Stefan Erhard

La comédienne québécoise est tombée amoureuse de Berlin, tombée sous le charme de ses jours et de ses nuits, de ses jardins et de ses bars animés. Si bien qu’elle a pris les moyens d’exercer son métier là-bas, en commençant par apprendre la langue puis en engageant un agent sur place. En 2013, déjà, ses démarches portaient leurs fruits, puisqu’elle tenait le premier rôle féminin dans Schlussmacher, une comédie romantique de Matthias Schweighöfer. À en croire la principale intéressée, ce n’est qu’un début.

Le plan de Berlin se déploie, des rues qui tournent, qui changent de nom, une cartographie impossible à assimiler pour un Nord-Américain dont les synapses ne transmettent que les infos nord-sud ou est-ouest. Depuis que je suis à Berlin, c’est-à-dire 48 heures, je reste plusieurs heures par jour devant cette toile, comme si à la longue j’espérais qu’elle finisse par s’imprimer dans mon cerveau, comme si à la longue elle devait finir par me descendre dans le cœur. Connaître Berlin par cœur.

En 48 heures, j’ai acheté un vieux vélo hollandais, ein Fahrrad, trouvé une école de langue, eine Sprachschule, fait un marché au Türkischer Markt et aménagé ma chambre au septième étage de l’immeuble au coin de Liberdastrasse et Maybachufer. La rigueur et la droiture des Allemands m’inspirent la discipline. Mon engouement vient des moments de grâce qu’on connaît lorsque la langue nous ouvre tout à coup les portes de son trésor. Je m’explique. Vous tombez sur un Kompositum, un mot composé, long de 5 cm, qui à première vue semble indéchiffrable. Comme un long collier de « h », de « f » et de « z ». En le regardant de plus près, on peut y reconnaître trois, parfois quatre mots. Après réflexion, le sens se révèle, d’un coup. C’est l’illumination. Eine Schildkröte. Un crapaud à carapace, ou une tortue, comme vous préférez. Die Schwarzwälderkirschtorte. Délicieux. « Schwarz » signifie « noir », « Wälder » est « forêt » au pluriel, « Kirsch » signifie « cerise » et « Torte » veut dire « tarte ».

Je commence les cours demain. Non sans avoir déjà quelques heures d’étude derrière la cravate. Der Staubsauger. L’aspirateur. Das Eichhörnchen. L’écureuil. D’aucuns me traiterons d’énarvée, seront agacés par cet enthousiasme débordant. Je m’en fous. Je lis Stephan Zweig en allemand sans rien comprendre et je jubile. Rebondissant sur les mots que je saisis, et fabulant sur ce que les autres pourraient me raconter… On admire chez l’autre ce qui nous échappe. Venant d’une culture latine au sang chaud, impulsive et adepte de l’émotion, je suis séduite par la voix d’un narrateur qui livre sa sensibilité par le prisme de son intelligence et de sa rigueur. Sa rigueur allemande, ai-je envie de rajouter. Parce que toutes les langues ont leur façon unique d’appréhender le monde. Cette admiration fonctionne aussi dans l’autre sens. Ici je suis verrückt, c’est un compliment.

Tomber amoureux. Ich Liebe Dich

On tombe amoureux d’une ville comme d’une personne. Berlin vous attire par son magnétisme d’abord et plus vous la regardez de près, plus elle vous plaît… Enfourcher un vélo et partir se perdre dans les artères de la ville aux noms en strasse. Les bandes cyclables sont peintes en rouge sur la chaussée, les rues sont larges, bordées par des arbres immenses. Quitter les artères pour longer les voies d’eau.

Au détour d’un canal, un petit village de roulottes, avec au milieu une scène. Derrière chaque roulotte, des jardins entretenus où poussent des légumes. Lohmühle. Ça s’appelle comme ça. Il y a des gens qui vivent ici. Il paraît que la ville les tolère. Pédaler sans repères dans une frénésie, un enthousiasme grandissant, vouloir boire les grands espaces verts de Berlin. Les Hinterhofs, cours intérieures des immeubles, cachent parfois de petits trésors. Un aménagement paysager hyper design. Un bar underground décoré d’affreux monstres en plastique des années 80. Un parc pour enfants avec un carré de sable duquel on peut voir dépasser… un morceau d’aigle nazi oublié par l’histoire. Une nuit de poésie. Un vernissage. Un autre Hinterhof qui mène à un immense party techno.

