L’auteur de Cinq visages pour Camille Brunelle revient sur le processus d’écriture et la réception d’une pièce couronnée de succès.
Des heures et des heures passées dans des autobus à discuter avec mon amoureuse des conséquences de l’apparition des réseaux sociaux. Dans quelques jours, j’entamerai ma dernière année à l’École nationale de théâtre du Canada ; nous sommes donc en août 2010.
Si le phénomène n’est pas nouveau – déjà, en 2005, je façonnais mon profil MySpace avec une minutie obsessionnelle et j’imagine qu’on peut remonter jusqu’à ICQ pour parler de réseaux sociaux –, Facebook prend une telle ampleur qu’on ne peut plus le considérer comme un simple gadget permettant de draguer, de retrouver des vieilles connaissances du secondaire ou de draguer des vieilles connaissances du secondaire. Ces réseaux génèrent un nouveau langage, une nouvelle façon d’appréhender la réalité et de se définir. Je me laisse tomber dans mon fauteuil et soupire :
— C’est vraiment dommage qu’aucun auteur de théâtre n’ait écrit une pièce sur les réseaux sociaux, avec des « J’aime » et des photos, seulement ça…
— Tu sais que ton travail, c’est ça : écrire des pièces de théâtre.
L’idée de la pièce qui deviendrait Nous voir nous, puis Cinq visages pour Camille Brunelle, m’est donc d’abord venue avec la conviction que quelqu’un d’autre aurait dû l’avoir écrite. Alors que je jetais ses bases, j’avais l’impression de marcher dans les pas d’un auteur qui n’existait pas, et je m’évertuais à poser le pied dans chacune de ses empreintes : comment s’y serait-il pris ? Qu’est-ce qu’il aurait voulu dire ? À quoi sa pièce aurait-elle ressemblé ?
Ce complexe de l’imposteur m’a longtemps habité. Le sujet me paraissait tellement évident, tellement « de son temps » que n’importe qui aurait pu être en train d’écrire la même pièce que moi, en même temps, me semblait-il. Quand certaines de mes obsessions se sont invitées dans le processus et qu’une forme de fugue a commencé à apparaître, accompagnée de motifs « poupée-gigognisants », j’ai été rassuré : j’étais devenu l’auteur de la pièce. Ou en tout cas, comme un acteur, je m’en étais approprié le rôle.
Pour essayer de comprendre mon sujet, mais aussi sans doute pour procrastiner et ainsi fuir les problèmes auxquels je faisais face, je passais beaucoup de temps sur les réseaux sociaux à lire les commentaires de mes quelque 1 200 amis. Pour me déculpabiliser, je disais que je faisais de la recherche.
Si plusieurs commentaires me fascinaient, d’autres me faisaient rire tellement ils affirmaient sans gêne un désir de reconnaissance. Toutes ces manifestations me paraissaient plus grandes que nature : on se serait cru au théâtre ou à l’opéra. J’ai pensé qu’un travail d’archivage serait pertinent, qu’il serait intéressant de ne rien écrire du tout, mais d’échantillonner le Web et de séquencer les fragments que j’aurais choisis pour tisser le corps de ma pièce. Une telle démarche, me semblait-il, posait une question intéressante à propos du rôle de l’auteur, très près des arts visuels où, de plus en plus, l’artiste ne participe pas à la réalisation matérielle de son œuvre, mais aussi à propos du Web, où tout est repiquage, brouillage des sources et décontextualisation. C’était aussi une façon de toucher le public : écoutez ce que vous avez écrit.
Rapidement, j’ai dû reconnaître que le procédé ne fonctionnait pas. Bien que toutes ces répliques aient été formulées par de vraies personnes, elles nous empêchaient de croire aux personnages. Même les personnes qui avaient écrit ces statuts ne les auraient pas reconnus et auraient condamné les êtres sur scène en parlant d’eux à la troisième personne. Comme quoi la vraisemblance n’a rien à voir avec le vraisemblable, voire le vrai lui-même : la page obéit à des lois qui ne sont pas celles du réel.
