En revenant sur sa collaboration avec son amie Brigitte Haentjens pour le spectacle Tout comme elle présenté en 2006, l’auteure de La Memoria et de Plus haut que les flammes propose une exploration des productions de la metteure en scène du point de vue de l’adaptation, du mouvement et du rapport entre texte et corps.
Depuis l’avènement de Sibyllines, en 1997, j’ai vu toutes les productions de cette compagnie fondée par Brigitte Haentjens. Je me souviens de Je ne sais plus qui je suis comme si c’était hier, puis de La Nuit juste avant les forêts, dans un corridor au-dessus du Lion d’or, où Brigitte déchirait elle-même les billets à l’entrée. Au public étonné de la voir à ce poste, elle répondait en riant : « Je suis du cheap labor. » Puis il y a eu Malina, Hamlet-machine, Woyzeck, Richard III et d’autres grands spectacles de la compagnie, mais aussi des mises en scène réalisées par Brigitte pour d’autres institutions : Quartett et Mademoiselle Julie pour l’Espace Go, Antigone pour le Théâtre du Trident ou encore Farces conjugales pour le Rideau Vert.
Brigitte Haentjens ne se cantonne pas au théâtre d’une période donnée ni d’un courant esthétique précis. De Sophocle à Sarah Kane, de Feydeau à Heiner Müller, elle ratisse large. Si ces textes théâtraux sont parfois aux antipodes les uns des autres, ils sont cependant reliés par un même dénominateur commun. Sur le site internet de Sibyllines, on trouve d’ailleurs : « Les choix dramaturgiques de Sibyllines voyagent librement sur deux continents : le premier est celui de l’intimité, de la corporalité et de la sexualité; le deuxième est celui du “pouvoir”. » (Site de Sibyllines) Mais les deux continents dérivent souvent l’un vers l’autre, et les textes mettent en évidence la relation entre sexuation – et sexualité –, pouvoir et violence. Et, quelle que soit l’œuvre choisie, les spectacles sont tous montés selon une même conception avant-gardiste de la mise en scène.
Tout comme elle
J’ai eu le bonheur de collaborer avec cette brillante artiste en 2006 à l’occasion du spectacle Tout comme elle. Cette collaboration était son idée. Je n’aurais jamais écrit ce texte, n’eût été Brigitte. Nous avons décidé ensemble de travailler sur la relation mère-fille. Nous avons lu sur le sujet tout ce qui nous tombait sous la main, nous avons discuté et, quand je me suis sentie prête, j’ai commencé le texte. Elle m’a laissé toute liberté pour l’écrire et, à mon tour, je lui ai laissé entière liberté pour la mise en scène. Le livre est le fruit de mon écriture, mais le spectacle appartient à Brigitte. Comme elle avait monté le roman Malina d’Ingeborg Bachmann et qu’elle s’apprêtait à créer La Cloche de verre de Sylvia Plath, je ne me suis pas sentie forcée d’écrire une pièce de théâtre avec des répliques. Je savais que je pouvais aller du côté d’une écriture fragmentaire sans didascalies, flirtant avec la poésie. De fait, Brigitte n’a pas sursauté quand je lui ai remis Tout comme elle, constitué de tableaux en prose, des instantanés montrant différents moments de la relation entre une mère et une fille.
Je voyais Tout comme elle comme un texte intimiste pour deux comédiennes; elle l’a monté avec 50, à la façon d’une chorégraphie. Vivement intéressée par la danse, elle a invité Anne Lebeau à faire partie de la distribution (et travaillerait de nouveau avec elle en 2012, pour Ta douleur). L’acte de mettre sur la scène 50 corps de femmes, différents par leur physique, leur âge ou leur origine ethnique, donne au texte une dimension universelle que je ne voyais pas quand je l’ai écrit. La tâche du ou de la metteure en scène est d’interpréter une œuvre, de lui donner sa propre couleur, sa propre empreinte. Mais Brigitte est allée plus loin : on constate de nombreuses différences entre le texte et l’œuvre scénique. Elle n’a pas conservé tous les tableaux. Le spectacle aurait été trop long pour les comédiennes, qui devaient être présentes pendant toute la représentation. Elle a par contre ajouté des scènes absentes du livre. Brigitte commence son travail de création par des laboratoires, qui lui servent de matériau scénique. Dans Tout comme elle, cette recherche collective a inspiré le moment très émouvant où les femmes s’avancent vers le public en prononçant le mot « Maman » ou celui où elles disent leur prénom et celui de leur mère.
