Est-il possible de transposer sur scène la charge humaine du cinéma documentaire sans passer par le savoir-faire des acteurs, comme cela se fait souvent en théâtre documentaire? De cette question est né un dispositif qu’Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier commencent tout juste à défricher. Ils l’ont nommé le «documentaire scénique».
Le documentaire n’est pas une banlieue pauvre de la fiction. De grands cinéastes, tels Pierre Perreau et Raymond Depardon, ont prouvé qu’il s’agit d’un territoire riche sur les plans narratif et poétique. Ce que le cinéma documentaire donne à voir et à entendre s’avère parfois si décalé, si tranchant ou si pur, que l’on se dit que les lois de la fiction traditionnelle l’écarteraient d’emblée. Un auteur dramatique n’écrirait pas comme ça; un acteur de théâtre n’oserait pas jouer comme ça. Pourtant, ces gens à l’écran sont «naturels», ils sont «vrais».
Mais voilà: peuvent-ils passer de l’écran à la scène? Comment y faire entendre leur parole sans les obliger à affronter le monstre de la mémoire et de la performance? Comment profiter de l’extraordinaire proximité qu’offre la représentation théâtrale, tout en préservant la véritable beauté saisie par le cinéma documentaire, soit l’authentique parole spontanée qui ne se rejoue pas? La solution: le son!
En documentaire scénique, la «vraie personne» se trouve en chair et en os devant les spectateurs, mais sa propre voix jaillit des haut-parleurs dans une entrevue préenregistrée. Libérée de la parole, la personne vient évoluer sur scène, alternant des actions concrètes de son travail et des gestes simples de son quotidien. Autour d’elle, des objets qui lui appartiennent ou qui la représentent. Au moment opportun, l’éclairage dirige le regard vers certains objets, à la manière d’une caméra, afin d’«imager» le récit. La trame sonore, quant à elle, préserve la formidable justesse de la «première fois» où la personne s’est livrée à nous, chez elle, loin des regards. Et le tout transporte la relation scène-salle sur un terrain intime et révélateur.
Le premier spectacle complet issu de cette expérience a été présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts en 2014. Vrais mondes: documentaires scéniques réunissait sept personnes/personnages découverts au gré des rencontres et des recherches, sans aucun lien véritable entre eux: un horloger ermite atteint d’une maladie qui empêche son corps de vieillir; un tireur d’élite passionné de photographie; un transsexuel de 67 ans qui s’est révélé après une vie de truck et 11 petits-enfants. Pied de nez à l’expression «le vrai monde», notre titre au pluriel suggérait plutôt que chacun est un monde en soi.
Pour notre prochain spectacle, prévu en mai 2016 à l’Espace Libre, nous irons chercher nos personnes/personnages dans les rues autour du théâtre. Ils viendront tous du très éclectique quartier Centre-Sud. Ainsi, à travers une série de portraits individuels, Pôle Sud: documentaires scéniques proposera aussi un regard sur toute une collectivité.
Nous sommes au début de cette hybridation entre le récit documentaire, le langage visuel de la scène et les codes sonores du cinéma. Dans un geyser de questions, de possibilités et de désirs, nous décelons tout de même de petites certitudes.
Le son d’abord, l’image ensuite
Alors, on fait ça comment? D’abord, on cherche un bon «personnage documentaire». La fascination ne s’explique pas. Il faut être intrigué, touché, happé par quelque chose. On le contacte. On le convainc. Anaïs le retrouve, dans l’intimité de sa maison, de sa ruelle ou de sa voiture. Pas de caméra. Seulement un preneur de son. Très vite, la conscience du micro disparaît. L’échange a lieu. Il peut durer des heures. Confidences, fous rires, lapsus, hésitations, perles involontaires, déferlantes verbales, silences éloquents. Tout est soigneusement recueilli. Anaïs peut aller loin. Oui, il faut poser les bonnes questions. Il faut aussi, surtout, savoir traverser les silences; un morceau de vérité se cache souvent juste de l’autre côté. Quand une véritable confiance se tisse, tout est possible.
Ensuite, le montage. On écoute, on retranche, on épure, on tisse, on garde les perles. De trois heures, on tire 10 minutes. D’un fatras de paroles, on extrait la matière suffisamment forte pour jaillir sur une scène de théâtre. En documentaire scénique, le montage est la véritable écriture du spectacle. Nous y reviendrons.
