Dans l’œuvre du romancier Jean-Paul Dubois, Marcel Pomerlo et Michel-Maxime Legault ont trouvé des sources d’inspiration pour la création d’un duo théâtral absurde et rocambolesque : Parfois, la nuit, je ris tout seul.
Chaque jour de sa vie, l’être humain doit aller à la rencontre de son destin. Le romancier français Jean-Paul Dubois a écrit un livre dont le titre est Tous les matins je me lève. Il y raconte l’histoire d’un écrivain qui, tous les jours, se lève à midi et se trouve ainsi décalé par rapport au reste du monde. La nuit, il écrit. Le jour, il tente de comprendre sa vie à contretemps. Ce roman philosophique fascinant a été l’une des sources d’inspiration de notre spectacle Parfois, la nuit, je ris tout seul. C’est Michel-Maxime Legault, du Théâtre de la Marée Haute, qui le premier a eu l’idée de créer un duo théâtral en partant des romans de Dubois. Il m’a approché, la proposition m’a séduite, nous avons lu les livres du romancier né à Toulouse, couronné de prix littéraires, qui a été ravi par l’idée et nous a donné carte blanche. Nous y voilà, un spectacle existe. Présenté avec succès à Premier Acte, il sera donné au Quat’Sous en avril 2017 et après… tout est possible. La vie est un roman-théâtre de Jean-Paul Dubois.

Premier chapitre
Comment fait-on pour adapter à la scène l’œuvre d’un romancier qui n’a jamais écrit une réplique pour le théâtre ? Et pourquoi ? Ensemble, Michel-Maxime Legault et moi avons trouvé des réponses. Poser des questions au Monde à travers une œuvre romanesque est déjà un geste théâtral, et nous parlons ici d’une œuvre singulière, inspirée, captivante. Si, à l’instar de Shakespeare, on peut affirmer que le monde est un théâtre, les romans de Dubois, eux, sont des films. Une série de courts métrages qui se répondent et qui mettent en scène des êtres humains qui tentent, de façon ludique, de défaire les nœuds de leur existence.
La première étape de travail s’est vite transformée en plaisir de lecture. Pour quiconque aime lire, ce qui est une chose de plus en plus rare, s’immerger pendant des mois dans l’œuvre d’un auteur brillant et truculent est jouissif et édifiant. Dubois interroge l’humanité avec finesse, perspicacité, sensibilité, et son regard oblique pond des titres comme Les poissons me regardent, Compte rendu analytique d’un sentiment désordonné, Kennedy et moi, L’Amérique m’inquiète, Je pense à autre chose… Il faut plonger dans ses romans afin de mieux saisir son esprit vif, son humour noir, son humanité, car se trouve là le cœur de son écriture. Dubois parle de l’être humain et de sa condition de mortel. De sa fragilité, de son désarroi face au destin, de son désir de s’élever, de comprendre, de donner un sens à cette absurde réalité, cette chose étrange appelée la vie. L’auteur ne cesse d’écrire sur la vie. Rien ne semble l’intéresser davantage que de démanteler la psyché humaine en nommant les vicissitudes de nos jours, de nos nuits. Et, aussi, il désire nous parler de la mort, qui se tient là, tout près.
Après ces mois de lectures passionnantes, nous étions d’accord sur le fait que quatre de ces écrits se prêtaient plus naturellement à une transposition scénique. Tout roman, aussi puissant soit-il, ne peut devenir objet théâtral. Parfois je ris tous seul, Vous aurez de mes nouvelles, Tous les matins je me lève et La vie me fait peur ont été les romans avec lesquels nous avons constitué notre mosaïque textuelle, puis La Succession, son dernier titre, en lice pour le Goncourt, s’est ajouté alors que nous répétions déjà le spectacle.

