Nous avons rencontré Pascal Desparois, Katia Lévesque, Debbie Lynch-White et Émilie Poirier, quatre interprètes qu’un corps rond n’empêche absolument pas de danser.
En danse contemporaine, au Québec, les corps atypiques sont rarissimes. Non seulement les danseurs qui sortent des écoles sont généralement minces, mais ils présentent souvent aussi des musculatures étrangement comparables, comme si leur formation les avait sculptés de manière à ce qu’ils correspondent à un idéal en vogue. Dans un pareil contexte, est-il possible de devenir danseur quand on est rond, enrobé, gros ou carrément obèse ? Est-ce que cela équivaut à se condamner au rejet, à la frustration, au chômage ou même au changement de carrière ?
Pascal et Émilie
Appartenant à la même cohorte de diplômés du baccalauréat en danse de l’UQAM, Émilie Poirier et Pascal Desparois présentaient, en 2011, à Tangente, un spectacle intitulé Les Gros. Chorégraphie en sept tableaux, la pièce d’une cinquantaine de minutes était une réflexion sur le fait d’être corpulent dans le monde de la danse et dans la société en général. Devant les corps minces ou « normaux » des quatre autres interprètes, le tandem se mettait à nu, au propre comme au figuré.
Tout en affirmant que leurs enseignants ne leur ont pas suggéré de perdre du poids, Pascal et Émilie avouent que les impératifs du ballet continuent de planer sur l’univers de la danse. « C’est perceptible un peu partout, révèle Desparois. On a beau appeler ça de la danse contemporaine, l’héritage du ballet est immense. Heureusement, nos professeurs de somatique nous ont montré à nous approprier le mouvement, à miser sur nos forces, à contourner nos faiblesses, à faire de nos lacunes des signes distinctifs. Cette dualité entre le corps qu’on devrait atteindre et celui qu’on a et avec lequel on doit apprendre à travailler a été présente pendant toute notre formation. »
Les deux amis avouent n’avoir jamais rêvé d’une carrière d’interprète, à tout le moins pas dans le sens conventionnel du terme. « On n’aurait sûrement pas été acceptés ni l’un ni l’autre à LADMMI, estime Desparois. Personnellement, je ne me suis jamais fait d’illusions, j’ai toujours voulu être chorégraphe. » « Durant ma formation, explique Poirier, j’aspirais vraiment, comme Pascal, à être chorégraphe. Probablement parce que je sentais le regard désapprobateur de certains professeurs sur mon corps. C’est en dansant dans Les Gros que j’ai réalisé que j’aimais aussi beaucoup être interprète. À vrai dire, je pense que je suis capable de danser n’importe quel style. »
Katia Lévesque et Jonatha Fortin dans Le Loup et la Colline (Short & Sweet, 2012).
Des avantages
Contrairement à la croyance populaire, il y a de nets avantages à être sinon gros du moins massif pour un danseur. « On gère beaucoup mieux tout ce qui concerne le sol, estime Poirier. On roule mieux, on absorbe mieux, on a plus de puissance, plus d’énergie. Je peux soulever des hommes sans difficulté. En contrepartie, je ne peux pas me faire soulever, en tout cas pas de manière gracieuse. Je ne peux pas faire de pointes et je ne peux pas, alors que c’est une pratique assez courante en ce moment, donner à voir mes os ou mes muscles. »
Les chorégraphes québécois qui font appel à des danseurs aux corps atypiques se comptent sur les doigts d’une main. En fait, c’est difficile de trouver quelqu’un d’autre que Dave St-Pierre. « Notre différence, le fait qu’on se démarque, qu’on se détache du groupe, ça devrait aussi être considéré comme une qualité, un atout, avance Poirier. Cela dit, j’hésite à jeter la pierre aux chorégraphes. C’est difficile pour eux d’engager des interprètes aux corps hors norme quand il y en a si peu parmi les finissants des écoles. »
Déclencher une réflexion
En créant son spectacle, le tandem souhaitait régler des comptes avec la tyrannie d’avoir à correspondre sans cesse à des standards. Il voulait aussi exprimer une condition, abolir des préjugés et créer des images inédites en danse contemporaine. « C’était ni plus ni moins qu’un geste politique, précise Émilie Poirier. On voulait s’inscrire dans le paysage, donner un autre point de vue. Certaines critiques étaient peu élogieuses, mais l’essentiel, pour nous, c’était la réponse du public, et elle a été très positive. Les gens restaient après toutes les représentations pour discuter avec nous. C’est clair qu’on déclenchait une réflexion, qu’on amenait les gens à s’interroger. »
