Je vous écris en été. Pour être plus précis, au début du mois d’août. Aussi bien dire que je vous écris assis entre deux chaises. Je me trouve quelque part entre deux saisons théâtrales. Deux rythmes de vie. Deux sessions d’études. Un solstice et un équinoxe. Je me trouve aussi entre deux gouvernements. Entre deux élans d’une grande révolte étudiante et populaire. Je dois admettre qu’il s’agit d’une bien étrange posture pour écrire un éditorial. J’irais même jusqu’à dire que la posture est inquiétante. C’est que je vis dans un Québec où les reculs sont multiples, une province où les compressions, les suppressions, les fermetures, les désistements et les retraits foisonnent. Qu’est-il alors permis d’espérer de l’avenir ?
Depuis qu’il est au pouvoir, le gouvernement Harper ne cesse de s’en prendre à la culture québécoise, d’attaquer son essor et son rayonnement. Rappelons qu’en 2010 le ministère du Patrimoine canadien décidait de priver la majorité des revues culturelles québécoises d’une aide à l’édition en remplaçant le Fonds du Canada pour les magazines par le Fonds du Canada pour les périodiques (lire à ce sujet « Le mépris des revues culturelles », une lettre aux médias signée en avril 2010 par 27 revues culturelles). Pour les publications à petit tirage, dont l’importance dans notre paysage culturel et patrimonial n’est plus à démontrer, le coup a été ressenti très durement. Plusieurs de ces organismes ne s’en sont d’ailleurs toujours pas remis. Comment expliquer que le ministère du Patrimoine canadien octroie des subventions à de gros joueurs de l’industrie du magazine, des publications qui ne sont en rien culturelles, en rien artistiques, en rien patrimoniales, et qui pourraient très bien s’autofinancer avec les revenus publicitaires, les ventes en kiosque et les abonnements?
À vrai dire, les tactiques du gouvernement fédéral sont tristement les mêmes dans l’ensemble du secteur culturel. On coupe allègrement à gauche et à droite. À Radio-Canada, le budget a dû être amputé de 10%. Plus de 650 postes seront supprimés au cours des trois prochaines années. À l’ONF, des compressions de près de 7 millions de dollars au budget annuel forcent la fermeture de la CinéRobothèque de Montréal et l’élimination de 73 emplois. Le 25 juin dernier, on annonçait la fermeture de la Bibliothèque du Centre culturel canadien à Paris, de même qu’une série d’abolitions de postes dans plusieurs missions culturelles canadiennes, notamment à Berlin et à Paris. Comment rester silencieux devant de telles attaques ?
À quoi bon ?
On se demande bien à quoi il peut servir d’écrire dans un contexte semblable. Pourquoi aller au théâtre? Pourquoi tenir un discours critique sur le théâtre? Pourquoi faire du théâtre? Ces questions, je sais que je ne suis pas seul à me les poser. Je sais que d’autres critiques se les posent souvent et cruellement par les temps qui courent. Je sais qu’elles taraudent aussi des artistes. La preuve, en mai dernier, sur le site Internet de Jeu, en réponse à un billet de Philippe Couture intitulé «De l’inutilité du théâtre en temps de crise», le dramaturge Étienne Lepage écrit: «[…] en ce moment, ce qui nous intéresse, c’est de chercher les gestes qui peuvent avoir le plus d’efficacité. Le théâtre retrouvera toute sa pertinence politique quand la rue retrouvera son trafic, son quotidien et son silence soporifique.»
Faut-il en déduire que tout ce qui en temps normal donne un sens à ma vie et à celle de combien de créateurs et d’observateurs attentifs de la scène théâtrale, que tout cela ferait en ce moment figure de coups d’épée dans l’eau? Il m’arrive en effet de ressentir un vif sentiment d’impuissance en posant les doigts sur le clavier de l’ordinateur. Mais ça ne dure jamais longtemps. Je finis toujours assez rapidement par me rendre compte que les mots et les idées ont encore du pouvoir. Qu’ils pourraient même constituer la voie royale!