Réinventer sa vie
Certains de ces cinq titres sont faits de récits en courts chapitres, de vignettes ou de brèves chroniques plus ou moins reliées entre elles. Le matériau premier avec lequel nous avons échafaudé la structure du spectacle a été Parfois je ris tout seul. Livre fabuleux constitué de 122 instantanés titrés « Moustache », « Triste », « Père », « Nu », « Fils », « Raté », « Chien », « Tondeuse », « Pape »… Portraits drôles, féroces, tragiques, insolites se situant entre Charles Bukowski, Georges Perec et Woody Allen. Êtres en déroute, en extase ou en manque qui nous font immédiatement sourire ou monter les larmes aux yeux. Par leur acuité, leur justesse, leur tendresse et leur extrême lucidité, ces scènes de la vie quotidienne sont troublantes et font apparaître tout de suite des personnages vibrants, fragiles, incarnés.
Paul, Anna, le Père, la Mère, le Frère, le Chien et… la Mort, sont les personnages récurrents de l’œuvre de Dubois. D’un livre à l’autre, on les retrouve dans des moments réalistes ou fantasmés. Cette récurrence a été heureuse pour la création de notre trame dramatique. Le protagoniste, Paul, qui est doublé sur scène et qui devient à la fois le fils, le père, le mari, l’amant, l’ami, le voisin, le confident, est l’homme qui veut changer de vie. Un homme en perpétuelle remise en question. Mal dans sa peau, insatisfait ou terrifié par l’omniprésence de la mort autour de lui, il tente de changer d’existence, de réinventer son univers, de redessiner son destin.
Sur scène, Michel-Maxime et moi avons imaginé deux personnages, mi-clowns tragiques, mi-vagabonds en cavale, qui s’arrêtent devant une maison où il y a de la lumière. Ils entrent dans ce théâtre les bras chargés de leurs bagages, de leurs souvenirs. Arrivés là, après avoir traversé les États-Unis au volant d’une vieille Thunderbird 1978 avec pour seuls compagnons les chansons d’Elvis et de Dolly Parton, ils tentent devant le public, qu’ils découvrent, de recoller les morceaux fragmentés de leurs vies. Mots, danses, silences, chansons, confidences, délires, fous rires, crises de panique, crise de hoquets, secrets révélés, transformations physiques… tout deviendra théâtre. Tout deviendra possible.

La trame de ce spectacle, tout comme celle des romans de Dubois, n’est ni linéaire, ni psychologique, ni conventionnelle, sans début, milieu ou fin logique. Elle se présente plutôt comme une sorte de géographie théâtrale du territoire humain. Des fragments du passé qu’on croyait oubliés ressurgissent comme des fulgurances, ou comme une chanson apprise enfant qui revient nous hanter. Il faut la chanter à nouveau pour s’en libérer. Dans notre spectacle, il n’y a pas d’histoire, il y en a mille. Celles d’hommes en décalage qui, sentant qu’ils marchent à côté de leur vie, tentent de s’en extraire ou d’y plonger si intensément qu’ils en trouvent ainsi l’essence. Ce geste emporté et fou est aussi un appel d’air, un choix délibéré, un refus de se figer dans une existence étriquée et absurde. Ils jouent le tout pour le tout, et la censure est exclue. Ils posent leurs valises, mais le voyage se poursuit. Ils sont dans l’urgence de dire. Dire pour ne pas mourir ? À la manière de Beckett, parler… avant qu’il ne soit trop tard.
Ressusciter !
En partant de tous ces éléments, le défi d’adapter Dubois à la scène était aussi de demeurer fidèles à son univers, sans que cela nous empêche de nous sentir libres d’y insuffler notre folie théâtrale, à nous, hommes de scène. Avec l’équipe de concepteurs, nous avons travaillé (de 2011 à 2016) pour arriver à une œuvre ludique, impressionniste et baroque, inspirée de segments littéraires qui rappellent, eux, des scènes de cinéma. Ainsi, notre duo est à l’image de Dubois, bien sûr, mais aussi à celle très mouvante de ses créateurs, qui ne cessent de se transformer au fil du temps, au fil des jours. Finalement, il ne s’agit peut-être pas de tout comprendre, mais de tout ressentir. « J’ai réussi ce dont je ne me serais jamais cru capable : ressusciter. » (Jean-Paul Dubois, Tous les matins je me lève, Paris, Robert Laffont, 1988).
Si ce théâtre-là (celui qui conduit à penser avant-pendant-après) n’existait pas, comment nous, pauvre spectateurs vivant leur vie comme ils le peuvent sans toujours comprendre, … comment pourrions-nous trouver à nous comprendre nous-mêmes ?