Mourir peut s’avérer une activité fort épuisante. Pour créer la vie, l’acteur doit-il obligatoirement passer par là ?
À la mémoire de Catherine Bégin
Souvent, je meurs.
Oui, c’est une chose qui m’arrive très régulièrement. La nuit, le soir, le jour, je meurs en pleine lumière ou encore dans l’obscurité la plus complète, je disparais aspiré par un destin ludique, sous les feux de la rampe, sous un faux soleil, je brûle soir après soir, je quitte le monde, je pars, oui, soudain… je ne suis plus là. Moi qui crois tant en la vie, je suis mort trop souvent et sur toutes les scènes. Montréal, Québec, Ottawa, Toronto, Paris, Londres, Bruxelles, Florence, Lisbonne, Timișoara… On m’a retrouvé mort un peu partout sur la planète et je m’en suis remis. Je m’en suis remis. Mes morts m’ont aidé à vivre.
J’ai 23 ans.
Je suis Michaël, l’ami américain des Enfants terribles de Cocteau. Nous sommes au Bain Laviolette. Cette piscine art déco sera bientôt détruite. Le théâtre et Cocteau font acte de résistance au coin de l’avenue De Lorimier et du boulevard De Maisonneuve. Le Bain est plein. La foule accourt. Dès le début du spectacle, je suis mort. J’apparais comme un revenant, foulard écarlate au cou, longue cigarette aux doigts et juste au-dessus du vide, j’interroge les causes et les circonstances de ma mort. Ce sont les mêmes que celles d’Isadora Duncan, étranglée par son écharpe au volant de sa voiture décapotable. À la fin d’un long monologue, j’ai le vertige, j’éteins ma cigarette, je tangue, je tremble, je crie : « What time is it, now ? » Qui parle ? Michaël ? Marcel ? Cocteau ? Long silence. Un écho au fond de la piscine condamnée. Je coule au fond des eaux. Puis, plus rien. Ce Michaël auquel j’ai donné vie meurt. Noir. Pendant les répétitions, je me demande comment jouer le mort. Celui qui n’est plus et qui vient nous parler avant de chuter à nouveau. Grâce à Cocteau je traverse le miroir. Nous ne sommes pas dans le réalisme, mais il faut trouver la vérité, la justesse, le ton. Incarner ce fantôme. Croire d’abord au discours de Michaël, l’habiter totalement. Dire les mots comme si c’étaient ceux de son subconscient au moment de l’accident fatal. Les derniers. Ceux qu’on se dit à soi avant de s’en aller. Sur scène, je viens raconter ma mort pour m’en libérer, me libérer de la souffrance tragique et physique par laquelle je disparais. C’est la voix, le corps, le regard qui éclairent les mots. Le texte est très fort, il me porte, et, puisque j’ai l’âge du personnage, l’idée seule d’une mort à 20 ans fait une partie du travail. Dans ma vie adolescente, j’ai malheureusement connu ce vertige, ce terrible chagrin, alors je sais de quoi Cocteau parle. Ici, la jeunesse, l’accent, l’écharpe rouge, la cigarette qui brûle, sont les symboles de sa destinée tragique. C’est avec eux que je joue. Avec eux et avec ma mémoire.
J’ai 28 ans. Je ne suis pas mort.
