Articles de la revue JEU 147 : Le spectateur en action

Sleep No More : une indémodable maison hantée

La compagnie britannique Punchdrunk, spécialisée depuis sa création en 2001 dans les spectacles immersifs à grand déploiement, a présenté pour la première fois le 7 mars 2011 sa production Sleep No More au public new-yorkais. Depuis, le spectacle affiche complet presque tous les soirs et les supplémentaires se succèdent de mois en mois. S’inscrivant à contre-courant des productions Broadway – ne serait-ce que par son emplacement pour le moins illicite –, Sleep No More a redéfini l’expérience spectaculaire propre à la production culturelle new-yorkaise, en proposant une création qui mêle habilement Shakespeare et Hitchcock d’une part, et danse et théâtre environnemental d’autre part. Mais qu’est-ce qui peut bien attirer autant les foules dans ce Macbeth dépoussiéré ? Analyse d’une expérience théâtrale digne du XXIe siècle.

Pour assister à la représentation de Sleep No More, le spectateur doit d’abord se rendre à une rue aux commerces abandonnés de Chelsea, où seuls une plaque dorée indiquant « McKittrick Hotel » et un garde de sécurité permettent de repérer l’entrée. Lorsque s’ouvrent les portes de cet hôtel de luxe, prétendument abandonné depuis la Deuxième Guerre mondiale, le spectateur doit ensuite échanger son nom contre une carte à jouer, puis s’aventurer dans un dédale de corridors sombres qui le mèneront ultimement à un cabaret chic du milieu du XXe siècle, où résonnent des airs de jazz et où l’absinthe coule à flots. À l’appel de sa carte, le spectateur doit s’engouffrer dans une pièce étouffante, où on lui remet un masque blanc, qui rappelle celui porté par les médecins qui soignaient la peste au Moyen Âge. Il plonge finalement dans un ascenseur où lui seront dictées les règles de conduite : on garde son masque, on ne parle pas, on reste préférablement seul et, surtout, on explore.

L’aventure théâtrale, déjà amorcée, commence réellement à la sortie de l’ascenseur. Le spectateur découvre alors quatre étages labyrinthiques, où se mêlent, dans une ambiance sombre et inquiétante des années 40, un asile, une salle de bal, un jardin, des appartements, une chapelle et plus encore. À travers ces lieux, une douzaine d’acteurs courent, dansent et disparaissent, jouant sous nos yeux le drame de Macbeth – tout en gestes et sans paroles. Le spectateur doit donc faire des choix : suivre un seul personnage ou une seule intrigue, rester dans la même pièce et voir qui s’y pointe, explorer la centaine de salles sans tenir compte de l’action ou, tout simplement, faire une bonne sieste dans le lit douillet du roi Duncan. Même en assistant à plus d’une représentation, il est donc impossible de tout voir, et ce, bien que l’action soit répétée trois fois avant le dénouement final. On a beau suivre Macbeth qui court rejoindre sa femme, les mains ensanglantées, après le meurtre du roi, puis rester auprès du cadavre pour assister à sa terrible découverte, on manquera nécessairement au même moment le rituel des sorcières ou le repas des Macduff.

Si Sleep No More s’inscrit dans la tradition du théâtre environnemental, il emprunte aussi les mécanismes efficaces de la maison hantée – musique inquiétante, profonde noirceur, personnages mystérieux et espace labyrinthique – pour dépasser le cadre du spectacle et offrir au public rien de moins qu’une expérience cauchemardesque à vivre. « Sleep no more » : tel est le but visé.