Après cette expérience pas banale, les deux créateurs ont eu besoin de prendre un peu de recul. « Il nous fallait retrouver l’urgence, explique Poirier. Ça vient d’arriver, on travaille sur un nouveau projet, une vidéo-danse dont les enjeux concernent encore notre poids, ou plutôt la notion d’image corporelle. On n’a pas le sentiment d’avoir fait le tour de cette question. L’image est tellement importante dans notre société. Il y a, d’un côté, certaines formes de dénonciation et, de l’autre, tout ce qui reconduit les clichés : la pornographie, la mode, la publicité… Entre le fait de s’accepter tel qu’on est et celui de correspondre à une certaine idée de la perfection, il y a une dualité qui devrait nous inspirer encore quelques spectacles. »
Katia et Debbie
Après avoir œuvré pendant quelques années dans le secteur du travail social, Katia Lévesque est maintenant comédienne, danseuse et mannequin à temps plein. Depuis 2008, elle fait partie de la distribution de La Pornographie des âmes de Dave St-Pierre. Elle tient le rôle qui a été créé par Véronique Lavallée. Debbie Lynch-White a, quant à elle, reçu son diplôme de l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe en 2010. Le grand public l’a découverte dans la télésérie Unité 9, dans laquelle elle incarne Nancy « nazi » Prévost. Katia et Debbie ont partagé la scène dans Le Cycle de la boucherie, une création de Dave St-Pierre présentée à la Chapelle en 2011.
Vous voulez les voir se fâcher toutes les deux instantanément ? Dites-leur qu’elles n’ont pas ce qu’il faut pour jouer les jeunes premières ! « Je ne suis plus capable d’entendre que la société n’est pas prête, lance Lévesque. Si on ne lui donne jamais autre chose que ce qu’il connaît, le public ne va jamais le réclamer. » « C’est à nous de changer les mentalités, ajoute Lynch-White, de faire tomber les modèles, les conventions et les idées reçues. Cessons de prendre le spectateur moyen pour un imbécile. »
Toutes les deux s’entendent pour dire qu’il faut que les metteurs en scène et les réalisateurs fassent preuve de plus d’audace, qu’ils prennent des risques. « Je suis contente de jouer des gardiennes de prison ou des intervenantes sociales, explique Lynch-White, je pense que je suis bonne là-dedans, mais croyez-moi, je suis capable d’interpréter des personnages tout à fait différents. Pourquoi Roméo et Juliette, ça ne serait pas un Noir et une grosse ? »
Debbie Lynch-White dans Le Cycle de la boucherie (Dave St-Pierre, 2011).
Miser sur sa singularité
Katia Lévesque considère que son corps est un avantage, un atout sur lequel elle s’efforce de miser. « J’ai le désir d’explorer mon corps comme structure, précise-t-elle. Là où d’autres voient de la chair inerte, je vois une architecture à gravir, une superficie, une forme à escalader. C’est ce qui m’a poussée à travailler avec l’artiste de cirque Jonathan Fortin. J’aime aussi beaucoup aller du côté des arts visuels, de la photographie et même de la mode. » Debbie Lynch-White est du même avis : pas question de faire oublier son corps, mais pas question non plus de la réduire à sa corpulence. « Le rôle de la grosse de service, ça ne m’intéresse pas. À mon avis, accepter ça, ce serait reconduire les clichés, conforter les agents, les producteurs et les spectateurs dans leurs habitudes. »
De la part de collègues comme de certains spectateurs, les deux créatrices reçoivent des commentaires qui les troublent. « Il y a les remarques méprisantes de ceux qui pensent qu’ils t’apprennent que tu es grosse, explique Lynch-White. Je l’ai toujours su, j’en ai toujours été consciente et je ne me suis jamais sentie à part pour autant. Ce que je trouve presque plus choquant, c’est quand on me dit que je suis courageuse, qu’on me félicite d’assumer mon corps à ce point-là. Ça me fait un peu capoter. D’abord parce que je ne me lève pas le matin en me disant que je vais poser un acte de bravoure. Je fais mon travail, tout simplement. Mais aussi parce que ça sous-entend que je suis anormale, outsider, voire un peu monstrueuse. »
« C’est comme si on nous applaudissait parce qu’on ose sortir de la maison, ajoute Lévesque. Qu’on nous disait qu’on avait du cran de se montrer à la face du monde ! Croyez-le ou non, il y a une critique du Toronto Star qui a écrit que c’était probablement par naïveté ou par manque de jugement que j’avais accepté de danser dans le spectacle de Dave St-Pierre. Je n’en suis pas encore revenue. »
Néanmoins, les deux jeunes femmes ont conscience que ce qu’elles font a une portée politique. « Je n’irais pas jusqu’à dire que je me sens investie d’une mission, lance Lévesque. Je ne suis pas la porte-parole des grosses du monde entier ! Mais je sais que ce que je fais est en quelque sorte militant. Je veux que les filles comme moi se reconnaissent sur scène. Il faut que tous les types de corps soient représentés, que les gens finissent par admettre que tout ça existe. Autrement dit, c’est parce que j’ai envie de le voir que je l’offre. »
Katia Lévesque dans Le Cycle de la boucherie (Dave St-Pierre, 2011).