Je joue à Paris, Londres, Bruxelles… Je m’apprête à mourir dans les deux langues. Français. Anglais. Le Dernier Délire permis de Jean-Frédéric Messier. Je suis Elvire, l’amoureux transi de Domme. Je veux en finir. Je traîne dans ma valise cette ceinture en cuir noir avec laquelle je fais un nœud coulant afin d’y passer ma tête désespérée. Je referai ce geste une centaine de fois. Bientôt, mes pieds flotteront dans le vide. Ce sera terminé. Je n’y arrive pas. Domme, mon amour, surgit. Elvire, le mystique au cœur pur, ne mourra pas. Vouloir mourir d’amour sur scène tous les soirs est une chose belle, poétique, prenante et très troublante. Avec ce personnage, c’était le rituel du désir de mort qu’il me fallait restituer soir après soir. En une seule scène, il y avait la vraie menace de mort et la mise à exécution de celle-ci, désamorcée par Domme. Tout se passait dans le regard. Sylvie Moreau et moi tendions un fil d’intensité entre nous, sur lequel le texte se déposait. Extrême concentration. Extrême douceur. Le moindre faux mouvement pouvait être fatal. Une partition jouée à deux. La façon de nouer la ceinture avec laquelle Elvire veut se pendre et ensuite la façon de la dénouer devenait un ballet d’une grande précision. J’ai remarqué que ce geste si simple, si concret créait un malaise, une tension dans la salle. Pourtant nous étions au théâtre. La gravité et le trop grand calme de chaque geste posé figeaient le public. Il y avait danger. Chaque soir, j’ai eu l’impression de toucher à quelque chose d’un peu tabou : jouer avec la mort. Le public veut ça. S’attend à ça. Paye pour ça, mais à la fois, ça demeure délicat, « malaisant ». À quoi le public peut-il s’accrocher ? À l’histoire. Il est au théâtre après tout. Il est venu entendre une histoire. Le malaise collectif, le frisson, l’émotion passeront pour ces raisons-là. On est venu pour vibrer. En direct. C’est un pacte, un trafic de sensations, un vertige ludique d’émotions intenses, qui nous fait sentir plus vivant. Le public aussi joue le jeu. Même avec la mort, il joue avec nous. La distance imposée par la scène permet au public de se voir. Voir sa peur et sa fascination pour la mort. La seule expérience après la naissance, qui est cruellement et inévitablement universelle. Tous la vivront. En attendant, on vient la voir et la ressentir au théâtre. Les comédiens montrent au public comment elle pourrait surgir dans leur vie.
Un jour où je joue Folire dans Nuits blanches au Théâtre Denise-Pelletier, j’ai vis une expérience très singulière. Cette pièce dure trois heures. Nous restons sur scène à l’entracte, et tandis qu’un fossoyeur vient creuser nos tombeaux, nous dansons frénétiquement. Folire l’androgyne danse jusqu’à la fin puis… s’écroule. Nous jouons deux fois par jour. Entre les deux représentations, je répète une pièce de Havel dirigée par Marie-Louise Leblanc. Je suis épuisé. Un matin, à l’entracte de notre première représentation de la journée, m’ayant vu m’écrouler en Folire, un jeune élève monte sur scène, s’approche de moi. Inquiet, il me demande : « Folire, es-tu correct ? Vas-tu mourir ? Es-tu mort ? » Je suis au sol en sueur, je crois rêver. Vais-je mourir ? Suis-je mort ? me demande le garçon, troublé. Mourir ? Je me pose la question. Je lui réponds que, pour l’instant, ça va. Que c’est dans la pièce et que Folire va se relever pour la deuxième partie. L’enfant repart. Sensation incroyable. Le théâtre qui interroge la vie. L’enfant spectateur et l’acteur à demi évanoui qui interrogent la mort, la fin, l’anéantissement, le décès. Ici, la danse de tous les personnages et celle trop frénétique de Folire deviennent le signe d’une mort annoncée. Plus tard, Folire voudra se suicider. Expression d’un profond désespoir que le théâtre doit montrer. Aux jeunes ou aux moins jeunes. La solitude et la douleur de l’homme vivant avec la conscience de celles-ci. Pour cet enfant candide, il n’y a plus de barrière entre la scène et la salle ; sans arrogance, mais paniqué, il s’est permis spontanément de venir voir si l’acteur était vraiment tombé. La naïveté d’un jeune spectateur pensant qu’on peut accidentellement mourir sur scène est la preuve, il me semble, qu’il y a encore un peu d’espoir. Que l’art arrive encore à jouer avec l’inconfort et le trouble. C’est rassurant. Ces jours-là, en rentrant du théâtre, je retrouve ma vie. Je perds des parents. Je perds des amis. J’écris. La vie me violente. J’ai les yeux qui coulent. Je monte sur scène en pensant à mes morts. Je joue pour eux. Je joue avec eux. Je suis éclairé par eux. Mes morts. Un spectateur comme celui du TDP me fait me demander pourquoi jouer à s’en rendre malade. Réponse : avant de mourir moi-même, je veux donner un peu de vie, de beauté, d’espoir. Je souhaite ouvrir des portes. Des esprits. Des cœurs. Ce sont de grands mots. Oui. Je veux transporter un peu de lumière. En créer. Le monde a besoin de ça. Même si parfois cette lumière est noire.
