Lou Scamble

Comme un geste de relais à la barre de la revue, l’ancien rédacteur en chef et le nouveau ont codirigé ce dossier consacré à la liberté d’expression. Sujet brûlant s’il en est, cette liberté de dire, de créer, de déranger, de provoquer n’est jamais garantie, toujours à conquérir, à chérir, à protéger. Petit tour d’horizon sur les limites et les avancées de l’art dans nos sociétés.

Que ce soit dans la sphère politique ou religieuse, dans le domaine de la santé ou dans celui de l’éducation, les limites de la liberté d’expression sont largement discutées. Dans notre ère d’hypercommunication, médias et réseaux sociaux en font leurs choux gras. Mais c’est plus rarement qu’on explore, dans l’espace public, les limites de la liberté d’expression au sein de la création artistique. Pourtant, il est dans les fonctions mêmes de l’art de repousser ces limites, de les tester, de les mettre à l’épreuve, ou à tout le moins de les interroger.

Sasha Onyshchenko / Kravetz Photographics

Au moment où nous préparions ce dossier, l’affiche d’un spectacle des Grands Ballets, celle de Stabat Mater de Pergolèse, qui ouvrait la saison de la compagnie, était victime de la censure de la Société des transports de Montréal, qui interdisait qu’elle soit placardée dans le réseau du métro. Une image choquante sans doute, mais qui aurait pu entraîner une réflexion sur la souffrance. Le choc est parfois salutaire. Des images autrement plus violentes, montrant l’exploitation sexuelle de la femme, apparaissent dans des publicités sans qu’on en fasse de cas.

Tout comme le cinéma, la musique et les arts visuels, le théâtre a été de nombreuses révolutions sociales. Qu’en est-il aujourd’hui? Comment le théâtre peut-il résister, c’est-à-dire éviter de s’abîmer en compromis dans une époque où règne la peur, la bien-pensance, l’intolérance, le racisme et autres amalgames? Pour aborder ce vaste sujet, nous avons identifié un certain nombre de tabous et d’interdits, que nos collaborateurs et collaboratrices ont étudiés. Il est donc question dans ces pages de religion, de terrorisme, de criminalité, de sexualité et d’adolescence, mais aussi de l’écriture des femmes, notamment de la prise de parole des femmes autochtones, ainsi que de la représentation des personnes racisées. Le droit à la parole apparaît à la base de toutes les questions développées ici.

En ouverture de dossier, Michel Vaïs dresse un panorama historique des audaces théâtrales qui ont contribué à faire avancer l’art et la société, au Québec et ailleurs dans le monde, et des nombreux cas où la censure, qu’elle ait été religieuse ou politique, a tenté d’étouffer ces bravoures provocatrices. Ralph Elawani s’intéresse, quant à lui, aux créations destinées aux jeunes publics qui abordent les délicats enjeux de la radicalisation et du terrorisme, notamment Djihad d’Ismaël Saïdi et Antioche de Sarah Berthiaume.

De retour du Rideau Vert, où elle a assisté à une représentation de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu?, Marilou Craft réfléchit à la vaste question de la diversité sur nos scènes. Elle demande: qui parle et à la place de qui? Josianne Dulong-Savignac est allée à la rencontre de trois femmes autochtones, Émilie Monnet, Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, des artistes dont la parole forte brise le silence et l’invisibilité imposés depuis des générations aux Premières Nations. Catherine Voyer-Léger interroge pour sa part les créatrices Brigitte Haentjens, Annick Lefebvre, Catherine Léger et Dominick Parenteau-Lebeuf à propos de l’occultation de la création des femmes.

Raymond Bertin revient sur une table ronde du dernier festival du Jamais Lu, où il était question du tabou de la sexualité dans le théâtre pour adolescents, et tente de nommer ce qui retient les créateurs de s’exprimer librement sur la chose. Revenant sur deux spectacles qui mettaient en scène des citoyennes et des citoyens montréalais en 2017, Émilie Martz-Kuhn analyse les dispositifs dans lesquels ces œuvres plaçaient leurs «interprètes» et démontre certaines limites du théâtre documentaire. Enfin, Julie-Michèle Morin se demande comment le théâtre peut s’assurer d’être un espace de médiation pour les violences criminelles et non un moyen de les relayer.