S’adresser au présent
Le danger d’une œuvre éphémère me guettait. D’ailleurs, après une représentation, lors d’une discussion avec le public, c’est l’une des premières questions qu’on m’a posées :
— T’as pas l’impression que ton texte va être anachronique d’ici à peine un an ou deux ?
J’ai bredouillé des propos approximatifs et, une heure plus tard, au bar de l’Espace GO, j’imaginais encore des réponses savamment articulées qui m’auraient donné des airs brillants :
— Votre question est une fausse question. On est tellement habitués de voir le théâtre souffrir d’un traitement muséal qu’on oublie que, d’abord et avant tout, une pièce ne sert pas à être jouée dans 50 ans, mais à s’adresser au présent.
Plusieurs heures plus tard, en titubant jusque chez moi, j’y repensais encore et j’ai compris que cette question en cachait une autre. Le véritable danger, ce n’était pas d’écrire une pièce éphémère, mais anecdotique, en abordant Facebook en tant que Facebook, avec ses pokes, ses photos de profil et autres cris de la bête, c’est-à-dire en se contentant d’être une sorte de revue d’actualité ou de Bye Bye Internet, comme j’en ai beaucoup vu par la suite. Des années plus tard, chaque fois que j’étais invité à parler de ma pièce à un groupe d’étudiants qui ne l’avaient pas vue, je voyais leurs sourcils se froncer de scepticisme. Je protestais : « Non, ce n’est pas cette pièce que j’ai écrite, mais une autre ! » Je ne sais pas s’ils comprenaient ce que je voulais dire.
Je suis encore un auteur novice, mais ce paradoxe est au cœur de mes interrogations : le théâtre témoigne du présent et s’y adresse ; il est, comme le veut le cliché, un miroir tendu au public. Mais il y réussit uniquement s’il évite d’emprunter la forme du présent, ou, en tout cas, de trop s’y coller. Dès qu’il se met à écrire, l’auteur trahit la réalité, et si plusieurs tentent de gommer l’écart entre le réel et l’œuvre à coups d’effets de réel, pour moi ce décalage est vital, sinon le fondement même de l’art.
Il fallait donc trouver un angle pour aborder la question de biais. Dès que j’ai écrit une première réplique commençant par « Moi qui [fais quelque chose] », avec la simple indication scénique « (photo) », j’ai su que je tenais quelque chose. L’expression cristallisait plusieurs idées au cœur de mes préoccupations – le narcissisme, la dissolution du langage, la dissociation entre le sujet et l’image – sans les montrer de façon frontale ni avoir à les illustrer. Personne ne s’exprime ainsi ; pourtant, en en faisant un leitmotiv, quelque chose sonnait familier à mes oreilles.
Si la pièce a connu un tel succès au guichet, c’est sans doute d’abord et avant tout à cause du thème : comme moi, les gens sentaient qu’une pièce abordant le sujet devait exister, que c’était quelque chose dont il fallait parler. J’aime toutefois penser que le véritable succès du spectacle est dû au fait qu’il abordait la question des réseaux sociaux sans les montrer. Rien du texte ni de la brillante mise en scène de Claude Poissant n’y renvoie directement. Le décalage entre la forme du spectacle et le phénomène lui-même laissait place à l’imaginaire et aux référents du spectateur. Celui-ci reconnaissait certains de ses comportements, ceux de quelques personnes qu’il connaissait, bref, il reconnaissait le monde dans lequel il vit dans un reflet qui n’avait rien à voir avec lui. Pour moi, le sens du théâtre pourrait se résumer à cette idée : se reconnaître dans ce qui n’est pas soi.
Un théâtre sur les réseaux sociaux ne peut pas exister
J’ai longtemps été paralysé par le succès qu’a connu Cinq visages pour Camille Brunelle. Je venais d’obtenir une bourse d’écriture du CALQ, et le projet que j’avais soumis s’est effondré dès que je me suis attelé à sa réalisation. Je me retrouvais devant rien, terrifié de n’être qu’un one-hit wonder.
Ma prochaine pièce devait être à la hauteur de la précédente. Pire : à la hauteur du dramaturge que tout le monde semblait voir en moi, sans doute celui que j’avais espéré être et qui était censé avoir eu l’idée d’une pièce avec des « J’aime » et des photos. Il me fallait retrouver sa trace pour la suivre en posant les pieds dans chacune de ses empreintes, m’évertuer à le redevenir.
