Chorégraphe et fondateur de La La La Human Steps, Édouard Lock a reçu les récompenses les plus prestigieuses pour son art. Il s’est vu commander des œuvres par des compagnies telles que le Ballet de l’Opéra national de Paris, le Nederlands Dans Theater, le Het National Ballet de Hollande, le Ballet Cullberg et le Ballet royal de Flandre. En 2020, le Festival des Films sur l’Art programmait Aida, un court-métrage qu’il a réalisé pour le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam. Au printemps 2021, il reviendra à Montréal avec la pièce Trick Cell Play, chorégraphiée pour la São Paulo Companhia de Dança.
Édouard Lock met en lumière la précision et la singularité du rapport dynamique au corps dans l’acte de chorégraphier. On peut dire qu’à ce jour, il a développé une rare perspicacité sur la danse.
Guylaine Massoutre — On ne sait pas voir le corps, affirmez-vous volontiers. Quel est ce corps méconnu et comment l’abordez-vous vous-même ?
Édouard Lock — La topographie d’un corps en mouvement détient une surcharge de détails qui rend impossible la mensuration et la compréhension absolue de sa structure. Les données nécessaires pour définir sa proportion, sa forme, son genre ou toute autre spécificité deviennent beaucoup plus difficiles à capter lorsqu’on introduit le mouvement. Or, ce mystère devrait être valorisé, car il est plus enrichissant de percevoir le corps comme une entité inconnue que de le penser défini.
On a tendance à sentir la pensée abstraite ; on la dit énergétique, subtile, complexe, mais quand on pense au corps, on utilise des mots concrets et limités. Selon moi, le corps porte en lui les mêmes priorités et les mêmes particularités que la pensée, mais organisées différemment. Ce serait plus enrichissant, à mon avis, de percevoir le corps comme une entité trop complexe pour ne porter qu’un seul récit.
M. — C’est pour le moins surprenant de ne pas penser ni regarder le corps comme une forme. Pouvez-vous l’expliquer en tant que chorégraphe ?
É. L. — Un corps en mouvement génère un flux d’informations trop important pour se révéler entièrement à l’observateur. Les caractéristiques nécessaires pour définir les qualités d’un corps, telles que la proportion, la forme ou le genre, sont plus facilement captées quand celui-ci est statique. Quand on passe sa main rapidement devant ses yeux, par exemple, l’image se brouille et devient informe. L’esprit voit le corps comme une structure définie, mais l’œil, non. L’esprit nomme le corps, mais l’œil le voit.
Les mots sont l’un des outils dont nous disposons pour penser le monde. Ils nous permettent de définir et d’ordonner les choses et semblent se confondre avec ce qu’ils désignent. On construit alors un monde de représentations symboliques. Si je dis univers, j’ai l’impression de savoir ce que dit le mot. Mais le mot cache la chose à observer. Le mot est alors une synthèse fausse de la chose, et cela s’applique au corps aussi. Cela implique que nous ne voyons pas la réalité, nous la pensons. Nous déployons donc notre subjectivité dans le monde, autant que le monde s’immisce en nous.
Voir donc le corps comme partiellement abstrait lui confère des propriétés fluides et changeantes qui, selon moi, sont plus intéressantes que ce qu’on lui assigne habituellement. Après tout, nous conférons des intentions complexes aux structures perçues comme étant complexes. L’inverse est vrai aussi : le corps porte et exprime nos intentions, donc sa nature ne peut être que complexe.
M. — Qu’appelez-vous « le corps souvenir » ?
É. L. — Revisiter notre passé, c’est comme sillonner à travers des souvenirs de nous-mêmes accumulés tout au long d’une vie : ils interagissent de sorte qu’ils créent une image composite. Un ensemble de corps virtuels se constitue par le remplacement les uns des autres, de façon parfois fluide, parfois fragmentaire, afin de former une multiplicité de représentations de nous-mêmes, accordée à la complexité et à l’étendue de nos souvenirs.
Nos souvenirs sont en interaction constante les uns avec les autres. Qui n’a pas déjà entrevu l’enfant dans le visage d’une personne âgée ou l’inverse ? Le futur réside déjà dans l’enfant. Même si le temps n’avance que dans une direction, le souvenir lié à l’imagination n’a pas cette contrainte. L’œil voit, certes, mais, d’après moi, on ne fait pas que voir le corps. Parfois, on le pense.
M. — Comment expliquez-vous votre esthétique du mouvement à la frontière du perceptible et son influence sur le public ?
É. L. — Le but de l’expérience théâtrale est de générer les mêmes propriétés que celles d’une blessure. J’entends par là qu’elle permet la fuite de ce qui se cache normalement sous la peau « sociale », qui sépare nos comportements « irrationnels » de nos comportements rationnels et socialement coopératifs. Ce n’est que lorsque cette union se produit et que ces deux perceptions entrent en contact l’une avec l’autre que l’insight se produit. C’est bien sûr un état temporaire. Sa longévité est infime et ses effets diminuent rapidement, à mesure que ces états perceptifs retombent dans l’isolement mutuel.
