs institutions ont des collections qu’elles conservent soigneusement : le Musée de la civilisation et l’Illusion, par exemple, possèdent d’anciennes marionnettes à planchettes, le Musée de Québec a récupéré des marionnettes sculptées par Charles Daudelin, l’Université McGill tient la plus grande collection de livres anciens sur cette forme d’art, ainsi que quelques figurines, surtout européennes, le Musée McCord détient des créations de la marionnettiste Maleen Burke, venue d’Allemagne, après avoir vécu en Angleterre, et qui a œuvré chez nous dans les années 60-70. Or, en voyant les photos des pantins rescapés de Germain Boisvert, en 2010, Michel Fréchette s’est rendu compte qu’il y avait dans le lot des marionnettes sculptées en bois – « Quelque chose qu’on ne fait plus ! » – par Maleen Burke, qui en avait fait don à Boisvert, avec qui elle avait travaillé, dans l’espoir qu’il poursuivrait son œuvre.
Les archives papier des compagnies et des marionnettistes sont également en jeu. « Germain avait aussi d’importantes archives papier des années 60-70, dont celles de Maleen Burke, parties aux poubelles, et ça, c’est dramatique », poursuit Fréchette. Guy Beauregard, un autre marionnettiste décédé il y a quelques années, a légué ses archives papier au Centre de recherches théâtrales (CERT) de l’UQAM, ainsi que de superbes marionnettes anciennes tchécoslovaques et allemandes, « que le CERT a acceptées, dit-il, bien que ça ne fasse pas partie de son mandat de conserver des objets en trois dimensions ». La conservation du patrimoine pose de nombreuses difficultés, chaque cas étant différent. Le Théâtre de l’Avant-Pays est dépositaire des marionnettes de Pierre Régimbald et de Nicole Lapointe, dont Michel Fréchette a tenu à exposer une partie lors du dernier festival de Casteliers. Mais ensuite ? La collection de Micheline Legendre, décédée en 2010[2], comporte aussi quelques joyaux dont le sort n’est pas arrêté.
Le legs de Felix Mirbt
« Felix Mirbt, dont on sait que l’influence plastique et esthétique a été déterminante pour les gens de ma génération, note Michel Fréchette, est un autre bel exemple. C’est Marcelle Hudon qui est dépositaire de ses marionnettes, elle a aussi les archives papier et se demande ce qu’elle va en faire. » Marionnettiste pigiste dont les projets en arts interdisciplinaires touchent au théâtre d’ombres, à la vidéo, au travail du masque et aux automates, Marcelle Hudon a travaillé dix ans avec Felix Mirbt, son mentor et ami, dont elle dit qu’il avait une « connaissance inouïe » du métier, « un esprit inventif rare ». Au décès de celui-ci, sa femme, Almut Ellinghaüs, elle aussi marionnettiste, qui doit vendre la maison où étaient gardées ses créations, lui a demandé de participer avec elle à la conservation et à la mise en valeur de cet héritage « d’une richesse infinie » : « Ça va du traditionnel avec des marionnettes à fils, à l’abstraction, avec des marionnettes à tringle, en deux ou en trois parties, tout ça extrêmement bien fait ; ce sont des outils pédagogiques, des outils d’apprentissage exceptionnels », souligne Marcelle Hudon, également pédagogue. De ces objets, elle se sert dans l’enseignement, elle et d’autres en ont utilisé une partie pour des performances ponctuelles, le Théâtre de la Pire Espèce vient d’en faire un spectacle[3], certains seront exposés au prochain Festival des arts de la marionnette à Saguenay. Mais après, comment en disposer ? Pour le moment, la dépositaire doit payer pour leur entreposage.
Marcelle Hudon explique que l’épouse de Mirbt n’a jamais voulu mettre ces marionnettes au musée où elles deviendraient objets de collection, mais souhaite plutôt redonner son travail au public : « Les marionnettes demandent à être animées », dit-elle. Voilà l’un des problèmes auxquels fait face tout projet de conservation. « On ne peut pas tout garder ! » affirme Michel Fréchette. La sauvegarde implique une sélection, un classement, des conditions de conservation, des soins, la restauration de certains objets et leur mise en valeur. Comme d’autres, Marcelle Hudon rêve d’un lieu où on pourrait réunir une collection signifiante, impliquant un tri, exercice qui permettrait de remettre à jour l’histoire de la marionnette. « Pour moi, le legs de Felix Mirbt est un bien culturel appartenant à la communauté – Woyzeck et le Songe sont des œuvres qui ont marqué le théâtre canadien ! –, celle-ci a donc une responsabilité ; on a besoin d’un appui, de bourses pour ouvrir une maison ou un musée, pour la reconnaissance de ce qui a été fait au Québec. On a beau dire, on a tous été élevés avec la marionnette, ici. Un tel lieu, pour un pays, pour une culture, c’est une reconnaissance de cet art comme un art majeur et non comme un artisanat. La marionnette, ça intéresse tout le monde ! »
Il y a urgence. Quelles que soient les solutions, les pistes à explorer, l’AQM a décidé de former un comité pour se pencher sur la conservation du patrimoine marionnettique québécois. Cette préoccupation est partagée par de plus en plus de gens. Pour éviter d’autres drames, l’éparpillement et la disparition des témoins d’un art bien vivant, puis l’oubli.
