Tenter de dresser un tableau de la dramaturgie contemporaine de langue allemande est une entreprise risquée, tant il est certain que cette dramaturgie est diversifiée dans sa production comme dans sa réception. Il conviendrait, dans un premier temps, de situer son contexte, avant de livrer quelques noms emblématiques des écritures dramatiques actuelles.
Rappelons d’abord que ce qu’on appelle communément la dramaturgie «allemande» couvre en réalité trois pays – pour ne pas dire trois cultures, trois histoires (ou rapports à l’histoire) – différents: l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. C’est donc dans trois pays que les auteurs dramatiques de langue allemande trouvent des «débouchés» pour leurs pièces, c’est-à-dire des plateaux, des metteurs en scène et des troupes. Les conditions faites aux auteurs dramatiques pour exercer leur métier déterminent de façon assez marquante la dynamique et la variété de leurs productions; c’est aussi parce que le «marché» des pays de langue allemande est important, en qualité comme en quantité, que des générations d’auteurs germaniques aussi talentueux peuvent croître si régulièrement.
Le système théâtral allemand est organisé selon un principe de politique culturelle entièrement aux mains des Länder, des régions. Il n’y a pas, en Allemagne du moins, de ministère de la Culture ou de Conseil des arts. Chaque ville de moyenne ou de grande importance a son ou ses théâtres, qui parfois pratiquent trois disciplines (opéra, théâtre et ballet) et ont chacun leur troupe. Les théâtres eux-mêmes ne sont pas forcément dirigés par des artistes, mais par des Intendanten, des chefs d’entreprise responsables de la programmation et du recrutement des acteurs de la troupe. Chaque théâtre a généralement son Oberspielleiter, son metteur en scène en chef, et un bureau de dramaturgie plus ou moins fourni selon la taille du théâtre et l’importance de la programmation. Les dramaturgen sont un des rouages essentiels dans le fonctionnement des théâtres allemands. Ils sont le lien entre la pièce et le plateau, préparent le terrain textuel et sémantique d’une production, fournissent la «matière à réflexion» – en fonction, par exemple, d’une thématique de saison – destinée au metteur en scène. Ce sont à eux que les auteurs ont d’abord affaire quand une de leurs pièces est montée dans un théâtre. Il n’y a pas de tournées en Allemagne, puisque chaque théâtre pratique l’alternance des spectacles avec des acteurs «à demeure», si bien qu’une même pièce contemporaine peut être présentée dans cinq, dix, quinze, voire trente endroits en même temps dans des mises en scènes différentes. Généralement, un auteur en vue accorde, par l’intermédiaire de son agent, un droit de création à un théâtre précis, lequel théâtre est parfois le commanditaire de la pièce.
Dans le monde germanique, comme généralement dans le monde anglo-saxon, les auteurs font partie d’agences théâtrales (des entreprises privées) qui gèrent intégralement leurs intérêts (y compris la perception de leurs droits); le monde germanique en compte une quarantaine de bonne réputation. Les manifestations organisées par de nombreux théâtres ou festivals pour découvrir de nouveaux talents (les Stückemarkt – marchés aux pièces – de Heidelberg, de Karlsruhe, le Theatertreffen de Berlin, la «longue nuit des auteurs» du Deutsches Theater de Berlin, pour ne citer que les plus connues) sont autant d’endroits où les agents viennent entendre les nouvelles voix des écritures théâtrales et proposer à de nouveaux auteurs de faire partie de leur agence. Un bon agent ne soutient pas ses auteurs que d’un point de vue économique: il est un véritable interlocuteur artistique, et souvent le premier regard dramaturgique posé sur un texte. Notons aussi qu’existe en Allemagne un certain nombre de départements d’écriture dramatique au sein d’universités prestigieuses, dont le plus célèbre est celui de Szenisches Schreiben – écriture scénique – de l’Université des beaux-arts (UdK) de Berlin, fondé juste après la chute du Mur par les auteurs Tankred Dorst et Heiner Müller entre autres.
