I. En 1995, le Théâtre Denise-Pelletier a demandé à René-Daniel Dubois et au metteur en scène Joseph Saint-Gelais de reprendre Ne blâmez jamais les Bédouins que Dubois avait créé à l’ancienne Licorne, rue Saint-Laurent, en 1984. Si l’auteur-comédien et le metteur en scène, pour cette reprise, avaient repensé le rapport entre le narrateur et son récit – ce qui regardait principalement la cuisine interne de René-Daniel Dubois comme acteur –, la mise en scène était somme toute la même.
La production originale m’avait marqué, et j’étais allé y assister trois fois, à la fois ébloui par l’intelligente virtuosité du jeu de René-Daniel Dubois, la complexité de la partition et la vigueur de son propos, soit le rêve de ressouder les trois grands axes humains que la civilisation occidentale a détaché les uns des autres : l’émotion, l’intellect et la force physique.
Un moment m’avait particulièrement touché : lorsque les deux trains nucléaires démarraient pour leur course mortelle, René-Daniel Dubois frappait deux grosses caisses, placées de part et d’autre de lui, avec un rythme lentement accélérant, évoquant d’impressionnantes mises en branle des deux trains. Puis, arrivait un moment de théâtre bouleversant : l’acteur poussait deux longs cris, à la fois cris de douleur humaine et criard de train signalant le départ. Toute la détresse d’un inéluctable trajet vers la mort passait dans ces deux cris. C’était un moment où le spectacle touchait un tragique viscéral, primitif, effrayant.
Dans les cours sur la dramaturgie québécoise qu’il m’arrivait de donner, lorsque je mettais au programme Ne blâmez jamais les Bédouins, je ne manquais jamais d’évoquer ce moment de mise en scène qui ancrait le propos du texte dans la condition tragique inhérente à la vie humaine.
Comme je travaillais au Théâtre Denise-Pelletier au moment de cette reprise, j’ai assisté avec beaucoup de fébrilité au premier enchaînement en salle de répétition. Par rapport à la création de 1984, je notais peu de changements majeurs, sauf la suppression de ces deux cris lors du départ des trains. Après les notes de fin de répétitions, j’ai demandé à Joseph Saint-Gelais et à René-Daniel Dubois pourquoi ils n’avaient pas repris les deux grands cris. Ils étaient totalement intrigués par ma remarque : Quels cris ? À quel moment ? Pendant le départ ? À quel moment au juste ? Qu’est-ce que je faisais ? Deux longs cris ? Quel genre de cris ? Comme un train qui part ?
Les deux se sont regardés, puis se sont tournés vers moi pour m’affirmer qu’ils n’avaient jamais, mais jamais, fait ce jeu de scène lors de la production originale. Le personnage n’avait pas poussé de cris à ce moment-là, ni à un autre moment dans la pièce. Ma mémoire est une construction où mes propres artefacts jouent un rôle que je suis incapable de contrôler.
II. Dans la séquence d’ouverture de Pain blanc de Carbone 14 en 1982, quatre femmes vêtues de blanc, juchées sur des lessiveuses encore plus blanches, dansaient avec des quartiers de bœuf majestueusement descendus des cintres au bout de lourdes chaînes au son du chœur d’ouverture de la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach.
L’image a frappé tous les spectateurs, et tous les spectateurs parlaient avec enthousiasme de l’impact et de l’originalité de ce moment. Tous, sauf Josette Féral, professeure de théâtre à l’UQAM, qui rétorquait qu’il n’y avait rien de novateur à mettre des quartiers de bœuf sur scène, vu qu’André Antoine l’avait fait au Théâtre Libre à Paris à la fin du XIXe siècle, et que les spectateurs étaient des ignorants, et les critiques aussi.
Je ne développerai pas sur le fait qu’Antoine avait utilisé des quartiers de bœuf pour représenter des quartiers de bœuf dans les Bouchers de Fernand Icres en 1888, alors que Gilles Maheu, pour Pain blanc, avait utilisé les siens pour leur force symbolique. (Cela dit, je crois que les quartiers de bœuf d’Antoine, toute naturaliste qu’était leur fonction, portaient eux aussi une formidable charge de mortalité.) En fait, ce qui m’interpellait dans la remarque de Josette Féral, c’est qu’elle posait la question de la mémoire d’une culture en rapport avec l’histoire du théâtre.
