Articles de la revue JEU 165 : Liberté d'expression

La chambre de tout le monde et de tous les possibles

Michèle Laurent

À travers l’histoire résolument contemporaine d’Une chambre en Inde, tous les malheurs du monde sont illustrés, mais il y a toujours, au Théâtre du Soleil, ce «besoin de consolation» et cet amour de l’autre qui rejaillissent en mille petites étoiles brillantes.

Voir un spectacle du Théâtre du Soleil est chaque fois une expérience sensorielle. Dès qu’on arrive à la Cartoucherie, on respire un autre air. Cet endroit merveilleux, une enclave protégée par les dieux du théâtre, est situé au milieu du bois de Vincennes, le plus grand espace vert de Paris. On est dehors, sur la pelouse ou les pavés, ou sous les arbres, ou assis à l’une des grandes tables de bois, quand tout à coup on entend, à l’intérieur du théâtre, les 12 coups enchanteurs. C’est Ariane Mnouchkine qui les fait résonner sur le sol, après avoir lancé à toute l’équipe: «Vous êtes prêts?» Puis elle ouvre les grandes portes de bois et accueille elle-même le public, toujours souriante et prête à échanger. Ce rituel de bienvenue chaleureux, sans cesse renouvelé par la metteure en scène, est unique.

Le Théâtre du Soleil est une fabuleuse aventure humaine, une communauté théâtrale élargie, pacifique et sans frontières. Un «théâtre populaire», comme l’aime Mnouchkine, «comme Molière», «comme Shakespeare», comme aussi le voulait Jean Vilar, un des grands inspirateurs de la troupe. Cette petite entreprise de travailleurs et de travailleuses en théâtre, qui existe depuis 1964, dont Ariane est la «chef» depuis le début, fonctionne à échelle humaine, et l’on sent, quand on y est, tout l’artisanat, le savoir-faire collectif et, aussi, le respect des moindres détails. Les talents de chacun, de chacune sont mis à contribution pour faire vivre aux spectateurs des moments de théâtre intenses, d’une exceptionnelle beauté, à la fois esthétiques et spirituels, mais aussi pour assurer l’existence au jour le jour de la troupe, et sa pérennité.

Michèle Laurent

Pour donner naissance à sa 27e production, Une chambre en Inde, un retour à la création collective, toute la troupe (80 personnes) s’est retrouvée, en janvier 2016, pendant un mois, au Theatre Indianostrum, à Pondichéry, une petite ville du sud de l’Inde. Pour Ariane Mnouchkine, qui découvrait l’Orient à l’âge de 20 ans, l’Inde est une «terre-mère», une «terre d’abondance» pour l’art de l’acteur. Grâce aux enseignements d’un grand maître indien, Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran, les comédiens se sont réapproprié l’art du terukkuttu, une forme bimillénaire de théâtre populaire de l’Inde du Sud, parlé, chanté, dansé et accompagné de musique, en plus de faire l’apprentissage de chants carnatiques (chants classiques indiens d’une grande richesse mélodique) avec Emmanuelle Martin, une musicienne pratiquant cet art vocal. Deux scènes de terukkuttu ponctuent de manière flamboyante (costumes, musique, danse) le spectacle: «Le viol de Draupadi» et «La mort de Karna». Ces épisodes du Mahabharata, ce grand récit épique traditionnel, sont une transposition métaphorique puissante et très évocatrice du sort qui est encore réservé aux femmes en Inde.

L’esprit de troupe

L’esprit de troupe, cher au Théâtre du Soleil, qui à l’heure actuelle porte en son sein plus de 25 nationalités, est au cœur d’Une chambre en Inde. Pour cette histoire résolument actuelle, un lieu unique: la chambre de Cornélia, vaste, éclairée, un antre bien réel de l’Inde moderne, avec un plateau dégagé et de nombreuses issues. Côté jardin, derrière les volets des grandes portes-fenêtres qui laissent entrer discrètement la lumière, on entend une rumeur constante, comme une «manif perpétuelle». Cet espace est également métaphorique: durant une nuit interminable, étourdissante, sans continuité narrative apparente autre que celle d’une troupe qui veut trouver le thème de son spectacle, des apparitions successives, tout autant inattendues que fulgurantes, s’y déroulent, des saynètes liées à l’actualité, d’hier et d’aujourd’hui, à travers les rêves, les visions et les cauchemars de Cornélia. L’histoire se passe en Inde, mais le sujet n’est pas l’Inde: de nombreuses actions sont ponctuées par les téléphones reçus de France pour savoir où en est la troupe depuis que le metteur en scène, Constantin Lear, «a pété les plombs», déboussolé par les derniers attentats à Paris. Cornélia, l’assistante ébahie, doit dès le lendemain livrer au diffuseur son sujet de pièce, alors qu’elle n’a qu’une envie, celle de dormir. C’est avec humour qu’est abordée cette «suite de courtes catastrophes», comme les appelle la metteure en scène du Soleil.

