Indicible, inénarrable et irreprésentable, la qualifiait le philosophe Vladimir Jankélévitch. La penser revient à fantasmer une expérience personnelle inimaginable à travers celle de l’autre, impensable. Elle est un des tabous les plus forts des temps modernes.

Sur nos multiples écrans, les images de guerre montrent des cadavres mutilés, les bulletins d’information, des corps pulvérisés mais, dans notre quotidien, on évite de l’évoquer, de la reconnaître ou de la représenter. Même son nom a disparu de notre vocabulaire, remplacé par des formules suffisamment évasives pour constituer de beaux euphémismes. « Les suites d’une longue et douloureuse maladie », « le voyage vers l’au-delà ». Jusqu’à l’administratif « décédé », qui s’est invité dans le langage courant.

Le théâtre serait-il le dernier endroit où l’on en parle, où on la représente, où on la figure ? Mais, pour la représenter, encore faut-il la rendre présentable, tout en flattant la fascination morbide du spectateur qui, regardant ce qui arrive à l’autre, conjure le mauvais sort en se réjouissant de ce qu’il n’est pas encore devenu. Celle qui est montrée est toujours celle de l’autre, comme une projection floutée qui renvoie à la sienne. Sauf pour l’acteur qui, chaque soir, meurt et chaque soir renait, écrit Marcel Pomerlo. Cela crée une fragilité, et demande de se colleter avec l’expression du désespoir, de la vulnérabilité et de l’abandon. Tomber sept fois, se relever huit : parce qu’il faut, toujours, se relever – et saluer. « L’acteur qui ne se relève que difficilement est fini. » Mais se jouer de la mort ne serait-ce pas prendre le risque de jouer avec elle, comme on manipule une grenade dégoupillée ?

Comment peut-on en parler aux enfants ? À l’étude de textes, destinés aux jeunes publics, de David Paquet, Wajdi Mouawad, Fabrice Melquiot, Daniel Danis et Pascal Brullemans, Raymond Bertin constate que le sujet est de plus en plus présent dans la dramaturgie pour les petits, et que la façon de dire permettrait de (presque) tout dire.

Plus souvent racontée que montrée, elle rôde de préférence en coulisses. Parfois elle s’impose, brutale, comme ce fut le cas pendant les répétitions du Souffleur de verre, une pièce écrite et mise en scène par Denis Lavalou. Comment la disparition soudaine de l’acteur Denis Gravereaux a bouleversé et renforcé l’équipe de jeu. But the show must go on : Denis Lavalou se souvient.

Humour noir, sarcasme et dérision sont les armes à double tranchant dont se sont servis Hanokh Levin, Rémi De Vos et Dario Fo pour aborder le suicide. Leurs antihéros ratés et sympathiques sont chargés d’une satire sociale pas piquée des vers, présentée par Cyrielle Dodet. Quant à Catherine Cyr, elle s’est plus particulièrement intéressée à Rabih Mroué et Lina Saneh, deux créateurs libanais qui, pour parler de la disparition, ont aboli l’acteur de leur théâtre.

La montrer. Ce qu’ont choisi de faire Denise Guilbault et Michel Nadeau, avec la mise en scène de W;t, de Margaret Edson, le récit bouleversant d’une agonie. En entrevue, Denise Guilbault revient sur son expérience vécue en 2006, alors que Michel Nadeau envisage sa production pour 2015. « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face », écrivait La Rochefoucault. Pourtant, l’auteure a osé : regarder la mort en face, sans s’éblouir ni s’aveugler, dans ce qu’elle a de plus lâche, d’humiliant et de lumineux à la fois. Ce fut également la démarche de Itai Erdal, qui a filmé l’agonie de sa mère avant d’en faire un spectacle, qui sera présenté en mars 2015 à l’Usine C, à Montréal. L’entretien qu’il a accordé à Johanne Bénard jette un éclairage sur l’œuvre de ce concepteur de lumières.

Enfin, parce que la mort est d’abord un problème de vivants confrontés à l’inacceptable, l’auteur Pier-Luc Lasalle retrace le processus d’écriture de La Fête à Jean, une pièce abordant le suicide assisté et le deuil. Il raconte comment il s’est approché de la douleur et du chagrin des autres, en animant des ateliers d’écriture auprès de personnes endeuillées.

Obscène, la mort hante nos scènes, intimes et théâtrales, comme elle s’invite dans la vie : à l’improviste ou annoncée, atroce et superbe, dramatique et sans issue. Puisqu’elle est là, seule certitude, aussi bien jouer avec elle…

À propos de

Rédactrice indépendante, membre de la rédaction de JEU de 2009 à 2019, rédactrice en chef de la publication Marionnettes, elle collabore avec diverses entreprises culturelles du grand Montréal.