Il y a bien des définitions du théâtre, mais celle qui s’accorde le plus à ma conception de l’art dramatique demeure celle de Jerzy Grotowski : ce qui se passe entre acteurs et spectateurs. Je vois le théâtre comme un art qui se fait avec le public, et non simplement devant lui : une des conséquences de cette façon de voir les choses, c’est que je suis incapable d’évacuer complètement la mémoire collective de ma conception de l’histoire du théâtre. Ainsi, pour moi, l’entrée de Claude Gauvreau dans notre histoire théâtrale ne se fait pas tant au moment de l’unique et ratée représentation de Bien-être en 1947 devant un public confidentiel et peu convaincu que lors de la création au TNM des Oranges sont vertes en 1972.
Je m’avance ici dans un terrain pour lequel je n’ai pas de compétences ni de repères. Qu’est-ce qu’une mémoire partagée par une collectivité ? Si l’on parle de théâtre, quelles sont les conditions pour qu’une production s’imprime dans la mémoire de la culture au sein de laquelle elle a été créée ? Je m’étais beaucoup inquiété d’une dimension concrète de cette question au cours des années 80 et 90, au cours desquelles il était très difficile de prolonger ou de reprendre des productions ; je craignais, avec raison je crois, que nous nous retrouvions sans mémoire théâtrale forte, vu que généralement les réussites et les échecs faisaient le même nombre de représentations − à quatre ou cinq options près.
Peut-on reprocher à un public montréalais de ne pas savoir qu’on a changé le cours du théâtre européen un siècle plus tôt en mettant en scène des quartiers de bœuf ? Surtout qu’en 1888, au moment où cette innovation artistique était agissante, il n’y avait pas vraiment de théâtre professionnel en langue française à Montréal et que ce genre de développement esthétique ne devait pas trouver grand écho dans les cercles d’amateurs et les collèges classiques. On peut sans doute reprocher à ceux qui ont la responsabilité de critique de l’ignorer. Mais peut-on le reprocher aux praticiens ? (Pour ce qui est de Pain blanc, à mon avis, Maheu citait Antoine en toute connaissance de cause.) Quoi qu’il en soit, pour un créateur en travail, un savoir historique et une mémoire, même diffuse, sont deux choses différentes.
Entre le savoir historique et l’acte créateur, quel est le rôle de la mémoire collective théâtrale dans la culture au sein duquel l’artiste crée ? Quelle est la nature de cette mémoire partagée ? Comment se constitue-t-elle ? Comment se dépose-t-elle ? Et, même si l’on est conscient que plusieurs cultures traversent tout créateur, quel est le rôle de cette mémoire dans la constitution de la dramaturgie – que je vois de plus en plus comme une série de codes tacites entre les créateurs et leur public ? Et le spectateur, dans quelle mémoire s’insère-t-il lorsqu’il s’assoit dans un fauteuil de théâtre ?
III. Je ne me souviens de presque rien de Je suis une mouette (non, ce n’est pas ça) de Serge Denoncourt, présenté au Théâtre de Quat’Sous en 1999. Je me rappelle avoir aimé le spectacle et même l’avoir défendu auprès de gens qui n’avaient pas été convaincus. Mais ce que cela racontait au juste, qui y jouait, j’ai oublié. Je crois que le spectacle explorait la rencontre entre le texte de la Mouette de Tchekhov et les comédiens de la pièce, comédiens qui portaient dans ce spectacle leur propre nom, travaillant à rendre la plus mince possible – en apparence – la distance entre leur personnage et eux. Pourtant, deux moments de cette pièce, détachés de tout contexte, sont encore vifs dans ma mémoire. Et le second d’entre eux est un de mes plus grands souvenirs de théâtre. Dans le premier, je revois Annick Bergeron, jouant Annick Bergeron, raconter qu’à l’âge de 13 ans, elle a surpris une conversation de ses parents qui s’inquiétaient que sa laideur n’hypothèque son avenir : la cruauté de cette confession – ou pseudo-confession – me cause encore de la douleur.