Dave St-Pierre et la liberté
Dans le parcours des deux interprètes, la rencontre avec Dave St-Pierre a été particulièrement marquante. D’autant qu’il s’agissait pour toutes les deux d’une première expérience de nudité sur scène. « Avec Dave, j’ai pu réinvestir mon corps, me reconnecter avec lui, explique Lévesque. Dès le premier jour, j’ai ressenti une immense liberté, comme je n’en avais jamais expérimenté auparavant. »
« Dave, c’est quelqu’un d’extrêmement humain, précise Lynch-White. Je me suis tout de suite sentie en confiance avec lui. Être nue sur une scène, c’est quelque chose que je n’avais jamais pensé faire. Pas plus que de la danse contemporaine, d’ailleurs. C’est grâce à Dave et à son travail que j’ai pu ne serait-ce qu’envisager l’idée d’utiliser mon corps comme ça. Il fallait que je prenne part à pareille beauté, même si ça voulait dire me mettre à poil. Ma rencontre avec Dave a été d’une importance capitale. Je ne serais pas la même actrice si nos chemins ne s’étaient pas croisés. »
En citant des créatrices comme Kathleen Fortin, Beth Ditto, Geneviève Schmidt, Olivia Palacci et Julie De Lafrenière, nos quatre interlocuteurs s’entendent pour dire qu’un vent de changement souffle en ce moment dans le milieu des arts vivants comme dans la société en ce qui concerne la perception des corps qui s’écartent des normes imposées. Selon eux, c’est encore fragile, mais c’est bien réel, et surtout, ça ne fait que commencer.
Nous avons rencontré Pascal Desparois, Katia Lévesque, Debbie Lynch-White et Émilie Poirier, quatre interprètes qu’un corps rond n’empêche absolument pas de danser.
En danse contemporaine, au Québec, les corps atypiques sont rarissimes. Non seulement les danseurs qui sortent des écoles sont généralement minces, mais ils présentent souvent aussi des musculatures étrangement comparables, comme si leur formation les avait sculptés de manière à ce qu’ils correspondent à un idéal en vogue. Dans un pareil contexte, est-il possible de devenir danseur quand on est rond, enrobé, gros ou carrément obèse ? Est-ce que cela équivaut à se condamner au rejet, à la frustration, au chômage ou même au changement de carrière ?
Pascal et Émilie
Appartenant à la même cohorte de diplômés du baccalauréat en danse de l’UQAM, Émilie Poirier et Pascal Desparois présentaient, en 2011, à Tangente, un spectacle intitulé Les Gros. Chorégraphie en sept tableaux, la pièce d’une cinquantaine de minutes était une réflexion sur le fait d’être corpulent dans le monde de la danse et dans la société en général. Devant les corps minces ou « normaux » des quatre autres interprètes, le tandem se mettait à nu, au propre comme au figuré.
Tout en affirmant que leurs enseignants ne leur ont pas suggéré de perdre du poids, Pascal et Émilie avouent que les impératifs du ballet continuent de planer sur l’univers de la danse. « C’est perceptible un peu partout, révèle Desparois. On a beau appeler ça de la danse contemporaine, l’héritage du ballet est immense. Heureusement, nos professeurs de somatique nous ont montré à nous approprier le mouvement, à miser sur nos forces, à contourner nos faiblesses, à faire de nos lacunes des signes distinctifs. Cette dualité entre le corps qu’on devrait atteindre et celui qu’on a et avec lequel on doit apprendre à travailler a été présente pendant toute notre formation. »
Les deux amis avouent n’avoir jamais rêvé d’une carrière d’interprète, à tout le moins pas dans le sens conventionnel du terme. « On n’aurait sûrement pas été acceptés ni l’un ni l’autre à LADMMI, estime Desparois. Personnellement, je ne me suis jamais fait d’illusions, j’ai toujours voulu être chorégraphe. » « Durant ma formation, explique Poirier, j’aspirais vraiment, comme Pascal, à être chorégraphe. Probablement parce que je sentais le regard désapprobateur de certains professeurs sur mon corps. C’est en dansant dans Les Gros que j’ai réalisé que j’aimais aussi beaucoup être interprète. À vrai dire, je pense que je suis capable de danser n’importe quel style. »
Katia Lévesque et Jonatha Fortin dans Le Loup et la Colline (Short & Sweet, 2012).