Une autre mort marquante pour moi a été celle de Christophe. Musée d’art contemporain. Le Making of de Macbeth (Pigeons International/MAC, 1996). Christophe, le costumier, tente de défier sa mort en se métamorphosant en Lady Macbeth. Ainsi, dans une robe élisabéthaine en velours rouge sang, il avance à la manière d’un danseur de butô et déclame en anglais, avec les mots de Shakespeare, sa rage, sa violence et son désespoir : « Come you spirits… Make thick my blood… Hold ! Hold ! » Puis, il s’effondre. Je suis Marcel au musée, qui joue Christophe qui se transforme en Lady Macbeth en entrant dans la robe qu’il a conçue pour elle. La robe devient son sarcophage, son cercueil. Le costume devient le linceul accueillant sa mort. Un costume au théâtre est un signe, une peau, un révélateur. Ici, il devient, et de façon spectaculaire, le symbole du désespoir de Christophe et de son mal de vivre. Celui d’un être souffrant qui ne sait plus s’il est homme ou femme. Ultime désarroi. Les objets parlent pour lui. Les objets sont porteurs de sens. Ils sont signes et habits évocateurs.
Mourir ainsi pendant un mois ou plus crée en soi une fragilité. Il faut savoir aller très loin dans l’abandon, la vulnérabilité et l’expression du désespoir, pour ensuite s’en sortir. Mourir épuise. Il y a un état, un schéma dramatique intérieur qu’il faut trouver, un mouvement, un chemin en soi pour arriver à la fin. L’ultime fin où l’on s’écroule. On meurt dans la lumière des projecteurs. Après on se relève. Il faut se relever. Il faut trouver une façon. L’acteur qui ne se relève que difficilement est fini.
J’ai 40 ans.
Nous sommes dans un cimetière sur le mont Royal. Nous préparons La Fête des morts. À chaque soir dans l’obscurité d’octobre, nous plaçons nos accessoires avant que le public descende de l’autobus nolisé et vienne nous rencontrer. Nous, acteurs de Momentum. Mon mort accueille son jumeau venu le rejoindre, et la fête commence, le rituel, le récit poétique et déambulatoire à travers les pierres tombales des hommes et des femmes enterrés sous nos pieds. Nous marchons sur les morts, nous faisons une fête pour eux. Musique. Cette expérience théâtrale sera la plus étrange et la plus troublante que j’ai vécue. Temps et espace sont à jamais transformés. Nous célébrons notre propre finalité. Une prière, un chant, une méditation, une peur, un silence collectif et les feuilles mortes balayées par le vent. Des images, des frémissements partagés et des souvenirs de nos vies marchant dans la nuit. On traverse le temps. Il se suspend. On l’habite dans cet espace théâtral in situ. Cette expérience ramène chaque spectateur à son lien intime avec le lieu des morts, le cimetière, et, par lui, à ses morts et à la sienne propre. Sommes-nous encore au théâtre ? Sommes-nous dans un lieu sacré réinventé, qui nous permet de l’apprivoiser ? Il n’y a plus de début ni de fin : nous sommes là devant nos destins bien plus que devant un spectacle. Nous marchons sur le passé. Nous habitons la nuit et célébrons notre finitude en devenir. Expérience exceptionnelle. Ensemble, nous défions les dieux, les lieux et le temps. Une façon de créer, de prier, de résister, de vivre.
J’ai 52 ans.
Dans ma vie, il me semble qu’il n’y a eu que très peu de jours où je n’ai pensé à la mort. C’est peut-être pour ça que, depuis 30 ans, je ne cesse de jouer, d’écrire, de mettre en scène avec une passion et une rage de vivre. Je souhaite créer, éclairer le monde avec un peu de ludisme, de poésie et de réflexion. En dépit de tous les deuils, chagrins, trahisons, douleurs. Je suis né avec la mort à mes côtés. Je mourrai avec elle. Je l’ai tant interprétée, cette voleuse de vies. Monter sur scène, prendre la parole, c’est chaque fois la défier. L’art est là pour en témoigner, pour faire résonner les mots de Nietzsche : « N’oublie pas de te rappeler. » Devoir de mémoire. Je continue. J’ai survécu à tant de morts théâtrales. C’est à chaque fois un défi. Une naissance. Je suis un survivant qui poursuit son chemin. J’avance. Je joue. Je vis. Je sais d’où je viens. Je continue à préserver ma lumière. C’est le cœur qui bat très fort. Le cœur… qui parfois saigne en scène, et laisse une trace rouge vif sur le sol noir.