Ces scènes, qui n’auraient rien eu de littéraire et n’auraient pas eu leur place dans un livre, trouvent leur fonction sur la scène en procurant au texte une émotion que rend ici la poésie visuelle et orale, comme d’autres apportent de l’humour à des moments où c’était nécessaire. Pensons à « T’es pas ma mère, j’suis pas ta fille » ou à la phrase finale, par laquelle Janine Sutto, alors âgée de 84 ans, confie au public avant de sortir de scène : « Moi, j’ai pas de problèmes avec ma mère. » Cette réplique aurait été impensable dans l’écriture poétique du texte, mais elle trouve parfaitement sa fonction dans le spectacle. Elle permet au public de se ressaisir après un moment d’émotion intense, tout en résumant Tout comme elle : il y a toujours des mésententes entre mère et fille tant que la mère est vivante.
Si cette aventure a été le début d’une solide amitié entre nous, c’est que nous avons toujours respecté l’une et l’autre le domaine de chacune, sa sphère de compétence, et le désir de création de l’autre. Brigitte m’a invitée à un laboratoire, tout au début du processus. Puis, peu avant la première, je suis allée à une répétition. Durant sa période de création, elle m’a peu parlé de son travail et je lui ai posé peu de questions. La scène, les relations avec les comédiennes, je trouvais que c’était son domaine, comme Brigitte considérait qu’il m’appartenait de prendre les décisions concernant la publication du livre. J’ai d’ailleurs fait de petites modifications stylistiques dans le texte avant la publication, mais Brigitte a gardé la version que je lui avais remise : les comédiennes avaient commencé à répéter, c’est cette version-là qu’elles avaient incorporée.
Une dynamique propre à la scène
Si la force du texte est primordiale dans un spectacle, celui-ci se distingue cependant d’une mise en lecture. Brigitte Haentjens affirme, dans la conversation publiée à la suite du spectacle : « […] il y a une autre dynamique qui surgit sur scène, entre le texte, la scène, les interprètes et moi […] C’est la parole de la matière qu’il faut écouter. […] C’est une nouvelle matière. » (« Conversation entre Louise Dupré et Brigitte Haentjens », dans Louise Dupré, Tout comme elle, suivi d’une conversation avec Brigitte Haentjens, Montréal, Québec Amérique, coll. « Mains libres », 2006, p. 83.) Bien sûr, le fait que Tout comme elle soit composé de courts tableaux poétiques a accentué l’effort qu’elle a eu à faire pour le rendre théâtral, mais ce travail doit être accompli même avec des œuvres dramatiques dialoguées. Dans un entretien avec Stéphane Lépine à propos de cette œuvre, elle mentionne : « Le spectacle s’est construit physiquement, c’est le langage du corps qui a permis à la parole de trouver sa place, de la même manière que dans Malina, La Cloche de verre ou Médée-Matériau. » (« Un chœur qui bat : Conversation entre Stéphane Lépine et Brigitte Haentjens », dans Stéphane Lépine, Un chœur qui bat, Montréal, Publications Sibyllines, 2006, p. 6.)
On ne peut nier les constantes dans ses mises en scène, par exemple le mouvement choral des comédien·nes sur scène ou le martèlement des pieds qui scandent les paroles. Le travail corporel est primordial dans le théâtre de Brigitte Haentjens. Ses mises en scène ne sont jamais cérébrales, comme c’est si souvent le cas dans le théâtre traditionnel, où l’on a l’impression que les interprètes servent simplement de support vocal au texte. Brigitte a étudié à Paris avec Jacques Lecoq, qui était, ne l’oublions pas, professeur d’éducation physique avant de se tourner vers le théâtre. Si le texte est important pour elle – qui est d’ailleurs aussi écrivaine –, celui-ci doit s’ancrer dans une dimension physique quand il passe à la scène, tout comme il doit s’enraciner dans le corps des comédiens et comédiennes.