Longer un bout du mur au East Side Gallery, tomber sur un bar am Strand, sur la plage. Les orteils dans le sable, je repense à ce que ce gars me disait l’autre soir : il paraît que Berlin a été pensée pour qu’on puisse y vivre sans jamais avoir besoin d’en sortir pour rencontrer la nature. La plage, c’est aussi la nature, non ? Pendant ce temps, de l’autre côté du canal, un couple à vélo s’est arrêté. Le temps de retirer leurs vêtements, ils sont déjà dans l’eau. Puis ils se font sécher sur une pierre, en fumant des cigarettes. Le long du canal se croisent punks avec poussette et travailleurs en costume-cravate.

Tomber sur un rassemblement de punks avec leurs petites familles aux piercings et aux coiffures mohawks, qui assistent à ce qui semble être un combat médiéval, excepté que les chevaux ont été troqués pour des montures fabriquées à partir de vieux vélos superposés. C’est à voir lequel des rebelles chutera le premier de sa monture… Et puis chercher le mur, bien sûr. Vouloir longer des doigts la cicatrice d’un corps qu’on aime. Le trouver au Checkpoint Charlie, au milieu des touristes, ou ailleurs, en silence, au milieu d’un terrain vague.

La nuit

M’étant rapprochée d’un groupe d’artistes qui profite d’une résidence au Bethanien, je découvre un autre Berlin. Du barbecue, au 5 à 7, au vernissage, à la fête privée, au club, ils sont emportés par le tourbillon de la fête, leur projet de recherche en arts visuels leur causant des crises d’hilarité à 5 h du matin sur l’ecstasy, ou une vague angoisse à 3 h de l’après-midi, après le premier café. La fièvre de la fête vous avale au début de la nuit et vous recrache après 12 heures, mais peut-être aussi 10 ans plus tard…

Ça m’est apparu d’un coup. En voyant un vieux rouler comme un tonneau tout le long d’un trottoir à 8 h du matin. Berlin est aussi une ville pauvre. Avec un taux élevé de chômage et d’alcoolisme. Sans céder à la désillusion, aiguiser son regard. Distinguer sur les rives du canal les flâneurs des chômeurs, les surfeurs de nuit des vrais Berlinois.

Les deux extrêmes

À l’opéra comme au théâtre, on peut voir des spectacles très convenus, mais aussi d’autres qui décoiffent par leur avant-gardisme. Ce soir-là j’assiste à un opéra de Puccini, qui raconte la terrible jalousie d’un homme. Le ténor qui l’incarne est costumé d’une fausse barbe et d’un pagne, et arpente la scène avec une hache. Physiquement, il a tout de l’homme des cavernes, mais il chante comme un dieu. C’est une des mises en scène les plus étranges qu’il m’ait été données de voir de ma vie. Sous l’immense lustre, les spectateurs à têtes blanches restent de marbre, à l’allemande, hochant imperceptiblement la tête. À la fin, ils ovationnent.

Quel heureux mariage entre culture populaire et opéra que cette production de La Flûte enchantée de Mozart que j’ai eu la chance de voir au Komische Oper ! La scène est un écran géant, et toute la scénographie repose sur des dessins animés dans le style de l’œuvre de Tim Burton. Imaginez la mariée cadavérique qui chante à l’opéra ! Les chanteurs bougent peu, c’est le décor en bande dessinée qui s’anime autour d’eux. Tamino entre en scène en chair et en os, suivi d’un chien, dessiné, qui lui obéit au doigt et à l’œil. Sa flûte enchantée est une petite fée qui virevolte, les décors sont des paysages immenses à la fois fantastiques et lugubres. Des falaises, des forêts, des souterrains. La chanteuse qui interprète la Reine de la nuit apparaît par une porte située en hauteur. Elle ne prête au personnage que sa tête et sa voix incroyable, le reste de son corps est celui d’une araignée, qui doit bien mesurer 10 mètres de hauteur, aux pattes énormes et grouillantes. Sachant que Mozart, tout génie musical qu’il était, voulait créer des spectacles pour divertir le peuple, je l’imagine assister à cette représentation. Il me semble qu’il aurait applaudi en riant comme Tom Hulce dans le film de Milos Forman.