C’est cette formation de Szenisches Schreiben qu’a suivie, entre 1989 et 1992, Dea Loher, sans doute la dramaturge allemande la plus importante de sa génération. À 48 ans, elle est aujourd’hui auteure en résidence au Deutsches Theater de Berlin, pour la troupe duquel elle écrit environ une pièce toutes les deux saisons, généralement montée par le metteur en scène Andreas Kriegenburg avec lequel elle entretient une collaboration artistique depuis 1994. Parallèlement à son œuvre dramatique, elle est également romancière. Nous n’allons pas ici entrer dans une description détaillée de son œuvre: un excellent dossier sur Dea Loher a été réalisé par l’Espace GO à l’occasion de la mise en scène, par Denis Marleau, de la traduction française de son avant-dernière pièce, le Dernier Feu, en janvier et février de cette année. Sa dernière pièce, Am schwarzen See (Au lac Noir), est actuellement à l’affiche du Deutsches Theater; pièce pour quatre personnages – un format inhabituel pour cette auteure habituée à écrire pour des troupes –, elle raconte la réunion de deux couples longtemps amis, que la mort volontaire et conjointe de leurs enfants (le fils des uns et la fille des autres) a un temps séparés et qui, se retrouvant pour tenter de comprendre l’incompréhensible, sont confrontés à leurs démons, à leurs échecs et à leur épuisement de vivre.
Autre auteur de la même génération mondialement connu et traduit dans près de quarante langues, Roland Schimmelpfennig est né à Göttingen en 1967. Après des études de journalisme, puis de mise en scène à Munich, il devient assistant metteur en scène, puis dramaturge aux Kammerspiele de cette même ville et commence à écrire ses premières pièces (Fisch um Fisch, Die ewige Maria, Vor langen Zeit im Mai – Il y a longtemps c’était en mai), avant de devenir, pendant trois saisons, dramaturge à la Schaubühne de Berlin, auprès de Thomas Ostermeier. Il fait partie de ces auteurs qui, à l’instar de Marius von Mayenburg, de Rebecca Kricheldorf ou encore de Ewald Palmetshofer dont on parlera plus loin, ont rapidement acquis une solide connaissance du plateau et des enjeux de l’écriture théâtrale en travaillant comme dramaturges (au sens allemand du terme, donc de «conseiller dramaturgique») dans de grands théâtres allemands. Il est l’un des premiers dramaturges allemands à avoir eu recours, dans son écriture, à un procédé de prise en charge des didascalies par les acteurs, dans le processus même de l’évolution de l’intrigue: dans Die arabische Nacht (Une nuit arabe, 2000), les différents protagonistes de la pièce, dans une construction kaléïdoscopique extrêmement savante, racontent ce qu’ils sont en train de faire ou de voir, et font avancer uniquement de cette façon le déroulement d’une nuit où vont se succéder rencontres et malentendus amoureux.
À l’occasion de la création de la pièce, en Allemagne, Schimmelpfennig aimait à raconter qu’une des raisons qui l’avaient poussé à explorer cette forme très serrée, très cohérente, où l’on ne peut toucher à aucune réplique sans faire s’effondrer tout l’édifice de la pièce, était son exaspération de voir les (autres) Dramaturgen des théâtres où étaient montées ses œuvres intervenir (en taillant, coupant, intervertissant des scènes) dans le texte, parfois jusqu’à le défigurer, pour souvent trahir ses intentions à lui, l’auteur, dans le seul but de faire correspondre les pièces au projet dramaturgique des metteurs en scène: c’est une pratique courante en Allemagne, où le Regietheater, le théâtre de mise en scène, est tout-puissant, faisant fi, quand il en ressent le besoin – c’est-à-dire assez souvent – du respect de la lettre des œuvres. C’est un peu pour se venger de tous ceux qui avaient travesti ses œuvres antérieures qu’il en avait écrit une dont il était impossible de changer la moindre ligne. Cette pièce a inauguré la renommée internationale de son auteur. Il en a depuis écrit plus d’une dizaine, dont les plus célèbres, Push up, la Femme d’avant, le Dragon d’or, la Visite au père, Peggy Pickitt voit la face de Dieu, décrivent avec finesse et un grand souci de la forme les dysfonctionnements d’êtres humains confrontés à des situations plus ou moins violentes – en tout cas inattendues – dans leur vie intime ou professionnelle, sociale ou familiale. Mensonges, jouissance immédiate, profits, trahisons, règlements de comptes sont autant d’événements qui viennent profondément troubler la personnalité des protagonistes de ses pièces.