Sur ce texte/montage, un concepteur/bruiteur/mixeur ajoute moult ambiances, effets, ponctuations, parfois réalistes, parfois expressionnistes, tel un décor sonore rythmant ce que livre la voix humaine. Maintenant complétée, la trame sonore devient carrément la locomotive du spectacle. Mouvements, scénographie et lumières s’accrochent à sa suite.
Viennent enfin la mise en place et la conception visuelle. C’est ici qu’est nécessaire un petit effort de mémoire de la part des participants, pour intégrer les actions à peu près dans le bon ordre. Dans la scénographie, on s’arrange pour qu’il y ait des stations, des îlots d’objets auxquels s’agripper et occuper leurs mains. Même pour un acteur de métier, il n’y a rien de pire que d’être sur scène et de se sentir dans le vide. Pour nos participants, l’espace doit donc à tout prix être enveloppant.
Le public et le personnage, une fois l’écran disparu
«Le résultat aurait pu relever du freak show, mais il n’en est rien.» Lucie Renaud, site Internet de Jeu, 15 mai 2014 (critique de Vrais mondes)
L’instant de la représentation relève à la fois du vertige et du partage. Contrairement au cinéma, le public sait que ses rires ou ses malaises sont entendus par la personne concernée. Et, contrairement au théâtre, il sait que la personne sur scène n’a pas cherché à générer ces réactions-là au moment de se raconter; l’entrevue audio est dénuée de toute «performance». Puisque la convention théâtrale veut que quiconque monte soir après soir sur une scène est complice de ce qui s’y déroule, le public sent bien que le sujet n’est pas pillé. La personne vient livrer, en toute connaissance de cause, un morceau de sa grande histoire.
Il y a également un réel bonheur de spectateur à voir agir. Toute vie a sa routine de gestes : une couturière, un horloger, un soldat, une barmaid, un haltérophile, une enfant qui joue. Magnifié par l’éclairage d’une scène, le geste simple retrouve aux yeux de tous une grâce insoupçonnée, d’autant plus que les personnages ne simulent pas leur habileté. Ils déploient devant le public des gestes mille fois répétés auparavant. Contrairement aux acteurs, nul besoin pour eux de travailler à devenir naturels dans leur gestuelle; la vie courante fut leur salle de répétition. Il est surprenant de constater la puissance de leur simple présence sur scène.
«[Ce projet vient] renverser les rapports de pouvoir habituels à la création. Les metteurs en scène sont ici au service, à l’écoute de leurs actants, leur composant un environnement sur mesure […] afin que les feux de la rampe ne les brûlent nullement, les rassurent peut-être. La façon dont le spectateur reçoit la proposition est tout empreinte déjà de ce soin et de cette attention. Vrais mondes rappelle aussi qu’on peut faire spectacle avec des “civils” en évitant l’amateurisme, la compétition ou les moronneries télé réalistes. Ce n’est pas rien.» Catherine Lalonde, Le Devoir, 19 mai 2014 (critique de Vrais mondes)
Un bon film documentaire, au-delà des informations transmises, nous réapprend à regarder, à écouter. Il réveille notre attention au monde – souvent engourdie par la surexposition aux multiples écrans qui meublent nos vies – et crève les petites «cases» mentales avec lesquelles on trie les gens. Voilà ce que nous cherchons à provoquer.
Écrire à même la voix humaine
Bien que le documentaire scénique ne soit pas du théâtre, il ne faut pas oublier d’être théâtral, et ce, dès l’étape du montage. La clarté du récit ne suffit pas. Il faut aussi dégager de ces enregistrements les fragments d’une véritable parole scénique, une parole qui, dans le choix des mots et dans sa livraison, pourra résonner de façon évocatrice dans l’espace d’un théâtre. Le rythme, le débit, le timbre de la voix, le volume et le souffle comptent autant sinon plus que les mots eux-mêmes. Le montage est écriture. Il est aussi choix d’interprétation.