Des avantages
Contrairement à la croyance populaire, il y a de nets avantages à être sinon gros du moins massif pour un danseur. « On gère beaucoup mieux tout ce qui concerne le sol, estime Poirier. On roule mieux, on absorbe mieux, on a plus de puissance, plus d’énergie. Je peux soulever des hommes sans difficulté. En contrepartie, je ne peux pas me faire soulever, en tout cas pas de manière gracieuse. Je ne peux pas faire de pointes et je ne peux pas, alors que c’est une pratique assez courante en ce moment, donner à voir mes os ou mes muscles. »
Les chorégraphes québécois qui font appel à des danseurs aux corps atypiques se comptent sur les doigts d’une main. En fait, c’est difficile de trouver quelqu’un d’autre que Dave St-Pierre. « Notre différence, le fait qu’on se démarque, qu’on se détache du groupe, ça devrait aussi être considéré comme une qualité, un atout, avance Poirier. Cela dit, j’hésite à jeter la pierre aux chorégraphes. C’est difficile pour eux d’engager des interprètes aux corps hors norme quand il y en a si peu parmi les finissants des écoles. »
Déclencher une réflexion
En créant son spectacle, le tandem souhaitait régler des comptes avec la tyrannie d’avoir à correspondre sans cesse à des standards. Il voulait aussi exprimer une condition, abolir des préjugés et créer des images inédites en danse contemporaine. « C’était ni plus ni moins qu’un geste politique, précise Émilie Poirier. On voulait s’inscrire dans le paysage, donner un autre point de vue. Certaines critiques étaient peu élogieuses, mais l’essentiel, pour nous, c’était la réponse du public, et elle a été très positive. Les gens restaient après toutes les représentations pour discuter avec nous. C’est clair qu’on déclenchait une réflexion, qu’on amenait les gens à s’interroger. »
Après cette expérience pas banale, les deux créateurs ont eu besoin de prendre un peu de recul. « Il nous fallait retrouver l’urgence, explique Poirier. Ça vient d’arriver, on travaille sur un nouveau projet, une vidéo-danse dont les enjeux concernent encore notre poids, ou plutôt la notion d’image corporelle. On n’a pas le sentiment d’avoir fait le tour de cette question. L’image est tellement importante dans notre société. Il y a, d’un côté, certaines formes de dénonciation et, de l’autre, tout ce qui reconduit les clichés : la pornographie, la mode, la publicité… Entre le fait de s’accepter tel qu’on est et celui de correspondre à une certaine idée de la perfection, il y a une dualité qui devrait nous inspirer encore quelques spectacles. »
Katia et Debbie
Après avoir œuvré pendant quelques années dans le secteur du travail social, Katia Lévesque est maintenant comédienne, danseuse et mannequin à temps plein. Depuis 2008, elle fait partie de la distribution de La Pornographie des âmes de Dave St-Pierre. Elle tient le rôle qui a été créé par Véronique Lavallée. Debbie Lynch-White a, quant à elle, reçu son diplôme de l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe en 2010. Le grand public l’a découverte dans la télésérie Unité 9, dans laquelle elle incarne Nancy « nazi » Prévost. Katia et Debbie ont partagé la scène dans Le Cycle de la boucherie, une création de Dave St-Pierre présentée à la Chapelle en 2011.
Vous voulez les voir se fâcher toutes les deux instantanément ? Dites-leur qu’elles n’ont pas ce qu’il faut pour jouer les jeunes premières ! « Je ne suis plus capable d’entendre que la société n’est pas prête, lance Lévesque. Si on ne lui donne jamais autre chose que ce qu’il connaît, le public ne va jamais le réclamer. » « C’est à nous de changer les mentalités, ajoute Lynch-White, de faire tomber les modèles, les conventions et les idées reçues. Cessons de prendre le spectateur moyen pour un imbécile. »
Toutes les deux s’entendent pour dire qu’il faut que les metteurs en scène et les réalisateurs fassent preuve de plus d’audace, qu’ils prennent des risques. « Je suis contente de jouer des gardiennes de prison ou des intervenantes sociales, explique Lynch-White, je pense que je suis bonne là-dedans, mais croyez-moi, je suis capable d’interpréter des personnages tout à fait différents. Pourquoi Roméo et Juliette, ça ne serait pas un Noir et une grosse ? »
Debbie Lynch-White dans Le Cycle de la boucherie (Dave St-Pierre, 2011).