De quelques années plus jeune – dans un pays qui voit naître une nouvelle génération d’auteurs dramatiques tous les cinq ans en moyenne –, Rebekka Kricheldorf a, comme Dea Loher, fréquenté le département de Szenisches Schreiben de l’UdK de Berlin, dont elle est sortie en 2002, à 28 ans. Elle prend immédiatement une part active à la vie théâtrale allemande en étant tour à tour dramaturge et auteur en résidence de plusieurs théâtres (Mannheim, Iena, Leipzig…) et en construisant son œuvre presque uniquement en répondant à des commandes d’écriture de la part d’institutions théâtrales de plus en plus prestigieuses. Auteure de près d’une trentaine de pièces, elle souligne qu’elle ne tient guère à aborder de nouveaux thèmes – tout n’a-t-il pas déjà été écrit? – et que son souci est davantage d’explorer la façon dont les grandes pièces du répertoire occidental trouvent un écho dans notre monde moderne; ainsi, la Ballade du tueur de conifères reprend le mythe de Don Juan en soumettant le célèbre héros à l’envie irrépressible… d’être détesté, dans une société post-soixante-huitarde où tout le monde a de toute façon couché avec tout le monde; Villa dolorosa est une variation sur les Trois Sœurs de Tchekhov, où Olga, Macha et Irina tentent désespérément de changer quelque chose, à chaque anniversaire de la cadette, à leur destin de filles à la fois snobs et banales. Feu les mains de Robert Redford détourne quant à elle le célèbre Qui a peur de Virginia Woolf? de Albee, en plaçant un couple de retraités allemands alcooliques en Namibie, ancienne colonie allemande, où il expérimente une sorte de néocolonialisme désabusé et absurde. Ce qui caractérise l’écriture de Kricheldorf sur le plan formel est son incomparable usage du Witz – du mot d’esprit, de la pointe –, qui donne à toutes ses pièces une dimension aussi comique que terrible. On y rit beaucoup tout en ayant la chair de poule face à l’implacable description de la petitesse humaine faite par l’auteure.
Si Rebekka Kricheldorf est une auteure de «pièces de genre», l’œuvre de son confrère Lukas Bärfuss – également romancier –, né en 1971 en Suisse, possède une dimension plus épique. Ses pièces, d’une densité d’écriture peu banale, brassent des sujets dits « difficiles », tels que la sexualité des handicapés mentaux (les Névroses sexuelles de nos parents), l’euthanasie (le Voyage d’Alice en Suisse), les pulsions sadiques et la religiosité (le Bus), l’exploitation des richesses du tiers-monde (Pétrole) ou encore le passé nazi de la Suisse (20 000 pages), dans une dramaturgie que l’on pourrait qualifier du «contournement». Ses personnages et ses situations sont souvent à la frontière entre le convenu et l’inquiétant, au bord de basculer, et reflètent en cela la face cachée, double – mais que l’auteur veut visible par le spectateur – de tout être et de toute chose.
Diplômée en écriture scénique à l’Udk de Berlin en 2006, Anja Hilling, née en 1975 en Basse-Saxe, est sans doute l’auteure la plus originale de sa génération. Se consacrant entièrement à l’acte d’écriture, elle ne participe guère aux diverses étapes de mise en production de ses textes et n’exerce pas d’activité de dramaturge. Son écriture, que le public québécois a pu découvrir grâce à Claude Poissant et à sa mise en scène de Tristesse animal noir à l’hiver 2012 à l’Espace GO, oscille entre dialogues finement ciselés, mettant à vif les fêlures de personnages de la vie moderne, le plus souvent épuisés par les efforts qu’ils déploient pour faire bonne figure dans un monde de plus en plus aliéné (et finalement forcés de se regarder en face), et de longues descriptions relevant de la prose poétique la plus pure tout en conservant une grande théâtralité. La première qualité de cette écriture est sans doute sa musicalité, la seconde, son caractère organique – la puissance de son évocation de la nature, qu’elle soit sauvage ou domestiquée. Un passionnant dossier sur cette auteure est également disponible sur le site de l’Espace GO.