«Chaque phrase doit être un missile», dit Richard Desjardins à propos de la chanson. En montage, il faut couper jusqu’à ce que ça fasse mal et ne garder que ce qui a une réelle force de frappe. Les choix sont par contre lourds de sens. Telle phrase frappante «passe» peut-être au milieu de trois heures d’entrevue, mais hors contexte, elle est d’une violence inouïe. Peut-on la conserver? Que présente-t-on en premier? Dans quel ordre abattre les cartes? Doit-on surprendre le spectateur ou créer une empathie chez lui? Est-ce que je garde telle phrase parce qu’elle me permet de construire un portrait avec justesse et originalité, ou simplement parce qu’elle est trash et percutante? Le trash pour le trash est – à notre humble avis – fade et éculé; nos yeux et nos oreilles en sont saturés.
Mais un documentaire est et sera toujours un acte d’intrusion. Trop intrusif, il devient vulgaire. Trop pudique, il devient un objet mort. Jusqu’où aller? Un moment inconfortable peut donner un moment fort. Que privilégier alors? La personne filmée ou l’œuvre en construction? Toutes ces questions se posent depuis que le cinéma documentaire existe. De plus, au cinéma, puisqu’il y a cadrages, montage et choix narratifs, il y a forcément acte de mise en scène du réel, parfois à l’insu du sujet, étranger à cette mécanique. Donc, ce que le cinéma documentaire envoie au public n’a pas forcément été offert comme tel et en toute connaissance de cause.
En documentaire scénique, au contraire, arrive une étape où nous devons forcément faire entendre le montage sonore à la personne/personnage. Il faut alors expliquer nos choix, rassurer, débattre, ou encore convaincre que tel passage douloureux ou délicat est essentiel au récit et que la structure du montage évitera au spectateur un jugement intempestif. Se sachant respectés, et sachant que leur consentement est indispensable, nos personnages sont même davantage disposés à montrer ce qui est répréhensible, honteux, dérangeant. Jusqu’à présent, aucun ne nous a demandé de couper quoi que ce soit.
De plus, nos participants doivent aussi être complices de la mécanique de la représentation, complices du discours. À l’étape de la conception, on ne fait pas de métaphore visuelle à leur insu. L’exercice est d’ailleurs nourrissant pour qui a déjà mis en scène de la fiction, car la présence du «personnage réel» dans le processus nous confronte à des choix lourds de sens: au-delà de la bonne idée, lui rend-on vraiment justice? Préserve-t-on l’essence du récit qui nous a été confié? Aucun personnage ne peut être réduit à une fonction ou à un symbole; on doit témoigner de son humanité.
Redevenir perméables
Tout ce dispositif se veut aussi, en filigrane, un appel d’air pour le jeu et la création. Entendre des gens se raconter pour vrai nous ouvrira toujours des avenues nouvelles sur l’art dramatique. Manières de dire, choix, expressions nouvelles, intonations, tout cela élargit considérablement notre définition de ce qu’est la justesse, de ce qui «sonne vrai». On argumente souvent sur les prétendues limites du ton ou du jeu dit «naturaliste». Mais ces limites sont les nôtres et non celles de la nature, qui nous donne à voir et à entendre des êtres si obtus, si inclassables, qu’ils n’entrent dans aucune case de l’imaginaire conventionnel d’un auteur appliqué ou d’un acteur habile. Il fait bon de se rappeler à quel point la vie est originale.
Plus spécifiquement, Pôle Sud est né d’une conviction profonde qui nous habite depuis toujours en tant qu’artistes et citoyens: pour que la cité s’intéresse à son théâtre, le théâtre doit impérativement redevenir curieux de sa cité.
Certes, la création théâtrale d’ici est féconde et doit rester libre, voyageuse, plurielle, sans limites. Mais le théâtre, comme lieu physique, se tourne rarement vers son propre milieu de vie. Et, trop souvent, son voisinage le lui rend bien. Cette méconnaissance mutuelle, on le sait, est lourdement ancrée un peu partout.
Notre projet tend à renverser cette tendance. Soit rendre un théâtre perméable à son environnement immédiat, aux récits qui l’ont façonné, aux personnages qui y fourmillent. Faire en sorte ainsi que la communauté avoisinante se sente profondément interpellée et célébrée par les artisans et la faune d’initiés qui fréquentent d’ordinaire cette enceinte. Grands défis! La moindre brèche dans ce mur d’indifférence sera pour nous une fort jolie victoire.
C’est, là aussi, un écran qu’il nous tarde de crever.
