Le bizarre incident du chien pendant la nuitCaroline Laberge

Les compositrices et compositeurs de musique pour le théâtre sont des joueurs d’équipe. Que leur but soit de créer des atmosphères sonores, des musiques de transition ou de plus longues partitions, ils savourent la collaboration avec l’ensemble des artisan·es d’une pièce. L’ego tient peu de place dans leur travail. Ils recherchent le plaisir du collectif.

Catherine Gadouas, Ludovic Bonnier, Philippe Brault et Mykalle Bielinski ont composé des heures et des heures de musique pour le théâtre depuis des années. Ce n’est ni pour l’argent ni pour la gloire. Servir un texte les passionne, mais il y a plus. Le travail d’équipe, en opposition à la solitude du studio, les y ramène saison après saison.

Ludovic Bonnier œuvre au théâtre depuis 25 ans : « Quand on monte un show de théâtre, toute l’équipe se dirige vers un point. C’est cette collégialité, ce travail méta-artistique qui m’intéresse. Le plus touchant, c’est de parler ensemble, de communier pour raconter une histoire. On le fait depuis la nuit des temps. Dans toutes les cultures du monde, il y a un conteur et un musicien. Il ne faut pas perdre ça de vue avec trop de gadgets. »

Le travail des musicien·nes de théâtre commence dès la lecture du texte de la pièce et se poursuit, au quotidien, lors des répétitions : « Je ne suis pas un très bon lecteur de texte, avoue Philippe Brault. J’ai besoin de temps et d’entendre les acteurs dire le texte, avec du rythme. C’est ce qui influence le plus la composition. Je suis instinctif et je souhaite garder une marge de manœuvre jusqu’à la fin. Ça fait des fins de répétitions un peu folles, mais j’aime ça. Quand tout bouge, ça devient excitant et c’est là qu’un show se trouve. »

Catherine Gadouas, qui compose pour le théâtre depuis 1981, croit aussi que le travail avec les interprètes est essentiel. « Les acteurs et les actrices vont réagir à ce qu’on va écrire comme musique, contrairement à ce qui se produit au cinéma ou à la télé, où on écrit après la production. Ça me permet de composer en rapport avec ce qui est répété. Je préfère de loin la musique de théâtre. C’est André Brassard qui disait que chaque intervenant·e dans une pièce doit trouver sa position. Il faut être capable de savoir l’apport de chacun·e dans un spectacle. Est-ce que la musique va être la mayonnaise entre tous les éléments, un ingrédient parmi d’autres, ou encore la tranche de pain par-dessus? »

Mykalle Bielinski crée ses propres spectacles en plus de composer pour les autres. Après les rencontres avec l’équipe de création, elle propose des démos « pour voir si la mise en scène et moi sommes dans le même univers musical. J’aime beaucoup avoir du feedback et lorsque je peux faire mes commentaires à la fin de la répétition. La musique au théâtre m’a toujours fascinée. Dans mes spectacles ou ceux des autres, participer à l’intensité d’une pièce m’apporte beaucoup de plaisir. »

Le son du silence

Chaque mise en scène commande évidemment des musiques et des trames sonores différentes, un spectre très large allant de la simple transition à une partition qui peut durer des heures. Une tâche n’est pas nécessairement plus intéressante ou plus difficile que l’autre.

« Au théâtre, explique Catherine Gadouas, on peut réfléchir et s’interroger sur ce qui fonctionnerait le mieux. Même quand ce ne sont que des transitions, ce doit être en rapport direct avec le propos et l’énergie de la pièce. Après une scène lente, on va vouloir mettre une musique plus rapide pour amener la scène qui suit. »

« C’est très différent d’un projet à l’autre, enchaîne Philippe Brault. Mon rôle, comme concepteur, c’est aussi de connaître notre place. Une des grandes qualités est de savoir reconnaître les moments où l’on n’a pas besoin de musique. Les gens me disent que ce doit être ennuyant de faire des transitions. Je réponds toujours : non. Des fois, le plus difficile, ce sont les petites choses. »

Ludovic Bonnier mentionne lui aussi l’importance du silence dans la conception musicale d’un spectacle : « John Cage disait que la musique, c’est l’art du silence. Dans un orchestre, si l’ensemble des 80 musicien·nes jouent pendant un concerto pour piano, on n’entendra pas le piano. En tant que musicien·nes, il faut avoir l’humilité d’écoute. Les silences en musique ont une importance majeure, surtout de nos jours, avec tous les stimuli sonores qui existent. »

