Articles de la revue JEU 144 : Sciences et technologies

Comment les artistes québécois ont conquis Paris

Nicholas Minns

Belles-Sœurs au Théâtre du Rond-Point, « Québec numérique » à la Gaîté Lyrique, « Ma gang de Montréal » au Théâtre de Vanves, « Focus Québec » au festival Exit de Créteil… Les artistes québécois (nouvelle génération en tête) s’exportent massivement en région parisienne. Sur leurs traces, une journaliste française part en quête d’explications.

« Chus tannée de m’ner une maudite vie plate ». Ça se passe en mars 2012, à Paris, où le Québécois est tendance cette saison. Et plus précisément au Théâtre du Rond-Point, sur les Champs-Elysées. Fort de sa mission de défense des auteurs vivants, son directeur, Jean-Michel Ribes, accueille un mois de Belles-Sœurs, le grand classique de Michel Tremblay revisité façon théâtre musical par René Richard Cyr et le compositeur Daniel Bélanger, en joual chanté donc. Ce même printemps au même Rond-Point, les comédiens Hubert Lemire et Marie-Ève Perron « infiltrent » des mises en scène plus confidentielles (À l’Ouest de Nathalie Fillion et le Torticolis de la girafe de Carine Lacroix, dans une mise en scène de Justine Heynemann). Tous deux adoptant, pour le coup, un impeccable accent parisien. Lemire n’en tire aucune gloire particulière : « Les Québécois ont une longueur d’avance, nos vies sont teintées par un français normatif. Pour moi, le dernier bout de travail, c’était de trouver la musique parisienne… »

On ne voit pas la vie en joual tous les jours sur les scènes du pays de Molière, et de sa capitale en particulier. Jusqu’à une époque récente, pour le spectateur parisien, l’art dramatique made in Québec semblait (à quelques initiés près) se résumer à trois noms : Robert Lepage, Wajdi Mouawad et Denis Marleau. Mais au printemps dernier, ce sont quelque 15 200 spectateurs parisiens qui se posaient face à la cuisine de Germaine Lauzon (Marie-Thérèse Fortin), ménagère, heureuse gagnante d’un million de timbres-primes à coller dans des livrets pour relooker sa vie gratis, sur catalogue. Une cuisine vintage (1965), théâtre d’un party de recrues féminines pour un collage à la chaîne, quinze truculentes bonnes femmes, voisines et autres (belles-) sœurs, promptes aux commérages multisaveurs, chapardages en masse, crêpages de chignon et autres considérations sur la misère de leur existence. Les critiques du groupe Le Figaro ont même collectivement nominé la troupe dans la catégorie « meilleure comédienne » de leurs tout récents Beaumarchais du Figaro (prix censés pallier l’absence des Molières en donnant la parole à leurs internautes). Détrônée par un monument national français (Emmanuelle Béart), la gang de René Richard Cyr n’en a pas moins recueilli presque 22% des voix des 1561 votants figarophiles.

Il faut dire qu’elles ne se ménagent pas, les belles-sœurs comédiennes, pour incarner des personnages hauts en couleur. De répliques en chansons, elles offrent une radiographie, volontairement saturée, d’une microsociété de laissées-pour-compte, tiraillées entre désirs de consommation et turpitudes quotidiennes, réflexes puritanistes et aspirations à l’émancipation, gouaille et jérémiades. Et ce microcosme populaire québécois que Tremblay figurait en 1968 comme on lance une revendication identitaire n’est pas sans lien de parenté avec de multiples microcosmes populaires venus d’ailleurs. Même si la couleur locale, si savoureuse soit-elle, permet sans doute au gros des spectateurs des Champs-Élysées une distanciation confortable dès lors que se trouvent pointées les misères et petites lâchetés universelles inhérentes au genre humain…