Est-il possible de transposer sur scène la charge humaine du cinéma documentaire sans passer par le savoir-faire des acteurs, comme cela se fait souvent en théâtre documentaire? De cette question est né un dispositif qu’Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier commencent tout juste à défricher. Ils l’ont nommé le «documentaire scénique».
Le documentaire n’est pas une banlieue pauvre de la fiction. De grands cinéastes, tels Pierre Perreau et Raymond Depardon, ont prouvé qu’il s’agit d’un territoire riche sur les plans narratif et poétique. Ce que le cinéma documentaire donne à voir et à entendre s’avère parfois si décalé, si tranchant ou si pur, que l’on se dit que les lois de la fiction traditionnelle l’écarteraient d’emblée. Un auteur dramatique n’écrirait pas comme ça; un acteur de théâtre n’oserait pas jouer comme ça. Pourtant, ces gens à l’écran sont «naturels», ils sont «vrais».
Mais voilà: peuvent-ils passer de l’écran à la scène? Comment y faire entendre leur parole sans les obliger à affronter le monstre de la mémoire et de la performance? Comment profiter de l’extraordinaire proximité qu’offre la représentation théâtrale, tout en préservant la véritable beauté saisie par le cinéma documentaire, soit l’authentique parole spontanée qui ne se rejoue pas? La solution: le son!
En documentaire scénique, la «vraie personne» se trouve en chair et en os devant les spectateurs, mais sa propre voix jaillit des haut-parleurs dans une entrevue préenregistrée. Libérée de la parole, la personne vient évoluer sur scène, alternant des actions concrètes de son travail et des gestes simples de son quotidien. Autour d’elle, des objets qui lui appartiennent ou qui la représentent. Au moment opportun, l’éclairage dirige le regard vers certains objets, à la manière d’une caméra, afin d’«imager» le récit. La trame sonore, quant à elle, préserve la formidable justesse de la «première fois» où la personne s’est livrée à nous, chez elle, loin des regards. Et le tout transporte la relation scène-salle sur un terrain intime et révélateur.
Le premier spectacle complet issu de cette expérience a été présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts en 2014. Vrais mondes: documentaires scéniques réunissait sept personnes/personnages découverts au gré des rencontres et des recherches, sans aucun lien véritable entre eux: un horloger ermite atteint d’une maladie qui empêche son corps de vieillir; un tireur d’élite passionné de photographie; un transsexuel de 67 ans qui s’est révélé après une vie de truck et 11 petits-enfants. Pied de nez à l’expression «le vrai monde», notre titre au pluriel suggérait plutôt que chacun est un monde en soi.
Pour notre prochain spectacle, prévu en mai 2016 à l’Espace Libre, nous irons chercher nos personnes/personnages dans les rues autour du théâtre. Ils viendront tous du très éclectique quartier Centre-Sud. Ainsi, à travers une série de portraits individuels, Pôle Sud: documentaires scéniques proposera aussi un regard sur toute une collectivité.
Nous sommes au début de cette hybridation entre le récit documentaire, le langage visuel de la scène et les codes sonores du cinéma. Dans un geyser de questions, de possibilités et de désirs, nous décelons tout de même de petites certitudes.
Le son d’abord, l’image ensuite
Alors, on fait ça comment? D’abord, on cherche un bon «personnage documentaire». La fascination ne s’explique pas. Il faut être intrigué, touché, happé par quelque chose. On le contacte. On le convainc. Anaïs le retrouve, dans l’intimité de sa maison, de sa ruelle ou de sa voiture. Pas de caméra. Seulement un preneur de son. Très vite, la conscience du micro disparaît. L’échange a lieu. Il peut durer des heures. Confidences, fous rires, lapsus, hésitations, perles involontaires, déferlantes verbales, silences éloquents. Tout est soigneusement recueilli. Anaïs peut aller loin. Oui, il faut poser les bonnes questions. Il faut aussi, surtout, savoir traverser les silences; un morceau de vérité se cache souvent juste de l’autre côté. Quand une véritable confiance se tisse, tout est possible.
Ensuite, le montage. On écoute, on retranche, on épure, on tisse, on garde les perles. De trois heures, on tire 10 minutes. D’un fatras de paroles, on extrait la matière suffisamment forte pour jaillir sur une scène de théâtre. En documentaire scénique, le montage est la véritable écriture du spectacle. Nous y reviendrons.