Miser sur sa singularité
Katia Lévesque considère que son corps est un avantage, un atout sur lequel elle s’efforce de miser. « J’ai le désir d’explorer mon corps comme structure, précise-t-elle. Là où d’autres voient de la chair inerte, je vois une architecture à gravir, une superficie, une forme à escalader. C’est ce qui m’a poussée à travailler avec l’artiste de cirque Jonathan Fortin. J’aime aussi beaucoup aller du côté des arts visuels, de la photographie et même de la mode. » Debbie Lynch-White est du même avis : pas question de faire oublier son corps, mais pas question non plus de la réduire à sa corpulence. « Le rôle de la grosse de service, ça ne m’intéresse pas. À mon avis, accepter ça, ce serait reconduire les clichés, conforter les agents, les producteurs et les spectateurs dans leurs habitudes. »
De la part de collègues comme de certains spectateurs, les deux créatrices reçoivent des commentaires qui les troublent. « Il y a les remarques méprisantes de ceux qui pensent qu’ils t’apprennent que tu es grosse, explique Lynch-White. Je l’ai toujours su, j’en ai toujours été consciente et je ne me suis jamais sentie à part pour autant. Ce que je trouve presque plus choquant, c’est quand on me dit que je suis courageuse, qu’on me félicite d’assumer mon corps à ce point-là. Ça me fait un peu capoter. D’abord parce que je ne me lève pas le matin en me disant que je vais poser un acte de bravoure. Je fais mon travail, tout simplement. Mais aussi parce que ça sous-entend que je suis anormale, outsider, voire un peu monstrueuse. »
« C’est comme si on nous applaudissait parce qu’on ose sortir de la maison, ajoute Lévesque. Qu’on nous disait qu’on avait du cran de se montrer à la face du monde ! Croyez-le ou non, il y a une critique du Toronto Star qui a écrit que c’était probablement par naïveté ou par manque de jugement que j’avais accepté de danser dans le spectacle de Dave St-Pierre. Je n’en suis pas encore revenue. »
Néanmoins, les deux jeunes femmes ont conscience que ce qu’elles font a une portée politique. « Je n’irais pas jusqu’à dire que je me sens investie d’une mission, lance Lévesque. Je ne suis pas la porte-parole des grosses du monde entier ! Mais je sais que ce que je fais est en quelque sorte militant. Je veux que les filles comme moi se reconnaissent sur scène. Il faut que tous les types de corps soient représentés, que les gens finissent par admettre que tout ça existe. Autrement dit, c’est parce que j’ai envie de le voir que je l’offre. »
Katia Lévesque dans Le Cycle de la boucherie (Dave St-Pierre, 2011).
Dave St-Pierre et la liberté
Dans le parcours des deux interprètes, la rencontre avec Dave St-Pierre a été particulièrement marquante. D’autant qu’il s’agissait pour toutes les deux d’une première expérience de nudité sur scène. « Avec Dave, j’ai pu réinvestir mon corps, me reconnecter avec lui, explique Lévesque. Dès le premier jour, j’ai ressenti une immense liberté, comme je n’en avais jamais expérimenté auparavant. »
« Dave, c’est quelqu’un d’extrêmement humain, précise Lynch-White. Je me suis tout de suite sentie en confiance avec lui. Être nue sur une scène, c’est quelque chose que je n’avais jamais pensé faire. Pas plus que de la danse contemporaine, d’ailleurs. C’est grâce à Dave et à son travail que j’ai pu ne serait-ce qu’envisager l’idée d’utiliser mon corps comme ça. Il fallait que je prenne part à pareille beauté, même si ça voulait dire me mettre à poil. Ma rencontre avec Dave a été d’une importance capitale. Je ne serais pas la même actrice si nos chemins ne s’étaient pas croisés. »
En citant des créatrices comme Kathleen Fortin, Beth Ditto, Geneviève Schmidt, Olivia Palacci et Julie De Lafrenière, nos quatre interlocuteurs s’entendent pour dire qu’un vent de changement souffle en ce moment dans le milieu des arts vivants comme dans la société en ce qui concerne la perception des corps qui s’écartent des normes imposées. Selon eux, c’est encore fragile, mais c’est bien réel, et surtout, ça ne fait que commencer.