Humilité, générosité, complicité. Les musicien·nes de théâtre sont des caméléons scéniques qui s’adaptent facilement aux besoins du spectacle et des autres artisan·es de la pièce. « Au théâtre, tout le monde doit être relativement modeste, ajoute Catherine Gadouas. Les comédien·nes et nous sommes au service d’un texte et d’une vision de mise en scène. Les egos ne doivent pas avoir trop de place là-dedans. »

Philippe Brault affirme se sentir lui aussi au service de l’œuvre dans son rôle de musicien-compositeur-interprète, comme pour SOIFS Matériaux. « On participe à l’entièreté de l’œuvre. Je n’ai jamais l’impression que je ne fais que de la musique quand je travaille au théâtre. J’aime beaucoup, sans être au centre du projet, apporter un commentaire musical, m’immiscer tranquillement dans le show et le changer sans que personne ne s’en rende compte. Il y a un côté sournois à la musique de théâtre », fait-il en riant.

Style ou approche

Mais cela, jamais, en imposant un genre de musique en particulier. Les metteurs et metteuses en scène misent sur la polyvalence des compositrices et compositeurs. Catherine Gadouas préfère parler d’approche musicale plutôt que de style : « Si j’ai à écrire une musique pour une pièce russe, je vais écouter beaucoup de musique russe pour m’inspirer. Après, pendant un mois, je n’écoute plus rien pour être capable moi-même de devenir russe. Ça peut être n’importe quel style musical, dans le fond. J’enseigne le chant choral à l’École nationale de théâtre, mais à la maison, j’écoute davantage de classique, de baroque, de romantique, de jazz, et du contemporain aussi. »

Mykalle BielinskiSandrick Mathurin

Contemporaine, éclectique, Mykalle Bielinksi l’est tout à fait : « Le chant religieux m’inspire beaucoup dans ma pratique, souligne-t-elle. En ce moment, j’écoute de hip-hop de l’Inde. Dans le travail, je m’inspire soit des influences culturelles suscitées par le texte, soit carrément du contraire. Il faut garder un rapport ludique avec la musique. Il faut éviter les certitudes qui ne sont amies de personne. »

Philippe Brault abonde dans le même sens. « Tout mon rapport avec la musique en est un de travail et d’analyse, ce qui m’a enlevé une partie de mon plaisir, qui est de nature viscérale. Si on perd cet amour viscéral de la musique, on ne vieillit pas bien comme musicien. »

Tous et toutes aiment également jouer en direct sur scène. Mykalle Bielinski estime que le faire avec les acteurs et les actrices, « c’est former un petit orchestre ». Selon Ludovic Bonnier, jouer en direct permet de ne pas fixer définitivement les choses, d’évoluer au fil des représentations : « Dans un spectacle hyperréaliste, ça nécessite de croire en la situation, et si un·e musicien·ne en scène est trop voyant·e ou commente la pièce en musique, ça ne sert pas le propos. Quand on est plus en poésie, c’est super de jouer avec les acteurs et les actrices. Comme je voulais être comédien, ça me va parfaitement. »

Projets parallèles

À l’instar des interprètes qui répètent le jour et jouent le soir dans une autre pièce, les compositrices et compositeurs de théâtre planchent souvent sur plusieurs projets en parallèle. Catherine Gadouas a connu l’époque où la musique était enregistrée sur bande magnétique, à couper et à coller. Mais il y a pire, participer à 10 productions dans la même année : « C’est plus difficile d’avoir du recul. Il faut avoir du temps pour se ressourcer, pour réfléchir. L’adrénaline aide à tout faire en même temps, mais je ne referai plus jamais ça, car il y a des productions où je suis passée à côté de ce que j’aurais dû faire. »

Le nombre idéal de productions annuelles varie entre deux et quatre, selon les musicien·nes à qui nous avons parlé. Ludovic Bonnier croit que « l’expérience d’un compositeur, c’est de se laisser contaminer par toutes sortes de projets. On arrive avec notre bagage complet pour une création. Des fois, on trouve une super bonne idée pour un spectacle et on se rend compte que ça règle un problème dans un autre. C’est de la contamination positive. »

Philippe Brault a, de son côté, découvert récemment que deux têtes de musicien·nes valent mieux qu’une : « J’aime de plus en plus le fait de ne pas composer seul. Je travaille parfois avec Nicolas Basque. C’est venu d’une nécessité pour la pièce Five Kings, qui durait cinq heures. À deux, cela nous a pris moins de temps à composer la musique de cette pièce que ça me prend pour un show d’une heure. »