Mourir peut s’avérer une activité fort épuisante. Pour créer la vie, l’acteur doit-il obligatoirement passer par là ?
À la mémoire de Catherine Bégin
Souvent, je meurs.
Oui, c’est une chose qui m’arrive très régulièrement. La nuit, le soir, le jour, je meurs en pleine lumière ou encore dans l’obscurité la plus complète, je disparais aspiré par un destin ludique, sous les feux de la rampe, sous un faux soleil, je brûle soir après soir, je quitte le monde, je pars, oui, soudain… je ne suis plus là. Moi qui crois tant en la vie, je suis mort trop souvent et sur toutes les scènes. Montréal, Québec, Ottawa, Toronto, Paris, Londres, Bruxelles, Florence, Lisbonne, Timișoara… On m’a retrouvé mort un peu partout sur la planète et je m’en suis remis. Je m’en suis remis. Mes morts m’ont aidé à vivre.
J’ai 23 ans.
Je suis Michaël, l’ami américain des Enfants terribles de Cocteau. Nous sommes au Bain Laviolette. Cette piscine art déco sera bientôt détruite. Le théâtre et Cocteau font acte de résistance au coin de l’avenue De Lorimier et du boulevard De Maisonneuve. Le Bain est plein. La foule accourt. Dès le début du spectacle, je suis mort. J’apparais comme un revenant, foulard écarlate au cou, longue cigarette aux doigts et juste au-dessus du vide, j’interroge les causes et les circonstances de ma mort. Ce sont les mêmes que celles d’Isadora Duncan, étranglée par son écharpe au volant de sa voiture décapotable. À la fin d’un long monologue, j’ai le vertige, j’éteins ma cigarette, je tangue, je tremble, je crie : « What time is it, now ? » Qui parle ? Michaël ? Marcel ? Cocteau ? Long silence. Un écho au fond de la piscine condamnée. Je coule au fond des eaux. Puis, plus rien. Ce Michaël auquel j’ai donné vie meurt. Noir. Pendant les répétitions, je me demande comment jouer le mort. Celui qui n’est plus et qui vient nous parler avant de chuter à nouveau. Grâce à Cocteau je traverse le miroir. Nous ne sommes pas dans le réalisme, mais il faut trouver la vérité, la justesse, le ton. Incarner ce fantôme. Croire d’abord au discours de Michaël, l’habiter totalement. Dire les mots comme si c’étaient ceux de son subconscient au moment de l’accident fatal. Les derniers. Ceux qu’on se dit à soi avant de s’en aller. Sur scène, je viens raconter ma mort pour m’en libérer, me libérer de la souffrance tragique et physique par laquelle je disparais. C’est la voix, le corps, le regard qui éclairent les mots. Le texte est très fort, il me porte, et, puisque j’ai l’âge du personnage, l’idée seule d’une mort à 20 ans fait une partie du travail. Dans ma vie adolescente, j’ai malheureusement connu ce vertige, ce terrible chagrin, alors je sais de quoi Cocteau parle. Ici, la jeunesse, l’accent, l’écharpe rouge, la cigarette qui brûle, sont les symboles de sa destinée tragique. C’est avec eux que je joue. Avec eux et avec ma mémoire.
J’ai 28 ans. Je ne suis pas mort.