La blessure qui provient de cette incision dans la peau « sociale », entre ces deux états comportementaux, laisse derrière elle une cicatrice. Ceci nous rappelle qu’une fois ouverte, une blessure ne peut jamais guérir sans laisser une trace de sa cicatrisation. D’où le fait que guérir n’est pas identique à oublier. Une expérience théâtrale, à mon avis, est précisément cet acte d’inciser la membrane qui sépare ces deux réalités. L’interaction entre ce « trauma » et le retour à la « normalité » est source de « révélation ».
M. — Qu’attendez-vous de la chorégraphie et de la portée de la danse ?
É. L. — Je me pose la question. La danse ne devrait-elle pas alors présenter le corps comme une somme de détails trop importants et trop complexes pour être compris ? Ne vaudrait-il pas mieux accepter que le corps échappe à notre compréhension et utiliser la chorégraphie moins pour le révéler que pour le cacher ? Si nous affirmons que le corps est trop complexe pour être compris, n’est-il pas non plus trop complexe pour se contenter de véhiculer une seule identité ?
Cette complexité ne définit pas seulement le corps humain, mais toutes les structures vivantes en général. La nature possède un niveau de détails « égoïstes », imperméables à la vue de l’observateur. Il existe dans la nature davantage de possibilités qu’en a besoin l’observateur.
Les feuilles dans le vent génèrent un nombre de détails trop important pour être compris, mais c’est précisément parce qu’un arbre échappe à notre compréhension qu’il peut sembler à la fois triste, rassurant ou joyeux en fonction de notre propre état. Lorsque les informations perçues d’un objet dépassent un certain seuil d’utilité, cet objet devient un miroir où se projettent, se déforment ou se reflètent les états intérieurs de l’observateur.
Introduire du détail et de la complexité dans la chorégraphie permet d’atteindre cette situation d’« égoïsme » ou d’identification visible dans les structures vivantes. La chorégraphie parvient ainsi à avoir une influence sur le public qui dépasse le thème ou la narration. En d’autres termes, les détails chorégraphiques peuvent aller au-delà du thème, pour atteindre des buts qui n’ont aucune fonction narrative. Une seconde couche de détails, indépendante du thème central, entre en jeu et renouvelle la façon dont nous percevons le corps. Après tout, le corps est la principale extension de nous-mêmes dans le monde et, comme telle, le symbole premier sur lequel reposent tous les autres symboles. Modifier la vision que nous avons de notre entité physique est donc nécessairement modifier tout ce qui a été bâti sur cette perception. C’est, d’après moi, l’apport essentiel de toute création scénique, quel que soit le thème abordé.
Chorégraphe et fondateur de La La La Human Steps, Édouard Lock a reçu les récompenses les plus prestigieuses pour son art. Il s’est vu commander des œuvres par des compagnies telles que le Ballet de l’Opéra national de Paris, le Nederlands Dans Theater, le Het National Ballet de Hollande, le Ballet Cullberg et le Ballet royal de Flandre. En 2020, le Festival des Films sur l’Art programmait Aida, un court-métrage qu’il a réalisé pour le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam. Au printemps 2021, il reviendra à Montréal avec la pièce Trick Cell Play, chorégraphiée pour la São Paulo Companhia de Dança.
Édouard Lock met en lumière la précision et la singularité du rapport dynamique au corps dans l’acte de chorégraphier. On peut dire qu’à ce jour, il a développé une rare perspicacité sur la danse.
Guylaine Massoutre — On ne sait pas voir le corps, affirmez-vous volontiers. Quel est ce corps méconnu et comment l’abordez-vous vous-même ?
Édouard Lock — La topographie d’un corps en mouvement détient une surcharge de détails qui rend impossible la mensuration et la compréhension absolue de sa structure. Les données nécessaires pour définir sa proportion, sa forme, son genre ou toute autre spécificité deviennent beaucoup plus difficiles à capter lorsqu’on introduit le mouvement. Or, ce mystère devrait être valorisé, car il est plus enrichissant de percevoir le corps comme une entité inconnue que de le penser défini.
On a tendance à sentir la pensée abstraite ; on la dit énergétique, subtile, complexe, mais quand on pense au corps, on utilise des mots concrets et limités. Selon moi, le corps porte en lui les mêmes priorités et les mêmes particularités que la pensée, mais organisées différemment. Ce serait plus enrichissant, à mon avis, de percevoir le corps comme une entité trop complexe pour ne porter qu’un seul récit.
M. — C’est pour le moins surprenant de ne pas penser ni regarder le corps comme une forme. Pouvez-vous l’expliquer en tant que chorégraphe ?
É. L. — Un corps en mouvement génère un flux d’informations trop important pour se révéler entièrement à l’observateur. Les caractéristiques nécessaires pour définir les qualités d’un corps, telles que la proportion, la forme ou le genre, sont plus facilement captées quand celui-ci est statique. Quand on passe sa main rapidement devant ses yeux, par exemple, l’image se brouille et devient informe. L’esprit voit le corps comme une structure définie, mais l’œil, non. L’esprit nomme le corps, mais l’œil le voit.