Ewald Palmetshofer appartient à la même génération, à trois ans près, qu’Anja Hilling. Né en 1978 en Haute-Autriche, il a fait des études de théologie, de philosophie et de psychologie à Vienne, où il vit. Repéré par le Schauspielhaus de Vienne, il y est auteur en résidence en 2007-2008, année où il écrit la pièce qui va le rendre célèbre sur la scène de langue allemande: hamlet ist tot. keine schwerkraft (hamlet est mort. gravité zéro), présenté dans une adaptation pour le Québec Aux Écuries, à Montréal, dans une mise en scène de Gaétan Paré à l’automne 2012. Elle sera suivie d’une autre pièce écrite sur le même modèle, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete (faust a faim. immangeable marguerite). Digne héritier d’un Thomas Bernhard ou d’une Elfriede Jelinek, cet auteur déploie une écriture précise et implacable, presque clinique, qui procède d’une dramaturgie de l’aveu et du débordement, dans une construction où rien ne se dévoile des situations en cours, des changements de décors ou de temporalité autrement que par la substance même et le continuum des dialogues entre les personnages. Il met en scène des laissés-pour-compte, qui ont raté le train de la vie et tentent d’apporter à cette mise à l’écart une explication métaphysique, où alternent rage de survivre et désespoir, dans une dimension résolument tragicomique.
Dirk Laucke, né en 1982 dans l’ancienne RDA, est également issu du même cursus à l’UdK de Berlin que Dea Loher, Rebekka Kricheldorf ou Anja Hilling; repéré par Tankred Dorst dès 2002, il est l’auteur prolifique d’une quinzaine de pièces en neuf ans. Son écriture se caractérise, dans des œuvres telles que alter ford escort dunkelblau (vieille ford escort bleue foncée) ou für alle reicht es nicht (pas pour tout le monde), par un style à la fois très ancré dans le parlé de l’est de l’Allemagne, où prédomine une sorte d’ellipse de la pensée (car souvent les personnages se connaissent bien, et n’ont pas à se parler beaucoup pour se comprendre), et des intrigues où s’expriment le scandale d’une société allemande à deux vitesses et la désillusion d’individus – très nombreux dans l’ex-RDA, qui sont des oubliés de la réunification. Ces deux pièces ressemblent à des road-movies dont les thématiques a priori «est-allemandes» ont en réalité la dimension universelle d’un théâtre qui parle de ceux, et fait parler ceux qui généralement n’ont pas la parole. Laucke est un bel héritier d’un auteur tel que Thomas Brasch, contemporain de Heiner Müller.
Ce petit panorama a tenté d’illustrer des courants représentatifs de la diversité des écritures actuelles dans le monde germanique. Il oublie de nombreux auteurs qui mériteraient amplement d’être présents ici, et dont certaines œuvres sont accessibles en français: Marius von Mayenburg, Falk Richter, Gesine Danckwart, Rainald Goetz, René Pollesch, Nis-Momme Stockmann, Marianna Salzmann, Nino Haratischwilli, Claudius Lünstedt, Gerhild Steinbuch, Felicia Zeller, Händl Klaus, Kathrin Röggla, etc. Tous ces noms témoignent de la vigueur, du dynamisme et du grand souci de chaque auteur d’explorer, dans son théâtre, le lien le plus étroit possible entre la forme – très inventive, très variée dans cette aire géographique – et la pertinence du propos. Nul doute que dans cinq ans, une mise à jour de la liste des auteurs importants de langue allemande devra être portée à la connaissance des lecteurs de Jeu.