Je joue à Paris, Londres, Bruxelles… Je m’apprête à mourir dans les deux langues. Français. Anglais. Le Dernier Délire permis de Jean-Frédéric Messier. Je suis Elvire, l’amoureux transi de Domme. Je veux en finir. Je traîne dans ma valise cette ceinture en cuir noir avec laquelle je fais un nœud coulant afin d’y passer ma tête désespérée. Je referai ce geste une centaine de fois. Bientôt, mes pieds flotteront dans le vide. Ce sera terminé. Je n’y arrive pas. Domme, mon amour, surgit. Elvire, le mystique au cœur pur, ne mourra pas. Vouloir mourir d’amour sur scène tous les soirs est une chose belle, poétique, prenante et très troublante. Avec ce personnage, c’était le rituel du désir de mort qu’il me fallait restituer soir après soir. En une seule scène, il y avait la vraie menace de mort et la mise à exécution de celle-ci, désamorcée par Domme. Tout se passait dans le regard. Sylvie Moreau et moi tendions un fil d’intensité entre nous, sur lequel le texte se déposait. Extrême concentration. Extrême douceur. Le moindre faux mouvement pouvait être fatal. Une partition jouée à deux. La façon de nouer la ceinture avec laquelle Elvire veut se pendre et ensuite la façon de la dénouer devenait un ballet d’une grande précision. J’ai remarqué que ce geste si simple, si concret créait un malaise, une tension dans la salle. Pourtant nous étions au théâtre. La gravité et le trop grand calme de chaque geste posé figeaient le public. Il y avait danger. Chaque soir, j’ai eu l’impression de toucher à quelque chose d’un peu tabou : jouer avec la mort. Le public veut ça. S’attend à ça. Paye pour ça, mais à la fois, ça demeure délicat, « malaisant ». À quoi le public peut-il s’accrocher ? À l’histoire. Il est au théâtre après tout. Il est venu entendre une histoire. Le malaise collectif, le frisson, l’émotion passeront pour ces raisons-là. On est venu pour vibrer. En direct. C’est un pacte, un trafic de sensations, un vertige ludique d’émotions intenses, qui nous fait sentir plus vivant. Le public aussi joue le jeu. Même avec la mort, il joue avec nous. La distance imposée par la scène permet au public de se voir. Voir sa peur et sa fascination pour la mort. La seule expérience après la naissance, qui est cruellement et inévitablement universelle. Tous la vivront. En attendant, on vient la voir et la ressentir au théâtre. Les comédiens montrent au public comment elle pourrait surgir dans leur vie.
Un jour où je joue Folire dans Nuits blanches au Théâtre Denise-Pelletier, j’ai vis une expérience très singulière. Cette pièce dure trois heures. Nous restons sur scène à l’entracte, et tandis qu’un fossoyeur vient creuser nos tombeaux, nous dansons frénétiquement. Folire l’androgyne danse jusqu’à la fin puis… s’écroule. Nous jouons deux fois par jour. Entre les deux représentations, je répète une pièce de Havel dirigée par Marie-Louise Leblanc. Je suis épuisé. Un matin, à l’entracte de notre première représentation de la journée, m’ayant vu m’écrouler en Folire, un jeune élève monte sur scène, s’approche de moi. Inquiet, il me demande : « Folire, es-tu correct ? Vas-tu mourir ? Es-tu mort ? » Je suis au sol en sueur, je crois rêver. Vais-je mourir ? Suis-je mort ? me demande le garçon, troublé. Mourir ? Je me pose la question. Je lui réponds que, pour l’instant, ça va. Que c’est dans la pièce et que Folire va se relever pour la deuxième partie. L’enfant repart. Sensation incroyable. Le théâtre qui interroge la vie. L’enfant spectateur et l’acteur à demi évanoui qui interrogent la mort, la fin, l’anéantissement, le décès. Ici, la danse de tous les personnages et celle trop frénétique de Folire deviennent le signe d’une mort annoncée. Plus tard, Folire voudra se suicider. Expression d’un profond désespoir que le théâtre doit montrer. Aux jeunes ou aux moins jeunes. La solitude et la douleur de l’homme vivant avec la conscience de celles-ci. Pour cet enfant candide, il n’y a plus de barrière entre la scène et la salle ; sans arrogance, mais paniqué, il s’est permis spontanément de venir voir si l’acteur était vraiment tombé. La naïveté d’un jeune spectateur pensant qu’on peut accidentellement mourir sur scène est la preuve, il me semble, qu’il y a encore un peu d’espoir. Que l’art arrive encore à jouer avec l’inconfort et le trouble. C’est rassurant. Ces jours-là, en rentrant du théâtre, je retrouve ma vie. Je perds des parents. Je perds des amis. J’écris. La vie me violente. J’ai les yeux qui coulent. Je monte sur scène en pensant à mes morts. Je joue pour eux. Je joue avec eux. Je suis éclairé par eux. Mes morts. Un spectateur comme celui du TDP me fait me demander pourquoi jouer à s’en rendre malade. Réponse : avant de mourir moi-même, je veux donner un peu de vie, de beauté, d’espoir. Je souhaite ouvrir des portes. Des esprits. Des cœurs. Ce sont de grands mots. Oui. Je veux transporter un peu de lumière. En créer. Le monde a besoin de ça. Même si parfois cette lumière est noire.