En font preuve les créations de Carole Fréchette, Philippe Ducros, Larry Tremblay, Olivier Choinière et les autres. En fait preuve l’événement Nous ?, tenu le 7 avril dernier au Monument-National, douze heures de prises de parole qui galvanisent et éclairent sur l’état de la démocratie au Québec. En fait aussi preuve la lettre adressée en juillet au premier ministre Stephen Harper par le comédien et metteur en scène Louis Fortier au nom d’un collectif d’artistes. On peut notamment y lire : « La politique culturelle de votre gouvernement – qui n’est rien d’autre que la mise en place brutale et savamment orchestrée de la destruction de notre patrimoine culturel national – nous amène légitimement à nous interroger sur la société canadienne que vous cherchez à bâtir, et à douter de la pertinence de vos actes et décisions. »
Un peu plus bas, on ajoute : « Vous étouffez cet espace de liberté qui permet encore aux êtres humains de se reconnaître, de s’émouvoir, de réfléchir à notre condition de vivants et de se responsabiliser face aux défis que devront affronter les générations futures. Nous ne sommes que quelques-uns à signer cette lettre aujourd’hui. Mais nous sommes en réalité des millions, issus du monde entier, car à notre cri s’ajoute la colère de tous ceux qui, depuis des décennies, viennent à la rencontre de nos œuvres, découvrant souvent en elles l’écho et le reflet de leurs propres rêves, espoirs et projets. »
En lisant ces mots, je me dis que la délicate posture dans laquelle nous nous trouvons n’a pas que des désavantages. Le cul entre deux chaises, il est autorisé d’espérer. Si cette position n’est certainement pas confortable, elle est en même temps fort mobilisatrice, incitant sans contredit à se lever. Parce qu’en ce moment, tout peut basculer. Parce que tout est possible. Que l’été pourrait bien avoir permis aux assoiffés de justice sociale de recharger leurs batteries. Que l’automne pourrait bien être porteur de bonnes nouvelles. Que des renversements bénéfiques et des changements concrets sont peut-être pour bientôt. Faisons plus que le souhaiter, passons à l’acte ! Levons-nous tous !
Mille mercis, Marie-Andrée
Après douze ans comme membre de la rédaction et trois ans comme présidente du conseil d’administration de Jeu, Marie-Andrée Brault tire sa révérence. Vous dire la peine que cela me fait. Que cela nous fait. Grâce à son intelligence, sa rigueur, sa diplomatie et sa sensibilité, Marie-Andrée est rapidement devenue indispensable à la revue. Nous savons pertinemment que nous n’arriverons jamais à la remplacer. Au nom des autres membres de la rédaction et en mon propre nom, j’aimerais te remercier haut et fort, Marie-Andrée. Ton apport à Jeu, en ce qui concerne le fond aussi bien que la forme, les idées aussi bien que les finances, est inestimable. Nous ne sommes pas près de cesser de te chercher en réunion. Pas près de cesser de t’écrire et de te téléphoner pour te demander conseil. Pas près non plus de cesser de te proposer d’écrire dans la revue. Notre souhait le plus cher est que ta trajectoire, tout en étant superbe, s’éloigne le moins possible de la nôtre.
Je vous écris en été. Pour être plus précis, au début du mois d’août. Aussi bien dire que je vous écris assis entre deux chaises. Je me trouve quelque part entre deux saisons théâtrales. Deux rythmes de vie. Deux sessions d’études. Un solstice et un équinoxe. Je me trouve aussi entre deux gouvernements. Entre deux élans d’une grande révolte étudiante et populaire. Je dois admettre qu’il s’agit d’une bien étrange posture pour écrire un éditorial. J’irais même jusqu’à dire que la posture est inquiétante. C’est que je vis dans un Québec où les reculs sont multiples, une province où les compressions, les suppressions, les fermetures, les désistements et les retraits foisonnent. Qu’est-il alors permis d’espérer de l’avenir ?
Depuis qu’il est au pouvoir, le gouvernement Harper ne cesse de s’en prendre à la culture québécoise, d’attaquer son essor et son rayonnement. Rappelons qu’en 2010 le ministère du Patrimoine canadien décidait de priver la majorité des revues culturelles québécoises d’une aide à l’édition en remplaçant le Fonds du Canada pour les magazines par le Fonds du Canada pour les périodiques (lire à ce sujet « Le mépris des revues culturelles », une lettre aux médias signée en avril 2010 par 27 revues culturelles). Pour les publications à petit tirage, dont l’importance dans notre paysage culturel et patrimonial n’est plus à démontrer, le coup a été ressenti très durement. Plusieurs de ces organismes ne s’en sont d’ailleurs toujours pas remis. Comment expliquer que le ministère du Patrimoine canadien octroie des subventions à de gros joueurs de l’industrie du magazine, des publications qui ne sont en rien culturelles, en rien artistiques, en rien patrimoniales, et qui pourraient très bien s’autofinancer avec les revenus publicitaires, les ventes en kiosque et les abonnements?
À vrai dire, les tactiques du gouvernement fédéral sont tristement les mêmes dans l’ensemble du secteur culturel. On coupe allègrement à gauche et à droite. À Radio-Canada, le budget a dû être amputé de 10%. Plus de 650 postes seront supprimés au cours des trois prochaines années. À l’ONF, des compressions de près de 7 millions de dollars au budget annuel forcent la fermeture de la CinéRobothèque de Montréal et l’élimination de 73 emplois. Le 25 juin dernier, on annonçait la fermeture de la Bibliothèque du Centre culturel canadien à Paris, de même qu’une série d’abolitions de postes dans plusieurs missions culturelles canadiennes, notamment à Berlin et à Paris. Comment rester silencieux devant de telles attaques ?