Quand Sylvain Bélanger a été nommé directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui, il s’est assuré que cette institution soit au service des auteurs dramatiques en les invitant un par un dans son bureau. Il voulait leur présenter sa vision et certains outils qu’il souhaitait mettre à leur disposition. Mon tour venu, je lui ai parlé de mon blocage pour l’après-Cinq visages… et il m’a demandé si je ne voulais pas continuer à explorer l’univers des réseaux sociaux, ou en tout cas d’Internet. Je vais mettre ici cartes sur table en avouant que j’ai envisagé cette possibilité. J’ai d’abord hésité de peur de devenir l’Auteur-des-réseaux-sociaux, un peu comme d’autres sont devenus ceux des homosexuels, du conflit au Moyen-Orient ou de la nostalgie de l’enfance en banlieue québécoise, et de me voir invité dans encore plus de tables rondes sur le sujet. Mais ce qui m’en a surtout prévenu, c’est que j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une case que je ne pouvais occuper. Non pas parce que je ne m’en croyais pas capable, mais parce qu’une telle case n’existe pas.
J’ai écrit Cinq visages pour Camille Brunelle en étant convaincu que j’abordais la question des réseaux sociaux, mais plusieurs représentations après la première, alors que je regardais le spectacle, j’ai dû me frapper la tête et reconnaître que je m’étais trompé. Cinq visages pour Camille Brunelle ne pouvait pas parler des réseaux sociaux, car il n’y a rien à en dire.
On m’avait mis la puce à l’oreille quelques jours plus tôt. Une dame était venue me voir après le spectacle pour m’avouer qu’elle avait été très réticente à l’idée de venir à l’Espace GO ce jour-là, mais que, finalement, elle avait été ravie :
— Dans mon temps, ça n’avait rien à voir avec ça. Pourtant, c’était pareil.
On parle souvent des mutations qu’ont créées les réseaux sociaux, mais cela entendrait qu’ils ont fait passer le monde d’un état à un autre. Or, ils n’ont fait qu’amplifier certaines réalités. Depuis qu’il a vu un personnage sur une scène, l’homme s’est imaginé un public en train de l’observer vivre. Edgard Morin a écrit que le cinéma a changé la structure de nos rêves, c’est dire que notre inconscient en a adopté les codes !
Les réseaux sociaux sont un théâtre, mais le drame qui s’y joue n’a rien à voir avec la technologie. C’est un lieu de masques et de tromperies, de mise en scène de soi et de récits grandiloquents à la gloire de celui ou celle que nous voudrions être, une autre personne complètement qui a l’avantage de ne pas être celle que nous subissons jour après jour, mais d’avoir été créée par nous.
On peut s’inspirer des réseaux sociaux dans la création d’une forme, mais on ne pourra toujours parler que de faits humains. En ce sens, quand un blogueur avignonnais a reproché à la pièce d’aborder un thème qui n’avait rien de nouveau, je ne pouvais qu’être d’accord avec lui. Si ma pièce parle de quelque chose, c’est de notre rapport à l’image, d’abord la nôtre, évidemment, mais aussi celle du monde entier. Si, autrefois, on souhaitait capter l’essence de la réalité dans les œuvres, si on cherchait à représenter le monde, aujourd’hui nous essayons de ressembler aux images que nous façonnons, pour traverser l’écran et vivre parmi elles, comme une sorte d’Alice au pays des merveilles. Cette quête existait bien avant la fondation de Silicon Valley.
C’est en ce sens que j’ai souvent présenté Tu iras la chercher comme une suite à Cinq visages… Le monologue que Sophie Cadieux a brillamment mis en scène met en lumière le sens de mon autre pièce, qui va au-delà du résumé que j’ai souvent entendu : « Tsé, Les Cinq Visages de Camille Claudel, la pièce sur Facebook. » Dans mon petit bureau de la rue Clark, je m’attèle maintenant à écrire un troisième volet, pour clore la trilogie. Pour l’instant, en exergue, j’ai placé une citation de Heiner Müller : « À un moment ou à un autre, la réalité disparaîtra dans l’image. »
L’auteur de Cinq visages pour Camille Brunelle revient sur le processus d’écriture et la réception d’une pièce couronnée de succès.