Tenter de dresser un tableau de la dramaturgie contemporaine de langue allemande est une entreprise risquée, tant il est certain que cette dramaturgie est diversifiée dans sa production comme dans sa réception. Il conviendrait, dans un premier temps, de situer son contexte, avant de livrer quelques noms emblématiques des écritures dramatiques actuelles.
Rappelons d’abord que ce qu’on appelle communément la dramaturgie «allemande» couvre en réalité trois pays – pour ne pas dire trois cultures, trois histoires (ou rapports à l’histoire) – différents: l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. C’est donc dans trois pays que les auteurs dramatiques de langue allemande trouvent des «débouchés» pour leurs pièces, c’est-à-dire des plateaux, des metteurs en scène et des troupes. Les conditions faites aux auteurs dramatiques pour exercer leur métier déterminent de façon assez marquante la dynamique et la variété de leurs productions; c’est aussi parce que le «marché» des pays de langue allemande est important, en qualité comme en quantité, que des générations d’auteurs germaniques aussi talentueux peuvent croître si régulièrement.
Le système théâtral allemand est organisé selon un principe de politique culturelle entièrement aux mains des Länder, des régions. Il n’y a pas, en Allemagne du moins, de ministère de la Culture ou de Conseil des arts. Chaque ville de moyenne ou de grande importance a son ou ses théâtres, qui parfois pratiquent trois disciplines (opéra, théâtre et ballet) et ont chacun leur troupe. Les théâtres eux-mêmes ne sont pas forcément dirigés par des artistes, mais par des Intendanten, des chefs d’entreprise responsables de la programmation et du recrutement des acteurs de la troupe. Chaque théâtre a généralement son Oberspielleiter, son metteur en scène en chef, et un bureau de dramaturgie plus ou moins fourni selon la taille du théâtre et l’importance de la programmation. Les dramaturgen sont un des rouages essentiels dans le fonctionnement des théâtres allemands. Ils sont le lien entre la pièce et le plateau, préparent le terrain textuel et sémantique d’une production, fournissent la «matière à réflexion» – en fonction, par exemple, d’une thématique de saison – destinée au metteur en scène. Ce sont à eux que les auteurs ont d’abord affaire quand une de leurs pièces est montée dans un théâtre. Il n’y a pas de tournées en Allemagne, puisque chaque théâtre pratique l’alternance des spectacles avec des acteurs «à demeure», si bien qu’une même pièce contemporaine peut être présentée dans cinq, dix, quinze, voire trente endroits en même temps dans des mises en scènes différentes. Généralement, un auteur en vue accorde, par l’intermédiaire de son agent, un droit de création à un théâtre précis, lequel théâtre est parfois le commanditaire de la pièce.
Dans le monde germanique, comme généralement dans le monde anglo-saxon, les auteurs font partie d’agences théâtrales (des entreprises privées) qui gèrent intégralement leurs intérêts (y compris la perception de leurs droits); le monde germanique en compte une quarantaine de bonne réputation. Les manifestations organisées par de nombreux théâtres ou festivals pour découvrir de nouveaux talents (les Stückemarkt – marchés aux pièces – de Heidelberg, de Karlsruhe, le Theatertreffen de Berlin, la «longue nuit des auteurs» du Deutsches Theater de Berlin, pour ne citer que les plus connues) sont autant d’endroits où les agents viennent entendre les nouvelles voix des écritures théâtrales et proposer à de nouveaux auteurs de faire partie de leur agence. Un bon agent ne soutient pas ses auteurs que d’un point de vue économique: il est un véritable interlocuteur artistique, et souvent le premier regard dramaturgique posé sur un texte. Notons aussi qu’existe en Allemagne un certain nombre de départements d’écriture dramatique au sein d’universités prestigieuses, dont le plus célèbre est celui de Szenisches Schreiben – écriture scénique – de l’Université des beaux-arts (UdK) de Berlin, fondé juste après la chute du Mur par les auteurs Tankred Dorst et Heiner Müller entre autres.
