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Shakespeare hier et aujourd’hui

L’un des plaisirs du Festival de Stratford est de pouvoir assister à plusieurs productions de Shakespeare dans une courte période de temps. Cette année, il m’a semblé surtout intéressant de pouvoir comparer deux productions présentant des propositions scéniques diamétralement opposées: l’une d’un metteur en scène anglais travaillant au Globe, Tim Carroll, qui a tenté de reproduire avec son Romeo and Juliet les conditions d’une pièce présentée à l’époque élisabéthaine, l’autre d’Antoni Cimolino, directeur artistique du Festival, qui a présenté un Merchant of Venice transposé dans l’Italie des années 30. Si la pièce mise en scène par Cimolino, acclamée par la critique, m’a procuré un plaisir immédiat, ma réflexion sur le travail de Carroll m’a amenée, rétrospectivement, à l’apprécier.

Romeo and Juliet

Ainsi, il faut féliciter le Festival de Stratford de toujours réserver une place dans sa programmation à un théâtre expérimental en accueillant des metteurs en scène plus audacieux. L’annonce de la saison 2014 nous montre que le succès mitigé du Romeo and Juliet de Tim Carroll (la salle était à demi vide lors de ma représentation) n’a pas découragé le Festival de réinviter le metteur en scène, qui montera King John l’année prochaine. D’ailleurs, au lieu de regretter que le Romeo and Juliet de Carroll ne nous émeuve pas, ne faudrait-il pas se réjouir du fait que cette mise en scène nous oblige à repenser une pièce tragico-romantique qui est devenue un véritable cliché de la culture populaire?

Le but premier de cette production est de défamiliariser le spectateur en lui faisant vivre une expérience similaire à celle du spectateur de l’époque de Shakespeare. Il faut noter ici que Carroll n’est pas allé aussi loin qu’au Globe, où il a monté des spectacles avec des distributions constituées uniquement d’hommes. À Stratford, la principale innovation a été d’éclairer la salle et d’imiter sur la scène la lumière naturelle du jour (en reproduisant artificiellement des variations de lumière d’une représentation à l’autre) pour recréer l’ambiance des représentations élisabéthaines extérieures.

Si, d’un côté, tel que les acteurs l’ont souligné lors d’une rencontre avec le public, les changements minimaux d’éclairage permettent une plus grande liberté de mouvement des acteurs sur la scène (qui ne sont pas contraints de se déplacer en respectant les positions dictées par l’éclairage), au niveau des spectateurs, l’éclairage de la salle tend à briser l’illusion théâtrale, ce qui produit une certaine distanciation par rapport à cette histoire d’amour mythique souvent recyclée. De même, les adresses directes au public, en privilégiant une communication  entre l’acteur et le spectateur (par-delà le personnage), accentuent la distanciation tout en déplaçant légèrement le spectacle de la tragédie à la comédie.

D’autres aspects de la mise en scène qui nous ramènent à l’époque élisabéthaine ont des effets sur notre réception du spectacle: une récitation du texte de Shakespeare qui, en accentuant les vers, dénaturalise complètement la langue de Shakespeare, de même que l’intégration d’interludes musicaux (chantés et dansés) avec des musiciens troubadours qui interrompent le flot de l’histoire en lui donnant (anachroniquement il faut bien l’admettre) des airs de comédie musicale.

Quant au fait que les costumes aient rigoureusement pour modèle ceux de l’époque élisabéthaine ou au fait que les acteurs ont incorporé à leur jeu une étiquette de l’époque (pour les saluts et la façon dont ils portent et utilisent leurs épées), le spectateur moyen risque de ne pas le remarquer. En fait, on peut supposer que le spectateur qui irait pour une première fois à Stratford sera surtout impressionné par la fameuse scène du Festival Theatre (synthèse des théâtres grec et élisabéthain), lieu idéal pour ce genre d’expérimentation.

The Merchant of Venise

Cette distanciation qui permet un nouveau regard sur une des pièces les plus connues de Shakespeare aurait-elle pu fonctionner pour The Merchant of Venise? Certes, on peut penser que le spectateur aurait pu bien bénéficier d’une distance brechtienne pour une pièce de Shakespeare souvent décriée pour ses accents antisémites. Il n’en demeure pas moins que le choix d’Antoni Cimolino de situer la pièce dans une Italie préfasciste n’est pas moins judicieux. Ainsi, cette recontextualisation a réussi à présenter le personnage de Shylock tout à la fois comme un agresseur (allant jusqu’à réclamer au «marchand de Venise» une livre de sa propre peau) et une victime: les marques de son exclusion (pour son ethnie comme pour sa religion), disséminées dans toute la pièce et accentuées dans la mise en scène, apparaissent au spectateur comme les signes de l’holocauste à venir.

Or, ce contexte historique n’est pas le seul responsable de la pertinence de cette production. S’il faut louer en premier l’efficacité des décors, des costumes d’époque (où l’on retrouve entre autres les fameux uniformes des Chemises noires) et des archives sonores (avec les voix bien reconnaissables de Mussolini et Hitler), il faut aussi insister sur la direction d’acteurs brillante d’Antoni Cimolino et, plus particulièrement sur le jeu remarquable, tout en nuances, de Scott Wentworth, qui incarne un Shylock plus humain que stéréotypé.

Au sortir de cette production qui m’a paru exceptionnelle, ce sont toutefois surtout les images et les symboles de la pièce qui me hantaient: cette chair qu’on imagine pendant toute la pièce avec horreur pouvoir se retrouver dans la balance de l’usurier (ce qu’au prix de plus d’un retournement de situations, Shakespeare nous épargnera), n’est-elle pas, par un retour ironique et cruel de l’Histoire, celle que des millions de Juifs finiront par laisser et dont on n’a pas fini d’évaluer le poids?

De même, la dernière scène où Portia (jouée par Michelle Giroux) remet à Jessica (Sarah Farb) le kippah qu’un des marchands avait agressivement enlevé de la tête de son père crée une image forte qui nous invite à envisager la pièce non seulement dans la perspective du XXe siècle, mais encore, au-delà, nous permet de voir dans la filiation et la résilience une issue aux traumatismes de l’histoire. Le Festival de Stratford (qui a mis du reste le thème de la communauté au cœur de sa programmation) m’a définitivement convaincue de l’actualité d’une pièce qui, malgré ses ambiguïtés, ou peut-être à cause d’elles, nous amène à réfléchir à la question de l’exclusion et de la discrimination.

Romeo and Juliet. Texte: William Shakespeare. Mise en scène: Tim Carroll. Au Festival Theatre jusqu’au 19 octobre 2013. The Merchant of Venice. Texte: William Shakespeare. Mise en scène Antoni Cimolino. Au Festival Theatre, jusqu’au 18 octobre 2013.


À propos de

Johanne Bénard enseigne la littérature française du XXe siècle au Département d’Études françaises de l’Université Queen’s (à Kingston en Ontario). Son intérêt pour le théâtre l’amène à fréquenter les théâtres de Montréal et de Stratford. Spécialiste de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, son travail de recherche porte actuellement sur les rapports entre l’œuvre de Céline et le théâtre de Shakespeare.