[1]. Michel Fréchette, « La marionnette au Québec : histoire et réalité », dans Jeu 51, 1989.2, p. 90 à 103.
[2]. Voir l’hommage que lui rendait André Laliberté dans Jeu 135, 2010.2, p. 6-7.
[3]. Voir la Carte blanche à Felix Mirbt concoctée par la Pire Espèce dans ce numéro.
Triste histoire. En décembre 2010, le marionnettiste québécois Germain Boisvert meurt à 70 ans, seul et isolé, sans avoir décidé au préalable du sort de son matériel professionnel, dont sa collection de quelque 200 marionnettes, jetées pêle-mêle dans des malles, aux ordures, sur le trottoir. De ce lot, plusieurs ont été fabriquées par lui, d’autres ramenées de ses voyages à l’étranger, d’autres lui ont été offertes par des amis marionnettistes. Un voisin, qui le connaissait, remarque ces valises et leur contenu, en informe un ami associé au Cochon SouRiant, compagnie de théâtre ambulant établie en Estrie, qui, avec la compagnie Mobile Home, va se faire le dépositaire temporaire d’une soixantaine de marionnettes récupérées in extremis.
Cette histoire choquante que me raconte Madeleine Philibert, coordonnatrice de l’Association québécoise des marionnettistes (AQM), a récemment déclenché une réflexion dans le milieu. Lors du Colloque sur les arts de la marionnette organisé par l’AQM en décembre 2011, Michel Fréchette, professeur retraité de l’UQAM et directeur artistique du Théâtre de l’Avant-Pays, a évoqué la problématique de la sauvegarde du patrimoine marionnettique, en posant notamment les questions suivantes : qu’est-ce qu’on conserve ? comment ? sur quel support ? et avec quel argent ? « Avec plusieurs compagnies qui ont maintenant 20, 30 ans de pratique, les pionniers qui prennent de l’âge, une compagnie, le Théâtre de Sable, qui ferme ses portes, la question de la sauvegarde va se poser avec de plus en plus d’acuité », lance la coordonnatrice.
Des pans d’histoire qui disparaissent
« En fait, le drame de la conservation, au Québec, a commencé autour de 1789 », m’apprend Michel Fréchette, dans les locaux de sa compagnie où sont conservés des artefacts de plus de 35 ans de création. Lui qui, sans être historien, en connaît un bout sur l’histoire du théâtre de marionnettes chez nous, me répète en substance ce qu’il écrivait dans le dossier « Marionnettes » de Jeu 51[1] : « À Québec, pendant 100 ans, a existé un théâtre de marionnettes, le théâtre du Père Marseille, et quand ont eu lieu les troubles de la rébellion des patriotes, en 1837-1838, les soldats anglais ont pillé le théâtre et brûlé les marionnettes, parce qu’elles étaient revendicatrices. Ce fut le premier choc en ce qui concerne la conservation ; imaginons que nous ayons pu conserver ces marionnettes qui dataient de 1600 à 1789, nous aurions pu nous appuyer sur une tradition beaucoup plus forte. »
L’ex-professeur signale que plusieurs institutions ont des collections qu’elles conservent soigneusement : le Musée de la civilisation et l’Illusion, par exemple, possèdent d’anciennes marionnettes à planchettes, le Musée de Québec a récupéré des marionnettes sculptées par Charles Daudelin, l’Université McGill tient la plus grande collection de livres anciens sur cette forme d’art, ainsi que quelques figurines, surtout européennes, le Musée McCord détient des créations de la marionnettiste Maleen Burke, venue d’Allemagne, après avoir vécu en Angleterre, et qui a œuvré chez nous dans les années 60-70. Or, en voyant les photos des pantins rescapés de Germain Boisvert, en 2010, Michel Fréchette s’est rendu compte qu’il y avait dans le lot des marionnettes sculptées en bois – « Quelque chose qu’on ne fait plus ! » – par Maleen Burke, qui en avait fait don à Boisvert, avec qui elle avait travaillé, dans l’espoir qu’il poursuivrait son œuvre.