C’est cette formation de Szenisches Schreiben qu’a suivie, entre 1989 et 1992, Dea Loher, sans doute la dramaturge allemande la plus importante de sa génération. À 48 ans, elle est aujourd’hui auteure en résidence au Deutsches Theater de Berlin, pour la troupe duquel elle écrit environ une pièce toutes les deux saisons, généralement montée par le metteur en scène Andreas Kriegenburg avec lequel elle entretient une collaboration artistique depuis 1994. Parallèlement à son œuvre dramatique, elle est également romancière. Nous n’allons pas ici entrer dans une description détaillée de son œuvre: un excellent dossier sur Dea Loher a été réalisé par l’Espace GO à l’occasion de la mise en scène, par Denis Marleau, de la traduction française de son avant-dernière pièce, le Dernier Feu, en janvier et février de cette année. Sa dernière pièce, Am schwarzen See (Au lac Noir), est actuellement à l’affiche du Deutsches Theater; pièce pour quatre personnages – un format inhabituel pour cette auteure habituée à écrire pour des troupes –, elle raconte la réunion de deux couples longtemps amis, que la mort volontaire et conjointe de leurs enfants (le fils des uns et la fille des autres) a un temps séparés et qui, se retrouvant pour tenter de comprendre l’incompréhensible, sont confrontés à leurs démons, à leurs échecs et à leur épuisement de vivre.
Autre auteur de la même génération mondialement connu et traduit dans près de quarante langues, Roland Schimmelpfennig est né à Göttingen en 1967. Après des études de journalisme, puis de mise en scène à Munich, il devient assistant metteur en scène, puis dramaturge aux Kammerspiele de cette même ville et commence à écrire ses premières pièces (Fisch um Fisch, Die ewige Maria, Vor langen Zeit im Mai – Il y a longtemps c’était en mai), avant de devenir, pendant trois saisons, dramaturge à la Schaubühne de Berlin, auprès de Thomas Ostermeier. Il fait partie de ces auteurs qui, à l’instar de Marius von Mayenburg, de Rebecca Kricheldorf ou encore de Ewald Palmetshofer dont on parlera plus loin, ont rapidement acquis une solide connaissance du plateau et des enjeux de l’écriture théâtrale en travaillant comme dramaturges (au sens allemand du terme, donc de «conseiller dramaturgique») dans de grands théâtres allemands. Il est l’un des premiers dramaturges allemands à avoir eu recours, dans son écriture, à un procédé de prise en charge des didascalies par les acteurs, dans le processus même de l’évolution de l’intrigue: dans Die arabische Nacht (Une nuit arabe, 2000), les différents protagonistes de la pièce, dans une construction kaléïdoscopique extrêmement savante, racontent ce qu’ils sont en train de faire ou de voir, et font avancer uniquement de cette façon le déroulement d’une nuit où vont se succéder rencontres et malentendus amoureux.
À l’occasion de la création de la pièce, en Allemagne, Schimmelpfennig aimait à raconter qu’une des raisons qui l’avaient poussé à explorer cette forme très serrée, très cohérente, où l’on ne peut toucher à aucune réplique sans faire s’effondrer tout l’édifice de la pièce, était son exaspération de voir les (autres) Dramaturgen des théâtres où étaient montées ses œuvres intervenir (en taillant, coupant, intervertissant des scènes) dans le texte, parfois jusqu’à le défigurer, pour souvent trahir ses intentions à lui, l’auteur, dans le seul but de faire correspondre les pièces au projet dramaturgique des metteurs en scène: c’est une pratique courante en Allemagne, où le Regietheater, le théâtre de mise en scène, est tout-puissant, faisant fi, quand il en ressent le besoin – c’est-à-dire assez souvent – du respect de la lettre des œuvres. C’est un peu pour se venger de tous ceux qui avaient travesti ses œuvres antérieures qu’il en avait écrit une dont il était impossible de changer la moindre ligne. Cette pièce a inauguré la renommée internationale de son auteur. Il en a depuis écrit plus d’une dizaine, dont les plus célèbres, Push up, la Femme d’avant, le Dragon d’or, la Visite au père, Peggy Pickitt voit la face de Dieu, décrivent avec finesse et un grand souci de la forme les dysfonctionnements d’êtres humains confrontés à des situations plus ou moins violentes – en tout cas inattendues – dans leur vie intime ou professionnelle, sociale ou familiale. Mensonges, jouissance immédiate, profits, trahisons, règlements de comptes sont autant d’événements qui viennent profondément troubler la personnalité des protagonistes de ses pièces.