Des heures et des heures passées dans des autobus à discuter avec mon amoureuse des conséquences de l’apparition des réseaux sociaux. Dans quelques jours, j’entamerai ma dernière année à l’École nationale de théâtre du Canada ; nous sommes donc en août 2010.
Si le phénomène n’est pas nouveau – déjà, en 2005, je façonnais mon profil MySpace avec une minutie obsessionnelle et j’imagine qu’on peut remonter jusqu’à ICQ pour parler de réseaux sociaux –, Facebook prend une telle ampleur qu’on ne peut plus le considérer comme un simple gadget permettant de draguer, de retrouver des vieilles connaissances du secondaire ou de draguer des vieilles connaissances du secondaire. Ces réseaux génèrent un nouveau langage, une nouvelle façon d’appréhender la réalité et de se définir. Je me laisse tomber dans mon fauteuil et soupire :
— C’est vraiment dommage qu’aucun auteur de théâtre n’ait écrit une pièce sur les réseaux sociaux, avec des « J’aime » et des photos, seulement ça…
— Tu sais que ton travail, c’est ça : écrire des pièces de théâtre.
L’idée de la pièce qui deviendrait Nous voir nous, puis Cinq visages pour Camille Brunelle, m’est donc d’abord venue avec la conviction que quelqu’un d’autre aurait dû l’avoir écrite. Alors que je jetais ses bases, j’avais l’impression de marcher dans les pas d’un auteur qui n’existait pas, et je m’évertuais à poser le pied dans chacune de ses empreintes : comment s’y serait-il pris ? Qu’est-ce qu’il aurait voulu dire ? À quoi sa pièce aurait-elle ressemblé ?
Ce complexe de l’imposteur m’a longtemps habité. Le sujet me paraissait tellement évident, tellement « de son temps » que n’importe qui aurait pu être en train d’écrire la même pièce que moi, en même temps, me semblait-il. Quand certaines de mes obsessions se sont invitées dans le processus et qu’une forme de fugue a commencé à apparaître, accompagnée de motifs « poupée-gigognisants », j’ai été rassuré : j’étais devenu l’auteur de la pièce. Ou en tout cas, comme un acteur, je m’en étais approprié le rôle.
Pour essayer de comprendre mon sujet, mais aussi sans doute pour procrastiner et ainsi fuir les problèmes auxquels je faisais face, je passais beaucoup de temps sur les réseaux sociaux à lire les commentaires de mes quelque 1 200 amis. Pour me déculpabiliser, je disais que je faisais de la recherche.
Si plusieurs commentaires me fascinaient, d’autres me faisaient rire tellement ils affirmaient sans gêne un désir de reconnaissance. Toutes ces manifestations me paraissaient plus grandes que nature : on se serait cru au théâtre ou à l’opéra. J’ai pensé qu’un travail d’archivage serait pertinent, qu’il serait intéressant de ne rien écrire du tout, mais d’échantillonner le Web et de séquencer les fragments que j’aurais choisis pour tisser le corps de ma pièce. Une telle démarche, me semblait-il, posait une question intéressante à propos du rôle de l’auteur, très près des arts visuels où, de plus en plus, l’artiste ne participe pas à la réalisation matérielle de son œuvre, mais aussi à propos du Web, où tout est repiquage, brouillage des sources et décontextualisation. C’était aussi une façon de toucher le public : écoutez ce que vous avez écrit.
Rapidement, j’ai dû reconnaître que le procédé ne fonctionnait pas. Bien que toutes ces répliques aient été formulées par de vraies personnes, elles nous empêchaient de croire aux personnages. Même les personnes qui avaient écrit ces statuts ne les auraient pas reconnus et auraient condamné les êtres sur scène en parlant d’eux à la troisième personne. Comme quoi la vraisemblance n’a rien à voir avec le vraisemblable, voire le vrai lui-même : la page obéit à des lois qui ne sont pas celles du réel.