L’autre moment, le plus important, est à la fois plus flou et plus précis. Suzanne Clément et Denis Bernard sont assis à une table, immobiles, silencieux. Je n’ai aucun souvenir de la situation en jeu, mais, à un moment donné, sans que les comédiens bougent, par le seul changement de l’énergie de leur corps, perceptible dans cette salle intime qu’est le Quat’Sous, le rapport entre les deux personnages se transformait du tout au tout. C’était comme cette scène dans le Mépris de Godard où le personnage de Brigitte Bardot se met à mépriser son mari qu’interprète Michel Piccoli. Sauf que Godard avait à sa disposition tout l’arsenal du langage cinématographique pour diriger le regard du spectateur : gros plan, mouvements de caméra, etc.
Mais sur la scène du Quat’Sous, rien de cela, rien de visible, rien qui pouvait s’appréhender par l’ouïe ou la vue. Tout passait par un changement qualitatif de l’état des deux comédiens, comme un rapide débranchement-rebranchement de tout leur filage neurologique. Une vidéo, même en haute définition, aurait été incapable de saisir ce moment, un moment-clé de la pièce, ça, je m’en souviens, même si la clé a disparu de ma mémoire. Et la sémiologie, aussi, est impuissante devant cet instant : il n’y avait aucun signe…
Je ne veux pas dire que les grilles d’analyse, les vidéos, les enregistrements sonores ou les photographies sont inutiles comme traces d’une représentation, comme aide-mémoire, comme matériau pour constituer de l’histoire. Les pixels d’une vidéo peuvent reproduire l’essentiel du 24 images/seconde d’un film, mais sont impuissants à transmettre ce qui se passe entre les acteurs et les spectateurs, ce qui est le cœur du théâtre. Je veux simplement dire que la mémoire, si imparfaite, si faillible, si inventive (!) soit-elle, est irremplaçable.
Pourquoi ai-je retenu dans ma mémoire ce moment du spectacle, cette immobilité entre deux comédiens où l’on sentait l’instant précis où des sentiments basculent ? Parce que c’était, je crois, un puissant moment de représentation, un de ceux où le théâtre nous fait passer du ressenti au compris, où le théâtre, par sa minutieuse artificialité, crée un modèle analogue et observable de la vie.
I. En 1995, le Théâtre Denise-Pelletier a demandé à René-Daniel Dubois et au metteur en scène Joseph Saint-Gelais de reprendre Ne blâmez jamais les Bédouins que Dubois avait créé à l’ancienne Licorne, rue Saint-Laurent, en 1984. Si l’auteur-comédien et le metteur en scène, pour cette reprise, avaient repensé le rapport entre le narrateur et son récit – ce qui regardait principalement la cuisine interne de René-Daniel Dubois comme acteur –, la mise en scène était somme toute la même.
La production originale m’avait marqué, et j’étais allé y assister trois fois, à la fois ébloui par l’intelligente virtuosité du jeu de René-Daniel Dubois, la complexité de la partition et la vigueur de son propos, soit le rêve de ressouder les trois grands axes humains que la civilisation occidentale a détaché les uns des autres : l’émotion, l’intellect et la force physique.
Un moment m’avait particulièrement touché : lorsque les deux trains nucléaires démarraient pour leur course mortelle, René-Daniel Dubois frappait deux grosses caisses, placées de part et d’autre de lui, avec un rythme lentement accélérant, évoquant d’impressionnantes mises en branle des deux trains. Puis, arrivait un moment de théâtre bouleversant : l’acteur poussait deux longs cris, à la fois cris de douleur humaine et criard de train signalant le départ. Toute la détresse d’un inéluctable trajet vers la mort passait dans ces deux cris. C’était un moment où le spectacle touchait un tragique viscéral, primitif, effrayant.
Dans les cours sur la dramaturgie québécoise qu’il m’arrivait de donner, lorsque je mettais au programme Ne blâmez jamais les Bédouins, je ne manquais jamais d’évoquer ce moment de mise en scène qui ancrait le propos du texte dans la condition tragique inhérente à la vie humaine.