Sur ce texte/montage, un concepteur/bruiteur/mixeur ajoute moult ambiances, effets, ponctuations, parfois réalistes, parfois expressionnistes, tel un décor sonore rythmant ce que livre la voix humaine. Maintenant complétée, la trame sonore devient carrément la locomotive du spectacle. Mouvements, scénographie et lumières s’accrochent à sa suite.
Viennent enfin la mise en place et la conception visuelle. C’est ici qu’est nécessaire un petit effort de mémoire de la part des participants, pour intégrer les actions à peu près dans le bon ordre. Dans la scénographie, on s’arrange pour qu’il y ait des stations, des îlots d’objets auxquels s’agripper et occuper leurs mains. Même pour un acteur de métier, il n’y a rien de pire que d’être sur scène et de se sentir dans le vide. Pour nos participants, l’espace doit donc à tout prix être enveloppant.
Le public et le personnage, une fois l’écran disparu
«Le résultat aurait pu relever du freak show, mais il n’en est rien.» Lucie Renaud, site Internet de Jeu, 15 mai 2014 (critique de Vrais mondes)
L’instant de la représentation relève à la fois du vertige et du partage. Contrairement au cinéma, le public sait que ses rires ou ses malaises sont entendus par la personne concernée. Et, contrairement au théâtre, il sait que la personne sur scène n’a pas cherché à générer ces réactions-là au moment de se raconter; l’entrevue audio est dénuée de toute «performance». Puisque la convention théâtrale veut que quiconque monte soir après soir sur une scène est complice de ce qui s’y déroule, le public sent bien que le sujet n’est pas pillé. La personne vient livrer, en toute connaissance de cause, un morceau de sa grande histoire.
Il y a également un réel bonheur de spectateur à voir agir. Toute vie a sa routine de gestes : une couturière, un horloger, un soldat, une barmaid, un haltérophile, une enfant qui joue. Magnifié par l’éclairage d’une scène, le geste simple retrouve aux yeux de tous une grâce insoupçonnée, d’autant plus que les personnages ne simulent pas leur habileté. Ils déploient devant le public des gestes mille fois répétés auparavant. Contrairement aux acteurs, nul besoin pour eux de travailler à devenir naturels dans leur gestuelle; la vie courante fut leur salle de répétition. Il est surprenant de constater la puissance de leur simple présence sur scène.
«[Ce projet vient] renverser les rapports de pouvoir habituels à la création. Les metteurs en scène sont ici au service, à l’écoute de leurs actants, leur composant un environnement sur mesure […] afin que les feux de la rampe ne les brûlent nullement, les rassurent peut-être. La façon dont le spectateur reçoit la proposition est tout empreinte déjà de ce soin et de cette attention. Vrais mondes rappelle aussi qu’on peut faire spectacle avec des “civils” en évitant l’amateurisme, la compétition ou les moronneries télé réalistes. Ce n’est pas rien.» Catherine Lalonde, Le Devoir, 19 mai 2014 (critique de Vrais mondes)
Un bon film documentaire, au-delà des informations transmises, nous réapprend à regarder, à écouter. Il réveille notre attention au monde – souvent engourdie par la surexposition aux multiples écrans qui meublent nos vies – et crève les petites «cases» mentales avec lesquelles on trie les gens. Voilà ce que nous cherchons à provoquer.
Écrire à même la voix humaine
Bien que le documentaire scénique ne soit pas du théâtre, il ne faut pas oublier d’être théâtral, et ce, dès l’étape du montage. La clarté du récit ne suffit pas. Il faut aussi dégager de ces enregistrements les fragments d’une véritable parole scénique, une parole qui, dans le choix des mots et dans sa livraison, pourra résonner de façon évocatrice dans l’espace d’un théâtre. Le rythme, le débit, le timbre de la voix, le volume et le souffle comptent autant sinon plus que les mots eux-mêmes. Le montage est écriture. Il est aussi choix d’interprétation.