De quelques années plus jeune – dans un pays qui voit naître une nouvelle génération d’auteurs dramatiques tous les cinq ans en moyenne –, Rebekka Kricheldorf a, comme Dea Loher, fréquenté le département de Szenisches Schreiben de l’UdK de Berlin, dont elle est sortie en 2002, à 28 ans. Elle prend immédiatement une part active à la vie théâtrale allemande en étant tour à tour dramaturge et auteur en résidence de plusieurs théâtres (Mannheim, Iena, Leipzig…) et en construisant son œuvre presque uniquement en répondant à des commandes d’écriture de la part d’institutions théâtrales de plus en plus prestigieuses. Auteure de près d’une trentaine de pièces, elle souligne qu’elle ne tient guère à aborder de nouveaux thèmes – tout n’a-t-il pas déjà été écrit? – et que son souci est davantage d’explorer la façon dont les grandes pièces du répertoire occidental trouvent un écho dans notre monde moderne; ainsi, la Ballade du tueur de conifères reprend le mythe de Don Juan en soumettant le célèbre héros à l’envie irrépressible… d’être détesté, dans une société post-soixante-huitarde où tout le monde a de toute façon couché avec tout le monde; Villa dolorosa est une variation sur les Trois Sœurs de Tchekhov, où Olga, Macha et Irina tentent désespérément de changer quelque chose, à chaque anniversaire de la cadette, à leur destin de filles à la fois snobs et banales. Feu les mains de Robert Redford détourne quant à elle le célèbre Qui a peur de Virginia Woolf? de Albee, en plaçant un couple de retraités allemands alcooliques en Namibie, ancienne colonie allemande, où il expérimente une sorte de néocolonialisme désabusé et absurde. Ce qui caractérise l’écriture de Kricheldorf sur le plan formel est son incomparable usage du Witz – du mot d’esprit, de la pointe –, qui donne à toutes ses pièces une dimension aussi comique que terrible. On y rit beaucoup tout en ayant la chair de poule face à l’implacable description de la petitesse humaine faite par l’auteure.
Si Rebekka Kricheldorf est une auteure de «pièces de genre», l’œuvre de son confrère Lukas Bärfuss – également romancier –, né en 1971 en Suisse, possède une dimension plus épique. Ses pièces, d’une densité d’écriture peu banale, brassent des sujets dits « difficiles », tels que la sexualité des handicapés mentaux (les Névroses sexuelles de nos parents), l’euthanasie (le Voyage d’Alice en Suisse), les pulsions sadiques et la religiosité (le Bus), l’exploitation des richesses du tiers-monde (Pétrole) ou encore le passé nazi de la Suisse (20 000 pages), dans une dramaturgie que l’on pourrait qualifier du «contournement». Ses personnages et ses situations sont souvent à la frontière entre le convenu et l’inquiétant, au bord de basculer, et reflètent en cela la face cachée, double – mais que l’auteur veut visible par le spectateur – de tout être et de toute chose.
Diplômée en écriture scénique à l’Udk de Berlin en 2006, Anja Hilling, née en 1975 en Basse-Saxe, est sans doute l’auteure la plus originale de sa génération. Se consacrant entièrement à l’acte d’écriture, elle ne participe guère aux diverses étapes de mise en production de ses textes et n’exerce pas d’activité de dramaturge. Son écriture, que le public québécois a pu découvrir grâce à Claude Poissant et à sa mise en scène de Tristesse animal noir à l’hiver 2012 à l’Espace GO, oscille entre dialogues finement ciselés, mettant à vif les fêlures de personnages de la vie moderne, le plus souvent épuisés par les efforts qu’ils déploient pour faire bonne figure dans un monde de plus en plus aliéné (et finalement forcés de se regarder en face), et de longues descriptions relevant de la prose poétique la plus pure tout en conservant une grande théâtralité. La première qualité de cette écriture est sans doute sa musicalité, la seconde, son caractère organique – la puissance de son évocation de la nature, qu’elle soit sauvage ou domestiquée. Un passionnant dossier sur cette auteure est également disponible sur le site de l’Espace GO.