Comme je travaillais au Théâtre Denise-Pelletier au moment de cette reprise, j’ai assisté avec beaucoup de fébrilité au premier enchaînement en salle de répétition. Par rapport à la création de 1984, je notais peu de changements majeurs, sauf la suppression de ces deux cris lors du départ des trains. Après les notes de fin de répétitions, j’ai demandé à Joseph Saint-Gelais et à René-Daniel Dubois pourquoi ils n’avaient pas repris les deux grands cris. Ils étaient totalement intrigués par ma remarque : Quels cris ? À quel moment ? Pendant le départ ? À quel moment au juste ? Qu’est-ce que je faisais ? Deux longs cris ? Quel genre de cris ? Comme un train qui part ?
Les deux se sont regardés, puis se sont tournés vers moi pour m’affirmer qu’ils n’avaient jamais, mais jamais, fait ce jeu de scène lors de la production originale. Le personnage n’avait pas poussé de cris à ce moment-là, ni à un autre moment dans la pièce. Ma mémoire est une construction où mes propres artefacts jouent un rôle que je suis incapable de contrôler.
II. Dans la séquence d’ouverture de Pain blanc de Carbone 14 en 1982, quatre femmes vêtues de blanc, juchées sur des lessiveuses encore plus blanches, dansaient avec des quartiers de bœuf majestueusement descendus des cintres au bout de lourdes chaînes au son du chœur d’ouverture de la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach.
L’image a frappé tous les spectateurs, et tous les spectateurs parlaient avec enthousiasme de l’impact et de l’originalité de ce moment. Tous, sauf Josette Féral, professeure de théâtre à l’UQAM, qui rétorquait qu’il n’y avait rien de novateur à mettre des quartiers de bœuf sur scène, vu qu’André Antoine l’avait fait au Théâtre Libre à Paris à la fin du XIXe siècle, et que les spectateurs étaient des ignorants, et les critiques aussi.
Je ne développerai pas sur le fait qu’Antoine avait utilisé des quartiers de bœuf pour représenter des quartiers de bœuf dans les Bouchers de Fernand Icres en 1888, alors que Gilles Maheu, pour Pain blanc, avait utilisé les siens pour leur force symbolique. (Cela dit, je crois que les quartiers de bœuf d’Antoine, toute naturaliste qu’était leur fonction, portaient eux aussi une formidable charge de mortalité.) En fait, ce qui m’interpellait dans la remarque de Josette Féral, c’est qu’elle posait la question de la mémoire d’une culture en rapport avec l’histoire du théâtre.
Il y a bien des définitions du théâtre, mais celle qui s’accorde le plus à ma conception de l’art dramatique demeure celle de Jerzy Grotowski : ce qui se passe entre acteurs et spectateurs. Je vois le théâtre comme un art qui se fait avec le public, et non simplement devant lui : une des conséquences de cette façon de voir les choses, c’est que je suis incapable d’évacuer complètement la mémoire collective de ma conception de l’histoire du théâtre. Ainsi, pour moi, l’entrée de Claude Gauvreau dans notre histoire théâtrale ne se fait pas tant au moment de l’unique et ratée représentation de Bien-être en 1947 devant un public confidentiel et peu convaincu que lors de la création au TNM des Oranges sont vertes en 1972.
Je m’avance ici dans un terrain pour lequel je n’ai pas de compétences ni de repères. Qu’est-ce qu’une mémoire partagée par une collectivité ? Si l’on parle de théâtre, quelles sont les conditions pour qu’une production s’imprime dans la mémoire de la culture au sein de laquelle elle a été créée ? Je m’étais beaucoup inquiété d’une dimension concrète de cette question au cours des années 80 et 90, au cours desquelles il était très difficile de prolonger ou de reprendre des productions ; je craignais, avec raison je crois, que nous nous retrouvions sans mémoire théâtrale forte, vu que généralement les réussites et les échecs faisaient le même nombre de représentations − à quatre ou cinq options près.
Peut-on reprocher à un public montréalais de ne pas savoir qu’on a changé le cours du théâtre européen un siècle plus tôt en mettant en scène des quartiers de bœuf ? Surtout qu’en 1888, au moment où cette innovation artistique était agissante, il n’y avait pas vraiment de théâtre professionnel en langue française à Montréal et que ce genre de développement esthétique ne devait pas trouver grand écho dans les cercles d’amateurs et les collèges classiques. On peut sans doute reprocher à ceux qui ont la responsabilité de critique de l’ignorer. Mais peut-on le reprocher aux praticiens ? (Pour ce qui est de Pain blanc, à mon avis, Maheu citait Antoine en toute connaissance de cause.) Quoi qu’il en soit, pour un créateur en travail, un savoir historique et une mémoire, même diffuse, sont deux choses différentes.