Un pont entre Berlin et Montréal

À force de fréquenter l’axe Berlin-Montréal, on y rencontre toutes sortes de gens : des Allemands francophiles, des Québécois germanophiles, des Berlinoises amoureuses de Montréalais, des artistes en échange… Il y a réellement une attirance entre les deux villes, comme entre des étoiles jumelles… Certains finissent par choisir leur camp. D’autres, comme moi, oscillent entre les deux villes, cherchant le moyen de garder un pied de chaque côté de l’Atlantique.

Il y a quatre ans, je suis allée cogner à la porte d’une agence d’artistes berlinoise. Ce n’est pas tant le cinéma allemand qui m’y a poussée que le désir de revoir souvent Berlin. D’ailleurs, à la même époque, Wim Wenders cherchait quant à lui, m’a-t-on dit, un moyen de venir tourner à Montréal… C’est au cours de ma première audition que je rencontre l’acteur Matthias Schweighöfer. Je n’obtiens pas le rôle, mais il m’offre de faire partie de la distribution de son prochain film.

Osant à peine y croire, j’accepte, bien sûr. Je travaille mes répliques avec une coach qui m’aide à améliorer ma prononciation, replace mes accents toniques. Jouer dans une autre langue demande une excellente maîtrise technique du texte, et d’avoir des intentions de jeu très claires. Les mots allemands résonnent différemment en moi, ils sont liés à moins d’affects, et évoquent parfois peu de choses intérieurement. C’est comme si on ne pouvait pas leur faire confiance.

Arrivant sur le plateau, une vague angoisse me guette. J’ai peur que, comme dans un cauchemar, j’ouvre la bouche et qu’on n’y comprenne rien. Mais très vite, on est charmé par mon accent, et par mon côté verrückt, disent-ils. Matthias n’aime pas le début de la scène, on va improviser. Pas de problème. Kein Problem. L’équipe ne semble pas déstabilisée par l’idée de modifier le scénario. L’actrice canadienne non plus. Elle a juste les mains moites.

Le premier jour de tournage passé, la pression retombe pour laisser place à une grande joie. Celle d’accomplir un rêve. À travers le tournage, c’est aussi mon incursion dans Berlin qui se poursuit, avec un accès privilégié à de nouveaux quartiers, de nouveaux monuments. Le tournage sera ponctué de moments de grâce, comme lorsqu’on nous montre pour la première fois un extrait d’une scène où je parle allemand, ou qu’on traverse Berlin en voiture à l’aube après une nuit de tournage. Il y aura aussi toutes ces fêtes, bien sûr. Plusieurs fois avalée par la nuit, dans le grand ventre qui gronde de ma ville préférée.

Au moment d’écrire ces lignes, je n’ai toujours pas vu le film, Schlussmacher, qui a été numéro un au box-office allemand l’an dernier. Il ne sortira pas ici, évidemment, puisqu’il est en allemand. Mais cette expérience a déjà semé quelques autres graines qui porteront peut-être leurs fruits, qui sait ?

Si vous me voyez sur mon vélo en train de parler toute seule, tendez l’oreille, je pourrais bien être en train de dire les mots de Bérénice dans L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme : « Alles Verschlingt mich. Wenn meine Augen zu sind, werde ich von meinem Bauch verschlungen, ersticke ich in meinem Bauch. » Ou si vous préférez : « Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. »

À propos de

Comédienne, Catherine De Léan est sortie du Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 2005. Sa passion pour la langue allemande l’a menée plusieurs fois à Berlin, pour voyager d’abord, puis pour prendre part au tournage de deux longs métrages.