Ewald Palmetshofer appartient à la même génération, à trois ans près, qu’Anja Hilling. Né en 1978 en Haute-Autriche, il a fait des études de théologie, de philosophie et de psychologie à Vienne, où il vit. Repéré par le Schauspielhaus de Vienne, il y est auteur en résidence en 2007-2008, année où il écrit la pièce qui va le rendre célèbre sur la scène de langue allemande: hamlet ist tot. keine schwerkraft (hamlet est mort. gravité zéro), présenté dans une adaptation pour le Québec Aux Écuries, à Montréal, dans une mise en scène de Gaétan Paré à l’automne 2012. Elle sera suivie d’une autre pièce écrite sur le même modèle, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete (faust a faim. immangeable marguerite). Digne héritier d’un Thomas Bernhard ou d’une Elfriede Jelinek, cet auteur déploie une écriture précise et implacable, presque clinique, qui procède d’une dramaturgie de l’aveu et du débordement, dans une construction où rien ne se dévoile des situations en cours, des changements de décors ou de temporalité autrement que par la substance même et le continuum des dialogues entre les personnages. Il met en scène des laissés-pour-compte, qui ont raté le train de la vie et tentent d’apporter à cette mise à l’écart une explication métaphysique, où alternent rage de survivre et désespoir, dans une dimension résolument tragicomique.
Dirk Laucke, né en 1982 dans l’ancienne RDA, est également issu du même cursus à l’UdK de Berlin que Dea Loher, Rebekka Kricheldorf ou Anja Hilling; repéré par Tankred Dorst dès 2002, il est l’auteur prolifique d’une quinzaine de pièces en neuf ans. Son écriture se caractérise, dans des œuvres telles que alter ford escort dunkelblau (vieille ford escort bleue foncée) ou für alle reicht es nicht (pas pour tout le monde), par un style à la fois très ancré dans le parlé de l’est de l’Allemagne, où prédomine une sorte d’ellipse de la pensée (car souvent les personnages se connaissent bien, et n’ont pas à se parler beaucoup pour se comprendre), et des intrigues où s’expriment le scandale d’une société allemande à deux vitesses et la désillusion d’individus – très nombreux dans l’ex-RDA, qui sont des oubliés de la réunification. Ces deux pièces ressemblent à des road-movies dont les thématiques a priori «est-allemandes» ont en réalité la dimension universelle d’un théâtre qui parle de ceux, et fait parler ceux qui généralement n’ont pas la parole. Laucke est un bel héritier d’un auteur tel que Thomas Brasch, contemporain de Heiner Müller.
Ce petit panorama a tenté d’illustrer des courants représentatifs de la diversité des écritures actuelles dans le monde germanique. Il oublie de nombreux auteurs qui mériteraient amplement d’être présents ici, et dont certaines œuvres sont accessibles en français: Marius von Mayenburg, Falk Richter, Gesine Danckwart, Rainald Goetz, René Pollesch, Nis-Momme Stockmann, Marianna Salzmann, Nino Haratischwilli, Claudius Lünstedt, Gerhild Steinbuch, Felicia Zeller, Händl Klaus, Kathrin Röggla, etc. Tous ces noms témoignent de la vigueur, du dynamisme et du grand souci de chaque auteur d’explorer, dans son théâtre, le lien le plus étroit possible entre la forme – très inventive, très variée dans cette aire géographique – et la pertinence du propos. Nul doute que dans cinq ans, une mise à jour de la liste des auteurs importants de langue allemande devra être portée à la connaissance des lecteurs de Jeu.