À quoi bon ?
On se demande bien à quoi il peut servir d’écrire dans un contexte semblable. Pourquoi aller au théâtre? Pourquoi tenir un discours critique sur le théâtre? Pourquoi faire du théâtre? Ces questions, je sais que je ne suis pas seul à me les poser. Je sais que d’autres critiques se les posent souvent et cruellement par les temps qui courent. Je sais qu’elles taraudent aussi des artistes. La preuve, en mai dernier, sur le site Internet de Jeu, en réponse à un billet de Philippe Couture intitulé «De l’inutilité du théâtre en temps de crise», le dramaturge Étienne Lepage écrit: «[…] en ce moment, ce qui nous intéresse, c’est de chercher les gestes qui peuvent avoir le plus d’efficacité. Le théâtre retrouvera toute sa pertinence politique quand la rue retrouvera son trafic, son quotidien et son silence soporifique.»
Faut-il en déduire que tout ce qui en temps normal donne un sens à ma vie et à celle de combien de créateurs et d’observateurs attentifs de la scène théâtrale, que tout cela ferait en ce moment figure de coups d’épée dans l’eau? Il m’arrive en effet de ressentir un vif sentiment d’impuissance en posant les doigts sur le clavier de l’ordinateur. Mais ça ne dure jamais longtemps. Je finis toujours assez rapidement par me rendre compte que les mots et les idées ont encore du pouvoir. Qu’ils pourraient même constituer la voie royale!
En font preuve les créations de Carole Fréchette, Philippe Ducros, Larry Tremblay, Olivier Choinière et les autres. En fait preuve l’événement Nous ?, tenu le 7 avril dernier au Monument-National, douze heures de prises de parole qui galvanisent et éclairent sur l’état de la démocratie au Québec. En fait aussi preuve la lettre adressée en juillet au premier ministre Stephen Harper par le comédien et metteur en scène Louis Fortier au nom d’un collectif d’artistes. On peut notamment y lire : « La politique culturelle de votre gouvernement – qui n’est rien d’autre que la mise en place brutale et savamment orchestrée de la destruction de notre patrimoine culturel national – nous amène légitimement à nous interroger sur la société canadienne que vous cherchez à bâtir, et à douter de la pertinence de vos actes et décisions. »
Un peu plus bas, on ajoute : « Vous étouffez cet espace de liberté qui permet encore aux êtres humains de se reconnaître, de s’émouvoir, de réfléchir à notre condition de vivants et de se responsabiliser face aux défis que devront affronter les générations futures. Nous ne sommes que quelques-uns à signer cette lettre aujourd’hui. Mais nous sommes en réalité des millions, issus du monde entier, car à notre cri s’ajoute la colère de tous ceux qui, depuis des décennies, viennent à la rencontre de nos œuvres, découvrant souvent en elles l’écho et le reflet de leurs propres rêves, espoirs et projets. »
En lisant ces mots, je me dis que la délicate posture dans laquelle nous nous trouvons n’a pas que des désavantages. Le cul entre deux chaises, il est autorisé d’espérer. Si cette position n’est certainement pas confortable, elle est en même temps fort mobilisatrice, incitant sans contredit à se lever. Parce qu’en ce moment, tout peut basculer. Parce que tout est possible. Que l’été pourrait bien avoir permis aux assoiffés de justice sociale de recharger leurs batteries. Que l’automne pourrait bien être porteur de bonnes nouvelles. Que des renversements bénéfiques et des changements concrets sont peut-être pour bientôt. Faisons plus que le souhaiter, passons à l’acte ! Levons-nous tous !
Mille mercis, Marie-Andrée
Après douze ans comme membre de la rédaction et trois ans comme présidente du conseil d’administration de Jeu, Marie-Andrée Brault tire sa révérence. Vous dire la peine que cela me fait. Que cela nous fait. Grâce à son intelligence, sa rigueur, sa diplomatie et sa sensibilité, Marie-Andrée est rapidement devenue indispensable à la revue. Nous savons pertinemment que nous n’arriverons jamais à la remplacer. Au nom des autres membres de la rédaction et en mon propre nom, j’aimerais te remercier haut et fort, Marie-Andrée. Ton apport à Jeu, en ce qui concerne le fond aussi bien que la forme, les idées aussi bien que les finances, est inestimable. Nous ne sommes pas près de cesser de te chercher en réunion. Pas près de cesser de t’écrire et de te téléphoner pour te demander conseil. Pas près non plus de cesser de te proposer d’écrire dans la revue. Notre souhait le plus cher est que ta trajectoire, tout en étant superbe, s’éloigne le moins possible de la nôtre.