Les mots sont l’un des outils dont nous disposons pour penser le monde. Ils nous permettent de définir et d’ordonner les choses et semblent se confondre avec ce qu’ils désignent. On construit alors un monde de représentations symboliques. Si je dis univers, j’ai l’impression de savoir ce que dit le mot. Mais le mot cache la chose à observer. Le mot est alors une synthèse fausse de la chose, et cela s’applique au corps aussi. Cela implique que nous ne voyons pas la réalité, nous la pensons. Nous déployons donc notre subjectivité dans le monde, autant que le monde s’immisce en nous.
Voir donc le corps comme partiellement abstrait lui confère des propriétés fluides et changeantes qui, selon moi, sont plus intéressantes que ce qu’on lui assigne habituellement. Après tout, nous conférons des intentions complexes aux structures perçues comme étant complexes. L’inverse est vrai aussi : le corps porte et exprime nos intentions, donc sa nature ne peut être que complexe.
M. — Qu’appelez-vous « le corps souvenir » ?
É. L. — Revisiter notre passé, c’est comme sillonner à travers des souvenirs de nous-mêmes accumulés tout au long d’une vie : ils interagissent de sorte qu’ils créent une image composite. Un ensemble de corps virtuels se constitue par le remplacement les uns des autres, de façon parfois fluide, parfois fragmentaire, afin de former une multiplicité de représentations de nous-mêmes, accordée à la complexité et à l’étendue de nos souvenirs.
Nos souvenirs sont en interaction constante les uns avec les autres. Qui n’a pas déjà entrevu l’enfant dans le visage d’une personne âgée ou l’inverse ? Le futur réside déjà dans l’enfant. Même si le temps n’avance que dans une direction, le souvenir lié à l’imagination n’a pas cette contrainte. L’œil voit, certes, mais, d’après moi, on ne fait pas que voir le corps. Parfois, on le pense.
M. — Comment expliquez-vous votre esthétique du mouvement à la frontière du perceptible et son influence sur le public ?
É. L. — Le but de l’expérience théâtrale est de générer les mêmes propriétés que celles d’une blessure. J’entends par là qu’elle permet la fuite de ce qui se cache normalement sous la peau « sociale », qui sépare nos comportements « irrationnels » de nos comportements rationnels et socialement coopératifs. Ce n’est que lorsque cette union se produit et que ces deux perceptions entrent en contact l’une avec l’autre que l’insight se produit. C’est bien sûr un état temporaire. Sa longévité est infime et ses effets diminuent rapidement, à mesure que ces états perceptifs retombent dans l’isolement mutuel.
La blessure qui provient de cette incision dans la peau « sociale », entre ces deux états comportementaux, laisse derrière elle une cicatrice. Ceci nous rappelle qu’une fois ouverte, une blessure ne peut jamais guérir sans laisser une trace de sa cicatrisation. D’où le fait que guérir n’est pas identique à oublier. Une expérience théâtrale, à mon avis, est précisément cet acte d’inciser la membrane qui sépare ces deux réalités. L’interaction entre ce « trauma » et le retour à la « normalité » est source de « révélation ».
M. — Qu’attendez-vous de la chorégraphie et de la portée de la danse ?
É. L. — Je me pose la question. La danse ne devrait-elle pas alors présenter le corps comme une somme de détails trop importants et trop complexes pour être compris ? Ne vaudrait-il pas mieux accepter que le corps échappe à notre compréhension et utiliser la chorégraphie moins pour le révéler que pour le cacher ? Si nous affirmons que le corps est trop complexe pour être compris, n’est-il pas non plus trop complexe pour se contenter de véhiculer une seule identité ?
Cette complexité ne définit pas seulement le corps humain, mais toutes les structures vivantes en général. La nature possède un niveau de détails « égoïstes », imperméables à la vue de l’observateur. Il existe dans la nature davantage de possibilités qu’en a besoin l’observateur.
Les feuilles dans le vent génèrent un nombre de détails trop important pour être compris, mais c’est précisément parce qu’un arbre échappe à notre compréhension qu’il peut sembler à la fois triste, rassurant ou joyeux en fonction de notre propre état. Lorsque les informations perçues d’un objet dépassent un certain seuil d’utilité, cet objet devient un miroir où se projettent, se déforment ou se reflètent les états intérieurs de l’observateur.
Introduire du détail et de la complexité dans la chorégraphie permet d’atteindre cette situation d’« égoïsme » ou d’identification visible dans les structures vivantes. La chorégraphie parvient ainsi à avoir une influence sur le public qui dépasse le thème ou la narration. En d’autres termes, les détails chorégraphiques peuvent aller au-delà du thème, pour atteindre des buts qui n’ont aucune fonction narrative. Une seconde couche de détails, indépendante du thème central, entre en jeu et renouvelle la façon dont nous percevons le corps. Après tout, le corps est la principale extension de nous-mêmes dans le monde et, comme telle, le symbole premier sur lequel reposent tous les autres symboles. Modifier la vision que nous avons de notre entité physique est donc nécessairement modifier tout ce qui a été bâti sur cette perception. C’est, d’après moi, l’apport essentiel de toute création scénique, quel que soit le thème abordé.