Une autre mort marquante pour moi a été celle de Christophe. Musée d’art contemporain. Le Making of de Macbeth (Pigeons International/MAC, 1996). Christophe, le costumier, tente de défier sa mort en se métamorphosant en Lady Macbeth. Ainsi, dans une robe élisabéthaine en velours rouge sang, il avance à la manière d’un danseur de butô et déclame en anglais, avec les mots de Shakespeare, sa rage, sa violence et son désespoir : « Come you spirits… Make thick my blood… Hold ! Hold ! » Puis, il s’effondre. Je suis Marcel au musée, qui joue Christophe qui se transforme en Lady Macbeth en entrant dans la robe qu’il a conçue pour elle. La robe devient son sarcophage, son cercueil. Le costume devient le linceul accueillant sa mort. Un costume au théâtre est un signe, une peau, un révélateur. Ici, il devient, et de façon spectaculaire, le symbole du désespoir de Christophe et de son mal de vivre. Celui d’un être souffrant qui ne sait plus s’il est homme ou femme. Ultime désarroi. Les objets parlent pour lui. Les objets sont porteurs de sens. Ils sont signes et habits évocateurs.
Mourir ainsi pendant un mois ou plus crée en soi une fragilité. Il faut savoir aller très loin dans l’abandon, la vulnérabilité et l’expression du désespoir, pour ensuite s’en sortir. Mourir épuise. Il y a un état, un schéma dramatique intérieur qu’il faut trouver, un mouvement, un chemin en soi pour arriver à la fin. L’ultime fin où l’on s’écroule. On meurt dans la lumière des projecteurs. Après on se relève. Il faut se relever. Il faut trouver une façon. L’acteur qui ne se relève que difficilement est fini.
J’ai 40 ans.
Nous sommes dans un cimetière sur le mont Royal. Nous préparons La Fête des morts. À chaque soir dans l’obscurité d’octobre, nous plaçons nos accessoires avant que le public descende de l’autobus nolisé et vienne nous rencontrer. Nous, acteurs de Momentum. Mon mort accueille son jumeau venu le rejoindre, et la fête commence, le rituel, le récit poétique et déambulatoire à travers les pierres tombales des hommes et des femmes enterrés sous nos pieds. Nous marchons sur les morts, nous faisons une fête pour eux. Musique. Cette expérience théâtrale sera la plus étrange et la plus troublante que j’ai vécue. Temps et espace sont à jamais transformés. Nous célébrons notre propre finalité. Une prière, un chant, une méditation, une peur, un silence collectif et les feuilles mortes balayées par le vent. Des images, des frémissements partagés et des souvenirs de nos vies marchant dans la nuit. On traverse le temps. Il se suspend. On l’habite dans cet espace théâtral in situ. Cette expérience ramène chaque spectateur à son lien intime avec le lieu des morts, le cimetière, et, par lui, à ses morts et à la sienne propre. Sommes-nous encore au théâtre ? Sommes-nous dans un lieu sacré réinventé, qui nous permet de l’apprivoiser ? Il n’y a plus de début ni de fin : nous sommes là devant nos destins bien plus que devant un spectacle. Nous marchons sur le passé. Nous habitons la nuit et célébrons notre finitude en devenir. Expérience exceptionnelle. Ensemble, nous défions les dieux, les lieux et le temps. Une façon de créer, de prier, de résister, de vivre.
J’ai 52 ans.
Dans ma vie, il me semble qu’il n’y a eu que très peu de jours où je n’ai pensé à la mort. C’est peut-être pour ça que, depuis 30 ans, je ne cesse de jouer, d’écrire, de mettre en scène avec une passion et une rage de vivre. Je souhaite créer, éclairer le monde avec un peu de ludisme, de poésie et de réflexion. En dépit de tous les deuils, chagrins, trahisons, douleurs. Je suis né avec la mort à mes côtés. Je mourrai avec elle. Je l’ai tant interprétée, cette voleuse de vies. Monter sur scène, prendre la parole, c’est chaque fois la défier. L’art est là pour en témoigner, pour faire résonner les mots de Nietzsche : « N’oublie pas de te rappeler. » Devoir de mémoire. Je continue. J’ai survécu à tant de morts théâtrales. C’est à chaque fois un défi. Une naissance. Je suis un survivant qui poursuit son chemin. J’avance. Je joue. Je vis. Je sais d’où je viens. Je continue à préserver ma lumière. C’est le cœur qui bat très fort. Le cœur… qui parfois saigne en scène, et laisse une trace rouge vif sur le sol noir.