Pour Ariane et les siens, autant que pour cette troupe échouée en Inde, le théâtre «ne mourra jamais!» Tous se questionnent sur le sens, la fonction que cet art doit avoir dans un monde où tout s’écroule. Comment exercer une action positive, alors que la haine, sournoise et destructrice, «opaque», «incompréhensible» et «inadmissible», selon les termes d’Ariane Mnouchkine, domine notre actualité sans que des solutions soient trouvées ou même raisonnablement recherchées? Cette troupe, qui n’a pas peur de montrer et de dénoncer des choses horribles, a la capacité de nous émerveiller et de préserver l’enfance: la petite vache sacrée blanche qui apparaît, côté jardin, vers la fin du spectacle, et qui nous regarde, silencieuse et bienveillante, en est un symbole doux et tendre. Tous les éléments de la scénographie laissent parler les matériaux, faisant le lien entre la matière et la pensée, le réel et la poésie.

Le théâtre, un art dangereux…

Le défi du Soleil, pour ce nouveau spectacle, était de nous faire rire. Il a réussi! La forme choisie est proche de la farce; cette tonalité légère pour raconter l’incohérence du monde a un effet cathartique. Dans les notes de répétitions du spectacle (dossier de presse), Ariane Mnouchkine suggère que «notre angoisse peut devenir très fertile si on s’en moque et qu’on la surmonte et qu’on s’en amuse». Plus loin, elle dit que «dans l’accumulation des catastrophes on peut trouver une force comique, c’est ça la forme de l’humour».

Anne Lacombe

Certaines scènes, si on considère l’actualité, sont audacieuses: ainsi, ces personnages horribles de l’État islamique, ridiculisés dans cet épisode durant lequel ils essaient de faire un film de propagande, s’emmêlant les pinceaux… Ou encore, ces talibans kamikazes qui, tandis qu’ils ont sur le corps la ceinture d’explosifs, se disputent sur le nombre d’épouses qu’ils vont avoir au paradis, mais qui, dans leur agitation, se font exploser. Même si on rit de bon cœur, on a un peu froid dans le dos en imaginant cette terreur à nos portes, ne pouvant pas ne pas nous rappeler l’attentat de Charlie Hebdo et la liberté d’expression assassinée. Pour la première fois, à l’entrée du théâtre, des acteurs, déguisés en policiers indiens, «The Grand Bazar Police Security Brigade», ouvraient nos sacs et passaient le détecteur de métal (entre jeu et réalité), alors que tout à coup sont apparus, dans ce havre de paix qu’est la Cartoucherie, de vrais soldats, très jeunes, comme on en voit partout dans Paris circuler par groupe de trois, en habit de camouflage, et armés de mitraillettes…

Mais la dernière scène du spectacle vient déjouer ce sentiment de peur: un djihadiste, vêtu d’une longue tunique noire, quitte son groupe terrifiant de «barbus» agglutinés en fond de scène et vient livrer, mot pour mot, le discours utopiste d’amour, de paix et de tolérance de Charlie Chaplin à la fin de The Great Dictator. Ariane Mnouchkine, depuis le début de sa pratique, a revendiqué, comme Charlot, la puissance de l’art comme moyen de transformation. Pour la metteure en scène et sa troupe, comme pour celle de Cornélia et pour chacun d’entre nous qui y croit, «[…] l’utopie n’est pas de l’irréalisable. Elle est le possible non encore réalisé. Elle suppose une joie.» (extrait du livret écrit par Ariane Mnouchkine, qu’on trouve au début du magnifique ouvrage de Béatrice Picon-Vallin, Le Théâtre du Soleil. Les Cinquante Premières Années, publié chez Actes Sud en 2014)

Une chambre en Inde

Une création collective du Théâtre du Soleil. Mise en scène: Ariane Mnouchkine. Musique: Jean-Jacques Lemêtre. En collaboration avec Hélène Cixous. Au Park Avenue Armory (New York) du 5 au 20 décembre 2017. La troupe devrait reprendre le spectacle à la Cartoucherie le 23 février 2018.