Cette expérience passe d’abord par une dramatisation du spectateur, qui devient en quelque sorte l’élément fondamental du spectacle qu’il se crée. Les procédés mis en place – comme l’absence de texte, la disparition constante des acteurs et la mise en scène syncopée – forcent l’individu qui assiste à la représentation à s’en rendre maître. Ainsi, on renforce son sentiment d’individualité, mais aussi de la singularité de son expérience, par l’immense liberté qui lui est offerte. Comme un fantôme qui erre dans les couloirs abandonnés, anonyme sous le masque qui recouvre tout son visage, le spectateur choisit son point de vue sur la représentation. Il peut se déplacer où bon lui semble, et même découvrir des recoins cachés, où il vivra peut-être un moment d’extrême intimité avec un personnage. Il peut ouvrir tous les coffres, feuilleter tous les livres, sentir toutes les fioles, manger tous les bonbons : tous ses sens sont conviés et (presque) rien ne peut l’arrêter. Au-delà de la trame narrative unique qu’il se construira – en lien ou non avec le récit initial de Macbeth –, le spectateur se forge donc surtout sa propre mémoire, son souvenir irremplaçable de la représentation, renforcé par une expérience physique de l’espace, et plus uniquement intellectuelle.

Le théâtre environnemental de Schechner misait non seulement sur cette dramatisation, mais aussi sur la création d’un sentiment de communauté chez les spectateurs. Ici, il s’agit davantage d’une connivence, d’une reconnaissance qui lie les individus les uns aux autres. Dans une conformité convenue – celle du masque blanc porté par tous –, chacun est maître de ses choix et de ses mouvements, tant qu’il n’entrave pas la liberté d’un autre. Les corps des spectateurs fantômes se croisent, s’évitent, se frôlent, mais toujours sans jugement possible, sans interaction possible. La communauté est ainsi soudée par l’expérience, par le sentiment très fort d’avoir vécu quelque chose d’hors du commun, où la somme des individualités est la seule possibilité de déchiffrer le mystère.

La disposition labyrinthique de l’espace représente quant à elle l’inconscient de la représentation, puisqu’elle vient brouiller les pistes et les points de repère du spectateur. Comme dans un mauvais rêve où les lieux se confondent, ou pendant un voyage où on perd soudainement le nord, la structure du décor de Sleep No More en rajoute à l’expérience du spectateur. D’une part, sa répartition sur plusieurs étages évoque les caractéristiques de la maison telle que la décrivait Bachelard dans sa Poétique de l’espace : une structure compartimentée à niveaux multiples, des actions simultanées, une intimité contrôlée, une banalité omniprésente et une dislocation des communications; cette maison, c’est celle de l’individu d’aujourd’hui, habitué à vivre ses expériences en privé et en synchronie : aucune surprise, alors, que le spectateur s’y sente si rapidement à l’aise. D’autre part, les nombreuses pièces qui composent ce labyrinthe sont finalement un lieu théâtral à désacraliser. On amène le public à s’y perdre pour mieux s’y retrouver, à chercher ses secrets les plus enfouis pour mieux les révéler. Ce partage extrême de l’espace entre les spectateurs et les performeurs ne vient donc que consolider l’intensité de la subjugation de la représentation.

En somme, il n’est pas étonnant de retrouver à la sortie de Sleep No More une centaine d’individus jubilant de ce qu’ils viennent de vivre. Tout comme les vieilles maisons hantées qui ont depuis toujours terrifié les jeunes et les moins jeunes du monde entier, Punchdrunk a su mettre en place un spectacle théâtral qui dépasse son texte et sa représentation pour devenir un réel dispositif à émotions fortes. En jouant sur la sensibilité propre à l’individu contemporain – que ce soit le besoin de liberté, le plaisir de l’anonymat et du voyeurisme ou la curiosité insatiable –, ce Macbeth revisité trouve le moyen indéniable de s’ancrer dans l’imaginaire et la mémoire de ses spectateurs. Une expérience unique, qui ne se partage que bien difficilement avec les non-initiés…

À propos de

Sophie Croteau étudie à la maîtrise en théâtre à l’UQAM, où elle rédige un mémoire sur les liens entre la tragédie grecque et les superhéros. Elle a participé à de nombreux projets théâtraux à titre de metteure en scène et de directrice artistique.