MytheJean-François Hamelin

Avec l’énergie de la jeunesse, Mykalle Bielinski travaille sur quatre projets différents en 2019-2020, dont sa future nouvelle création dont le titre sera dévoilé plus tard : « Je poursuis avec cette création ce que j’ai fait déjà avec Mythe1, en assumant l’entièreté du processus de création, en écrivant les textes et la musique, en interprétant et en mettant l’œuvre en scène. C’est le double du double du travail. La musique est à ce moment l’objet principal de l’œuvre scénique. Il y a tout un rapport sensible avec la musique, pour créer une proximité avec le public. Le projet, c’était de travailler le chant de manière brute, la performativité du chant, l’émotion. »

Voilà le fin mot de l’histoire au théâtre, dans le texte, le jeu et la musique, conclut Catherine Gadouas : « C’est une émotion, la musique. Il faut garder un rapport, non pas intellectuel, mais émotif avec la musique. »

Catherine Gadouas

Elle compose pour le théâtre depuis 1981. Elle est directrice musicale et professeure de chant auprès des élèves interprètes à l’École nationale de théâtre (ÉNT) depuis 1987.  En 2002, elle a reçu le Prix Gascon-Roux et le Masque de la meilleure conception sonore, musique originale pour Les Joyeuses Commères de Windsor de Shakespeare (TNM). La saison dernière, elle a réécrit la musique des chansons de la pièce Les fées ont soif, présentée au Rideau-Vert, et, cette saison, elle signe la musique des Serpents, à l’Espace GO, du 12 novembre au 7 décembre 2019.

Mykalle Bielinski

Étudiante en interprétation à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM (2008-2011), sa fibre musicale l’a amenée à composer pour les productions de sa cohorte. Dans sa pièce musicale Mythe, elle fait tout : texte, composition, mise en scène et interprétation. En 2018, elle a composé la musique et joué sur la scène du Théâtre Prospero pour Titus, une mise en scène d’Édith Patenaude. Cette saison, elle composera la musique de la pièce Les Mains d’Edwige au moment de la naissance, présentée à La Bordée du 8 janvier au 14 février 2020 et celle des Enfants, chez Duceppe, du 29 février eu 28 mars 2020.

Philippe Brault

Il a eu comme professeure Catherine Gadouas à l’ÉNT, avec qui il a aussi entamé sa carrière professionnelle en 1999. En 2018, il a composé les musiques des Hardings et de Centre d’achats, deux pièces présentées au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTDA). Il collabore aussi régulièrement avec des chanteuses et des chanteurs (Pierre Lapointe, Salomé Leclerc, Safia Nolin, entre autres). On le verra bientôt sur la scène d’Espace GO (du 24 janvier au 16 février) dans SOIFS Matériaux, comme interprète de la musique qu’il a composée. Il écrira aussi la partition musicale de Lysis, présenté au TNM du 21 avril au 16 mai 2020.

Ludovic Bonnier

Sa première partition pour le théâtre a été écrite en 1994, dans une mise en scène de Jacques Lessard du Malade imaginaire à Québec. Récemment, il a composé la musique de projets forts différents : Moby Dick (prix Gascon-Roux de la meilleure musique au TNM), La Délivrance (CTDA), Dans la tête de Proust (Espace Libre) et Le Chemin des Passes-Dangereuses (Duceppe). En 2018, il a écrit la trame musicale de la pièce Le Bizarre Incident du chien pendant la nuit (Duceppe) et, en 2019, il compose la musique de Courir l’Amérique, présenté au Théâtre de Quat’Sous du 3 au 28 mars 2020.

Notes :

  1. Pièce de théâtre musical pour cinq interprètes à propos de la création artistique et du sacré, créée à l’Espace Libre en février 2019.
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À propos de

Journaliste depuis 30 ans, Mario Cloutier est spécialisé en arts et culture après avoir été chef de division aux arts (La Presse), correspondant parlementaire (La Presse, Le Devoir) et rédacteur de nouvelles à la radio (Radio-Canada). Membre du comité de rédaction de la revue JEU, il siège aussi aux conseils d’administration de l’Association des journalistes indépendants du Québec et de la revue Séquences. Dans les arts vivants, c’est la poésie qui le passionne, celle que l’on retrouve dans des créations originales, sortant des sentiers battus.