«Chaque phrase doit être un missile», dit Richard Desjardins à propos de la chanson. En montage, il faut couper jusqu’à ce que ça fasse mal et ne garder que ce qui a une réelle force de frappe. Les choix sont par contre lourds de sens. Telle phrase frappante «passe» peut-être au milieu de trois heures d’entrevue, mais hors contexte, elle est d’une violence inouïe. Peut-on la conserver? Que présente-t-on en premier? Dans quel ordre abattre les cartes? Doit-on surprendre le spectateur ou créer une empathie chez lui? Est-ce que je garde telle phrase parce qu’elle me permet de construire un portrait avec justesse et originalité, ou simplement parce qu’elle est trash et percutante? Le trash pour le trash est – à notre humble avis – fade et éculé; nos yeux et nos oreilles en sont saturés.
Mais un documentaire est et sera toujours un acte d’intrusion. Trop intrusif, il devient vulgaire. Trop pudique, il devient un objet mort. Jusqu’où aller? Un moment inconfortable peut donner un moment fort. Que privilégier alors? La personne filmée ou l’œuvre en construction? Toutes ces questions se posent depuis que le cinéma documentaire existe. De plus, au cinéma, puisqu’il y a cadrages, montage et choix narratifs, il y a forcément acte de mise en scène du réel, parfois à l’insu du sujet, étranger à cette mécanique. Donc, ce que le cinéma documentaire envoie au public n’a pas forcément été offert comme tel et en toute connaissance de cause.
En documentaire scénique, au contraire, arrive une étape où nous devons forcément faire entendre le montage sonore à la personne/personnage. Il faut alors expliquer nos choix, rassurer, débattre, ou encore convaincre que tel passage douloureux ou délicat est essentiel au récit et que la structure du montage évitera au spectateur un jugement intempestif. Se sachant respectés, et sachant que leur consentement est indispensable, nos personnages sont même davantage disposés à montrer ce qui est répréhensible, honteux, dérangeant. Jusqu’à présent, aucun ne nous a demandé de couper quoi que ce soit.
De plus, nos participants doivent aussi être complices de la mécanique de la représentation, complices du discours. À l’étape de la conception, on ne fait pas de métaphore visuelle à leur insu. L’exercice est d’ailleurs nourrissant pour qui a déjà mis en scène de la fiction, car la présence du «personnage réel» dans le processus nous confronte à des choix lourds de sens: au-delà de la bonne idée, lui rend-on vraiment justice? Préserve-t-on l’essence du récit qui nous a été confié? Aucun personnage ne peut être réduit à une fonction ou à un symbole; on doit témoigner de son humanité.
Redevenir perméables
Tout ce dispositif se veut aussi, en filigrane, un appel d’air pour le jeu et la création. Entendre des gens se raconter pour vrai nous ouvrira toujours des avenues nouvelles sur l’art dramatique. Manières de dire, choix, expressions nouvelles, intonations, tout cela élargit considérablement notre définition de ce qu’est la justesse, de ce qui «sonne vrai». On argumente souvent sur les prétendues limites du ton ou du jeu dit «naturaliste». Mais ces limites sont les nôtres et non celles de la nature, qui nous donne à voir et à entendre des êtres si obtus, si inclassables, qu’ils n’entrent dans aucune case de l’imaginaire conventionnel d’un auteur appliqué ou d’un acteur habile. Il fait bon de se rappeler à quel point la vie est originale.
Plus spécifiquement, Pôle Sud est né d’une conviction profonde qui nous habite depuis toujours en tant qu’artistes et citoyens: pour que la cité s’intéresse à son théâtre, le théâtre doit impérativement redevenir curieux de sa cité.
Certes, la création théâtrale d’ici est féconde et doit rester libre, voyageuse, plurielle, sans limites. Mais le théâtre, comme lieu physique, se tourne rarement vers son propre milieu de vie. Et, trop souvent, son voisinage le lui rend bien. Cette méconnaissance mutuelle, on le sait, est lourdement ancrée un peu partout.
Notre projet tend à renverser cette tendance. Soit rendre un théâtre perméable à son environnement immédiat, aux récits qui l’ont façonné, aux personnages qui y fourmillent. Faire en sorte ainsi que la communauté avoisinante se sente profondément interpellée et célébrée par les artisans et la faune d’initiés qui fréquentent d’ordinaire cette enceinte. Grands défis! La moindre brèche dans ce mur d’indifférence sera pour nous une fort jolie victoire.
C’est, là aussi, un écran qu’il nous tarde de crever.