Entre le savoir historique et l’acte créateur, quel est le rôle de la mémoire collective théâtrale dans la culture au sein duquel l’artiste crée ? Quelle est la nature de cette mémoire partagée ? Comment se constitue-t-elle ? Comment se dépose-t-elle ? Et, même si l’on est conscient que plusieurs cultures traversent tout créateur, quel est le rôle de cette mémoire dans la constitution de la dramaturgie – que je vois de plus en plus comme une série de codes tacites entre les créateurs et leur public ? Et le spectateur, dans quelle mémoire s’insère-t-il lorsqu’il s’assoit dans un fauteuil de théâtre ?
III. Je ne me souviens de presque rien de Je suis une mouette (non, ce n’est pas ça) de Serge Denoncourt, présenté au Théâtre de Quat’Sous en 1999. Je me rappelle avoir aimé le spectacle et même l’avoir défendu auprès de gens qui n’avaient pas été convaincus. Mais ce que cela racontait au juste, qui y jouait, j’ai oublié. Je crois que le spectacle explorait la rencontre entre le texte de la Mouette de Tchekhov et les comédiens de la pièce, comédiens qui portaient dans ce spectacle leur propre nom, travaillant à rendre la plus mince possible – en apparence – la distance entre leur personnage et eux. Pourtant, deux moments de cette pièce, détachés de tout contexte, sont encore vifs dans ma mémoire. Et le second d’entre eux est un de mes plus grands souvenirs de théâtre. Dans le premier, je revois Annick Bergeron, jouant Annick Bergeron, raconter qu’à l’âge de 13 ans, elle a surpris une conversation de ses parents qui s’inquiétaient que sa laideur n’hypothèque son avenir : la cruauté de cette confession – ou pseudo-confession – me cause encore de la douleur.
L’autre moment, le plus important, est à la fois plus flou et plus précis. Suzanne Clément et Denis Bernard sont assis à une table, immobiles, silencieux. Je n’ai aucun souvenir de la situation en jeu, mais, à un moment donné, sans que les comédiens bougent, par le seul changement de l’énergie de leur corps, perceptible dans cette salle intime qu’est le Quat’Sous, le rapport entre les deux personnages se transformait du tout au tout. C’était comme cette scène dans le Mépris de Godard où le personnage de Brigitte Bardot se met à mépriser son mari qu’interprète Michel Piccoli. Sauf que Godard avait à sa disposition tout l’arsenal du langage cinématographique pour diriger le regard du spectateur : gros plan, mouvements de caméra, etc.
Mais sur la scène du Quat’Sous, rien de cela, rien de visible, rien qui pouvait s’appréhender par l’ouïe ou la vue. Tout passait par un changement qualitatif de l’état des deux comédiens, comme un rapide débranchement-rebranchement de tout leur filage neurologique. Une vidéo, même en haute définition, aurait été incapable de saisir ce moment, un moment-clé de la pièce, ça, je m’en souviens, même si la clé a disparu de ma mémoire. Et la sémiologie, aussi, est impuissante devant cet instant : il n’y avait aucun signe…
Je ne veux pas dire que les grilles d’analyse, les vidéos, les enregistrements sonores ou les photographies sont inutiles comme traces d’une représentation, comme aide-mémoire, comme matériau pour constituer de l’histoire. Les pixels d’une vidéo peuvent reproduire l’essentiel du 24 images/seconde d’un film, mais sont impuissants à transmettre ce qui se passe entre les acteurs et les spectateurs, ce qui est le cœur du théâtre. Je veux simplement dire que la mémoire, si imparfaite, si faillible, si inventive (!) soit-elle, est irremplaçable.
Pourquoi ai-je retenu dans ma mémoire ce moment du spectacle, cette immobilité entre deux comédiens où l’on sentait l’instant précis où des sentiments basculent ? Parce que c’était, je crois, un puissant moment de représentation, un de ceux où le théâtre nous fait passer du ressenti au compris, où le théâtre, par sa minutieuse artificialité, crée un modèle analogue et observable de la vie.