Les archives papier des compagnies et des marionnettistes sont également en jeu. « Germain avait aussi d’importantes archives papier des années 60-70, dont celles de Maleen Burke, parties aux poubelles, et ça, c’est dramatique », poursuit Fréchette. Guy Beauregard, un autre marionnettiste décédé il y a quelques années, a légué ses archives papier au Centre de recherches théâtrales (CERT) de l’UQAM, ainsi que de superbes marionnettes anciennes tchécoslovaques et allemandes, « que le CERT a acceptées, dit-il, bien que ça ne fasse pas partie de son mandat de conserver des objets en trois dimensions ». La conservation du patrimoine pose de nombreuses difficultés, chaque cas étant différent. Le Théâtre de l’Avant-Pays est dépositaire des marionnettes de Pierre Régimbald et de Nicole Lapointe, dont Michel Fréchette a tenu à exposer une partie lors du dernier festival de Casteliers. Mais ensuite ? La collection de Micheline Legendre, décédée en 2010[2], comporte aussi quelques joyaux dont le sort n’est pas arrêté.
Le legs de Felix Mirbt
« Felix Mirbt, dont on sait que l’influence plastique et esthétique a été déterminante pour les gens de ma génération, note Michel Fréchette, est un autre bel exemple. C’est Marcelle Hudon qui est dépositaire de ses marionnettes, elle a aussi les archives papier et se demande ce qu’elle va en faire. » Marionnettiste pigiste dont les projets en arts interdisciplinaires touchent au théâtre d’ombres, à la vidéo, au travail du masque et aux automates, Marcelle Hudon a travaillé dix ans avec Felix Mirbt, son mentor et ami, dont elle dit qu’il avait une « connaissance inouïe » du métier, « un esprit inventif rare ». Au décès de celui-ci, sa femme, Almut Ellinghaüs, elle aussi marionnettiste, qui doit vendre la maison où étaient gardées ses créations, lui a demandé de participer avec elle à la conservation et à la mise en valeur de cet héritage « d’une richesse infinie » : « Ça va du traditionnel avec des marionnettes à fils, à l’abstraction, avec des marionnettes à tringle, en deux ou en trois parties, tout ça extrêmement bien fait ; ce sont des outils pédagogiques, des outils d’apprentissage exceptionnels », souligne Marcelle Hudon, également pédagogue. De ces objets, elle se sert dans l’enseignement, elle et d’autres en ont utilisé une partie pour des performances ponctuelles, le Théâtre de la Pire Espèce vient d’en faire un spectacle[3], certains seront exposés au prochain Festival des arts de la marionnette à Saguenay. Mais après, comment en disposer ? Pour le moment, la dépositaire doit payer pour leur entreposage.
Marcelle Hudon explique que l’épouse de Mirbt n’a jamais voulu mettre ces marionnettes au musée où elles deviendraient objets de collection, mais souhaite plutôt redonner son travail au public : « Les marionnettes demandent à être animées », dit-elle. Voilà l’un des problèmes auxquels fait face tout projet de conservation. « On ne peut pas tout garder ! » affirme Michel Fréchette. La sauvegarde implique une sélection, un classement, des conditions de conservation, des soins, la restauration de certains objets et leur mise en valeur. Comme d’autres, Marcelle Hudon rêve d’un lieu où on pourrait réunir une collection signifiante, impliquant un tri, exercice qui permettrait de remettre à jour l’histoire de la marionnette. « Pour moi, le legs de Felix Mirbt est un bien culturel appartenant à la communauté – Woyzeck et le Songe sont des œuvres qui ont marqué le théâtre canadien ! –, celle-ci a donc une responsabilité ; on a besoin d’un appui, de bourses pour ouvrir une maison ou un musée, pour la reconnaissance de ce qui a été fait au Québec. On a beau dire, on a tous été élevés avec la marionnette, ici. Un tel lieu, pour un pays, pour une culture, c’est une reconnaissance de cet art comme un art majeur et non comme un artisanat. La marionnette, ça intéresse tout le monde ! »
Il y a urgence. Quelles que soient les solutions, les pistes à explorer, l’AQM a décidé de former un comité pour se pencher sur la conservation du patrimoine marionnettique québécois. Cette préoccupation est partagée par de plus en plus de gens. Pour éviter d’autres drames, l’éparpillement et la disparition des témoins d’un art bien vivant, puis l’oubli.
[1]. Michel Fréchette, « La marionnette au Québec : histoire et réalité », dans Jeu 51, 1989.2, p. 90 à 103.
[2]. Voir l’hommage que lui rendait André Laliberté dans Jeu 135, 2010.2, p. 6-7.
[3]. Voir la Carte blanche à Felix Mirbt concoctée par la Pire Espèce dans ce numéro.