Le danger d’une œuvre éphémère me guettait. D’ailleurs, après une représentation, lors d’une discussion avec le public, c’est l’une des premières questions qu’on m’a posées :
— T’as pas l’impression que ton texte va être anachronique d’ici à peine un an ou deux ?
J’ai bredouillé des propos approximatifs et, une heure plus tard, au bar de l’Espace GO, j’imaginais encore des réponses savamment articulées qui m’auraient donné des airs brillants :
— Votre question est une fausse question. On est tellement habitués de voir le théâtre souffrir d’un traitement muséal qu’on oublie que, d’abord et avant tout, une pièce ne sert pas à être jouée dans 50 ans, mais à s’adresser au présent.
Plusieurs heures plus tard, en titubant jusque chez moi, j’y repensais encore et j’ai compris que cette question en cachait une autre. Le véritable danger, ce n’était pas d’écrire une pièce éphémère, mais anecdotique, en abordant Facebook en tant que Facebook, avec ses pokes, ses photos de profil et autres cris de la bête, c’est-à-dire en se contentant d’être une sorte de revue d’actualité ou de Bye Bye Internet, comme j’en ai beaucoup vu par la suite. Des années plus tard, chaque fois que j’étais invité à parler de ma pièce à un groupe d’étudiants qui ne l’avaient pas vue, je voyais leurs sourcils se froncer de scepticisme. Je protestais : « Non, ce n’est pas cette pièce que j’ai écrite, mais une autre ! » Je ne sais pas s’ils comprenaient ce que je voulais dire.
Je suis encore un auteur novice, mais ce paradoxe est au cœur de mes interrogations : le théâtre témoigne du présent et s’y adresse ; il est, comme le veut le cliché, un miroir tendu au public. Mais il y réussit uniquement s’il évite d’emprunter la forme du présent, ou, en tout cas, de trop s’y coller. Dès qu’il se met à écrire, l’auteur trahit la réalité, et si plusieurs tentent de gommer l’écart entre le réel et l’œuvre à coups d’effets de réel, pour moi ce décalage est vital, sinon le fondement même de l’art.
Il fallait donc trouver un angle pour aborder la question de biais. Dès que j’ai écrit une première réplique commençant par « Moi qui [fais quelque chose] », avec la simple indication scénique « (photo) », j’ai su que je tenais quelque chose. L’expression cristallisait plusieurs idées au cœur de mes préoccupations – le narcissisme, la dissolution du langage, la dissociation entre le sujet et l’image – sans les montrer de façon frontale ni avoir à les illustrer. Personne ne s’exprime ainsi ; pourtant, en en faisant un leitmotiv, quelque chose sonnait familier à mes oreilles.
Si la pièce a connu un tel succès au guichet, c’est sans doute d’abord et avant tout à cause du thème : comme moi, les gens sentaient qu’une pièce abordant le sujet devait exister, que c’était quelque chose dont il fallait parler. J’aime toutefois penser que le véritable succès du spectacle est dû au fait qu’il abordait la question des réseaux sociaux sans les montrer. Rien du texte ni de la brillante mise en scène de Claude Poissant n’y renvoie directement. Le décalage entre la forme du spectacle et le phénomène lui-même laissait place à l’imaginaire et aux référents du spectateur. Celui-ci reconnaissait certains de ses comportements, ceux de quelques personnes qu’il connaissait, bref, il reconnaissait le monde dans lequel il vit dans un reflet qui n’avait rien à voir avec lui. Pour moi, le sens du théâtre pourrait se résumer à cette idée : se reconnaître dans ce qui n’est pas soi.
Un théâtre sur les réseaux sociaux ne peut pas exister
J’ai longtemps été paralysé par le succès qu’a connu Cinq visages pour Camille Brunelle. Je venais d’obtenir une bourse d’écriture du CALQ, et le projet que j’avais soumis s’est effondré dès que je me suis attelé à sa réalisation. Je me retrouvais devant rien, terrifié de n’être qu’un one-hit wonder.
Ma prochaine pièce devait être à la hauteur de la précédente. Pire : à la hauteur du dramaturge que tout le monde semblait voir en moi, sans doute celui que j’avais espéré être et qui était censé avoir eu l’idée d’une pièce avec des « J’aime » et des photos. Il me fallait retrouver sa trace pour la suivre en posant les pieds dans chacune de ses empreintes, m’évertuer à le redevenir.