Habituée des productions franco-québécoises de Wajdi Mouawad, la comédienne Marie-Ève Perron pensait, avec le Torticolis de la girafe, se retrouver en biotope 100% franco-français. Raté. En ce mois d’avril 2012, les couloirs du Théâtre du Rond-Point bruissent de présences nord-américaines francophones. Mais lorsque l’on s’enquiert auprès de Jean-Michel Ribes de l’engouement de son théâtre pour les artistes québécois, il nous regarde d’un air vaguement interloqué : « Ce n’est pas une volonté de faire une résidence québécoise éternelle ! L’idée est d’accueillir, produire ou coproduire des spectacles qu’on aime. » Comme les pièces de Carole Fréchette, venue au Rond-Point lors de la saison 2002-2003, puis réinvitée en 2008-2009. « D’abord parce que c’est une auteure, ce qui n’est pas si courant. Et puis elle a le sens du récit, de l’allégorie. » Qu’on se le dise, le sieur Ribes n’est pas fou du théâtre psychologique. Il lui préfère les démarches « où une cocasserie, une fantaisie, quelque chose qui passe par l’émotion et l’humour nous soulage du réel. Un théâtre métaphorique, ou de non-sens, ou d’absurde, qui nous montre qu’il y a d’autres endroits possibles. » Il faut dire qu’il a été servi avec un certain nombre de créations québécoises récentes. L’Arracheuse de temps, par exemple, solo du conteur Fred Pellerin, qui contribua à populariser le village de Saint-Élie-de-Caxton jusqu’aux Champs-Élysées, où il fit escale entre septembre et octobre 2011. « Le Québec n’est pas libre, mais il a quand même une liberté de création assez forte », sourit encore Ribes, qui ne s’étendra pas sur la question : « Ce qui est expliqué est souvent beaucoup plus petit que ce qui est… »

À cheval depuis 30 ans entre Paris et Montréal, le musicien Lewis Furey (habitué des scènes théâtrales en général et du Rond-Point en particulier) avance l’hypothèse d’une « condamnation » à l’originalité : « Avec une petite population vivant dans un monolithe nord-américain, le Québec ne peut exister que par sa différence. On n’a pas les moyens de ressasser du répertoire, ou de faire toujours plus grand, toujours plus spectaculaire. Ce qui est spectaculaire au Québec, c’est la recherche, les idées, l’expression d’une identité. Ce n’est pas en montant un Molière qu’on va briller. »

C’est quand ils n’essaient pas de se calquer sur un théâtre français de souche que les artistes québécois intéressent José Alfarroba. Son truc à lui, c’est l’émergence. Là où ça frémit, là où ça vibre, là où ça ne demande qu’à éclore. Si d’autres jouent le prestige ou cultivent un regard revenu de tout, le directeur du Théâtre de Vanves est un affectif. Quand il aime, il accompagne et ne lésine pas sur l’enthousiasme. Comme lorsqu’il a découvert, il y a une dizaine d’années, un Daniel Léveillé alors controversé aux Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis. Depuis, Léveillé est devenu un habitué du festival Artdanthé de Vanves, et Alfarroba, un invité récurrent du FTA. Où il est, de son propre aveu, tombé amoureux. D’une province, d’un pays, et d’une ribambelle d’artistes. Les chorégraphies « presque néo-classiques » de Daniel Léveillé « qui te laissent voir la danse à travers des corps seulement habillés de lumière » ; les performances en clair-obscur du tout jeune Nicolas Cantin, « qui va sonder l’âme avec un côté nostalgique à la Fellini » ; les provocations d’un Dave St-Pierre à la lisière d’une « petite pornographie festive, décomplexée, presque bon enfant ». Une autre façon d’empoigner l’artistique. « Le pouvoir de la chose, c’est l’état d’esprit. J’y trouve à la fois une prise de risque et une désinvolture assumée. Une très grande simplicité dans des pièces “pas prise de tête”, mais qui restent assez radicales. Et quelque chose de très libre. Ils n’ont pas peur des paradoxes. »

Pour célébrer la durabilité de ce coup de foudre à déflagrations multiples, le sémillant fondateur d’Artdanthé (contraction d’art, danse et théâtre, en alfarrobasien dans le texte) a donné une carte blanche à son alliée montréalaise Marie-Andrée Gougeon, directrice générale de Daniel Léveillé Danse. Sur son impulsion, la compagnie avait déjà endossé un rôle de producteur délégué pour de jeunes créateurs de sa communauté immédiate. Ainsi la 14e édition d’Artdanthé du 9 au 24 mars dernier s’est-elle enrichie d’un volet québécois, joliment baptisé « Ma gang de Montréal » (qu’on apprit en France à prononcer « gagne »), soit le mentor Léveillé avec sa Pudeur des icebergs et quelques protégés de Marie-Andrée Gougeon : Marie Béland, Dominique Porte, Alain Francœur, Martin Messier, Anne Thériault, Caroline Laurin-Beaucage, Frédérick Gravel, Julie-Andrée T. et Nicolas Cantin. Une gang qui ne craint pas les croisements de registres. Les metteurs en scène des uns pourront être les interprètes des autres, et les performeurs se transformer en concepteurs d’éclairage ou créateurs sonores.

Pour ne rien gâcher, quelques-uns « optimisaient » leur séjour à la faveur d’escales collatérales. Frédérick Gravel et Martin Messier, notamment, au festival Exit – autre grand temps fort pour les émergences transdisciplinaires – de la Maison des arts et de la culture de Créteil, qui proposait son propre «Focus Québec», mené par Marc Beaupré et son Caligula (remix). Il faut dire que Didier Fusillier, père d’Exit et de son jumeau, le festival Via (sis à Maubeuge et Mons, de part et d’autre de la frontière belge), démontrait depuis bon nombre d’années une inclinaison pour des créateurs nommés Robert Lepage, Marie Brassard ou encore Louise Lecavalier. Aujourd’hui, il semble bien décidé à enchaîner avec la relève montréalaise. Et il n’est pas le seul.

« Plus on leur donne une visibilité, mieux c’est pour eux », s’enthousiasme encore José Alfarroba, qui affirme la volonté de faire du Théâtre de Vanves une petite ambassade de Montréal en région parisienne. Il rêve de monter des bouts de saisons québécoises en collaboration avec le Théâtre de Genevilliers (et y travaille, pour 2014), le Théâtre de Chaillot (qui prévoit un volet québécois dans sa saison 2012-2013), et l’on en passe. Ce qui est sûr, c’est que des échanges se profilent : avec le festival Artdanthé Montréal lancé par le Théâtre la Chapelle en novembre 2011 ; et sans doute avec un futur Artdanthé Tillburg. Dès l’an prochain, trois artistes de chaque ville devraient rejoindre les deux festivals « frères ». Trois petites gangs artdanthesques.

Mars 2012. À l’issue des deux semaines qui ont permis à sa « Gang de Montréal » de conquérir Paris, Marie-Andrée Gougeon est épuisée mais pas mécontente du voyage. En France, son modèle de parrainage (l’entraide en cascade, ou comment un artiste reconnu peut ouvrir de nouvelles portes et élargir son réseau en prenant de jeunes artistes sous son aile) a fait ses preuves. Elle n’aura pas à rougir face au ministère de la Culture et aux trois conseils des arts qui ont subventionné l’événement: 60 000 dollars à eux quatre (une mise doublée de quelque 60 000€ du Théâtre de Vanves), sur 180 000 de budget global.

« Le gouvernement du Québec fait des efforts tout à fait considérables pour promouvoir sa culture à l’étranger, avec une volonté d’offrir des spectacles très modernes », note Anne-Lorraine Vigouroux, attachée culturelle pour le Consulat général de France à Québec. « Pour les artistes québécois, qui n’ont pas vraiment de tournées, la France est un terrain de jeu extraordinaire, et un marché très important. De multiples dispositifs de financement existent pour ceux qui sont invités à l’étranger, et la ministre de la Culture se déplace très souvent à leurs côtés, encourageant les entreprises à commanditer des spectacles. La diplomatie culturelle n’est pas qu’un concept : à travers les artistes, on raconte aussi qui on est. » L’enjeu est clairement stipulé par le ministère de la Culture, des communications et de la condition féminine dans son « Plan stratégique 2011-2015 » : « Dans un contexte de mondialisation accélérée et de concurrence accrue, et compte tenu de la taille modeste de son marché interne, le Québec doit être plus que jamais en mesure de diffuser et de faire rayonner sa culture sur la scène internationale. » La politique du Conseil des arts et des lettres a visiblement suivi cette orientation. En dehors du soutien aux artistes eux-mêmes, les différentes institutions développent des ententes pour élargir un réseau de résidences de création à l’étranger, soutenir l’accueil de diffuseurs et autres programmateurs, ou appuyer des projets de coopération. La France reste un partenaire privilégié pour des raisons linguistiques et historiques évidentes.

Pour Anne-Lorraine Vigouroux, qui officia quelque temps aux côtés de Wajdi Mouawad, les grands succès de ces dernières années (Louise Lecavalier, Marie Chouinard, Denis Marleau, Robert Lepage…) ont parallèlement mis, en France, un coup de projecteur supplémentaire sur le Québec. Une façon d’attiser la curiosité et le désir. Compte tenu de l’accueil réservé en 2011-2012 dans l’Hexagone à la relève québécoise, le désir n’est pas près de se tarir.