Quand Sylvain Bélanger a été nommé directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui, il s’est assuré que cette institution soit au service des auteurs dramatiques en les invitant un par un dans son bureau. Il voulait leur présenter sa vision et certains outils qu’il souhaitait mettre à leur disposition. Mon tour venu, je lui ai parlé de mon blocage pour l’après-Cinq visages… et il m’a demandé si je ne voulais pas continuer à explorer l’univers des réseaux sociaux, ou en tout cas d’Internet. Je vais mettre ici cartes sur table en avouant que j’ai envisagé cette possibilité. J’ai d’abord hésité de peur de devenir l’Auteur-des-réseaux-sociaux, un peu comme d’autres sont devenus ceux des homosexuels, du conflit au Moyen-Orient ou de la nostalgie de l’enfance en banlieue québécoise, et de me voir invité dans encore plus de tables rondes sur le sujet. Mais ce qui m’en a surtout prévenu, c’est que j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une case que je ne pouvais occuper. Non pas parce que je ne m’en croyais pas capable, mais parce qu’une telle case n’existe pas.
J’ai écrit Cinq visages pour Camille Brunelle en étant convaincu que j’abordais la question des réseaux sociaux, mais plusieurs représentations après la première, alors que je regardais le spectacle, j’ai dû me frapper la tête et reconnaître que je m’étais trompé. Cinq visages pour Camille Brunelle ne pouvait pas parler des réseaux sociaux, car il n’y a rien à en dire.
On m’avait mis la puce à l’oreille quelques jours plus tôt. Une dame était venue me voir après le spectacle pour m’avouer qu’elle avait été très réticente à l’idée de venir à l’Espace GO ce jour-là, mais que, finalement, elle avait été ravie :
— Dans mon temps, ça n’avait rien à voir avec ça. Pourtant, c’était pareil.
On parle souvent des mutations qu’ont créées les réseaux sociaux, mais cela entendrait qu’ils ont fait passer le monde d’un état à un autre. Or, ils n’ont fait qu’amplifier certaines réalités. Depuis qu’il a vu un personnage sur une scène, l’homme s’est imaginé un public en train de l’observer vivre. Edgard Morin a écrit que le cinéma a changé la structure de nos rêves, c’est dire que notre inconscient en a adopté les codes !
Les réseaux sociaux sont un théâtre, mais le drame qui s’y joue n’a rien à voir avec la technologie. C’est un lieu de masques et de tromperies, de mise en scène de soi et de récits grandiloquents à la gloire de celui ou celle que nous voudrions être, une autre personne complètement qui a l’avantage de ne pas être celle que nous subissons jour après jour, mais d’avoir été créée par nous.
On peut s’inspirer des réseaux sociaux dans la création d’une forme, mais on ne pourra toujours parler que de faits humains. En ce sens, quand un blogueur avignonnais a reproché à la pièce d’aborder un thème qui n’avait rien de nouveau, je ne pouvais qu’être d’accord avec lui. Si ma pièce parle de quelque chose, c’est de notre rapport à l’image, d’abord la nôtre, évidemment, mais aussi celle du monde entier. Si, autrefois, on souhaitait capter l’essence de la réalité dans les œuvres, si on cherchait à représenter le monde, aujourd’hui nous essayons de ressembler aux images que nous façonnons, pour traverser l’écran et vivre parmi elles, comme une sorte d’Alice au pays des merveilles. Cette quête existait bien avant la fondation de Silicon Valley.
C’est en ce sens que j’ai souvent présenté Tu iras la chercher comme une suite à Cinq visages… Le monologue que Sophie Cadieux a brillamment mis en scène met en lumière le sens de mon autre pièce, qui va au-delà du résumé que j’ai souvent entendu : « Tsé, Les Cinq Visages de Camille Claudel, la pièce sur Facebook. » Dans mon petit bureau de la rue Clark, je m’attèle maintenant à écrire un troisième volet, pour clore la trilogie. Pour l’instant, en exergue, j’ai placé une citation de Heiner Müller : « À un moment ou à un autre, la réalité disparaîtra dans l’image. »