Pour Brigitte, tout part du mouvement : « Il arrive généralement qu’une simple consigne physique infléchisse le jeu plus sûrement que des discussions infinies sur les motivations des personnages » (Brigitte Haentjens, Un regard qui te fracasse, Montréal, Boréal, 2014, p. 152-153.), affirme-t-elle. Voilà pourquoi elle commence par « un laboratoire de mouvement » (Ibid., p. 155.), pendant lequel ce qui se développe, « ce vocabulaire de mouvement, ces images que nous concevons tous ensemble, fait son chemin dans le corps des interprètes et dans notre imaginaire commun ». (Ibid., p. 157.) En bout de ligne, c’est le pulsionnel qui est suscité chez les spectateurs et les spectatrices, cette force, cette énergie irrationnelle, en deçà du langage, qui agit sur nous, nous agite, nous fait réagir : « Bizarrement, au théâtre, c’est le corps qui est subversif, presque davantage que les idées. Le corps agit, dérange, bouscule plus sûrement qu’un concept » (Ibid., p. 163.), précise-t-elle.
Une poétique du pulsionnel
Cette présence bouleversante du corps, je l’ai retrouvée dans tous les spectacles qu’elle a montés. Dans Quartett, la nudité de Marc Béland et d’Anne-Marie Cadieux jetait un éclairage cynique sur les relations de genre dans notre civilisation, et cela, beaucoup mieux qu’un discours. Dans La Cloche de verre, les contorsions de Céline Bonnier me rappelaient les contraintes imposées à mon corps d’adolescente durant les années 1960 au Québec. Chaque fois que je vois une scène de guerre, j’entends très distinctement les pleurs du bébé agonisant que berçait Céline Bonnier dans Blasté, ces pleurs qui continuent à m’ébranler et me font ressentir l’effroi des conflits armés. Dans Sang, la scène sadomasochiste entre Christine Beaulieu et Sébastien Ricard fait résonner la torture pendant le régime Pinochet plus efficacement que n’importe quel rappel des horreurs de cette dictature.
Dans tout le théâtre de Brigitte Haentjens, la poétique des déplacements, de la gestuelle et de la voix déporte l’analyse psychologique ou sociologique vers le pulsionnel, à la frontière du somatique et du psychique. Cette prédominance du pulsionnel non seulement anime les corps des comédien·nes, mais les lie à ceux des spectateurs et spectatrices : on aime ou on n’aime pas, mais on ne peut rester indifférent·e. Le rapport qui s’établit entre le spectacle et le public est d’ordre passionnel. Lors des échanges avec l’assistance après certaines représentations de Tout comme elle, j’ai eu l’occasion de prendre part à des discussions où les émotions étaient à vif.
Brigitte Haentjens ne vise pas à plaire, mais à remettre en question, déranger, remuer, bousculer les idées reçues. Pensons à sa façon de diriger les comédien·nes afin d’approfondir les personnages. Dans la pièce Le 20 novembre de Lars Norén, Christian Lapointe, terrifiant par son jeu halluciné et hallucinant – visage impassible, attitude statique ponctuée de mouvements désaccordés, élocution lente, ton lancinant –, incarne magnifiquement la folie d’un tueur de masse sur le point de passer à l’acte. Dans son adaptation du récit obsessif de Sophie Calle, Douleur exquise, on assiste 99 fois à une scène de rupture amoureuse qui se modifie d’une version à l’autre. En jouant une souffrance non contenue – larmes, agitation, gestes de destruction, changement de tonalités allant du murmure au cri –, Anne-Marie Cadieux rend à merveille la douleur de la protagoniste tout en réveillant nos propres chagrins d’amour. Quand elle demande à une femme dans la salle si elle a déjà souffert, le déni de son interlocutrice ne discrédite aucunement la peine du personnage, mais la met en lumière. Dans les deux productions, le décor dépouillé, banal, dirige toute notre attention vers Christian Lapointe et Anne-Marie Cadieux.
Devant une production signée par Brigitte Haentjens, j’ai toujours l’impression de me retrouver devant ce que Roland Barthes appelle le texte de jouissance qui, loin de réconforter, déstabilise le lecteur ou la lectrice en remettant en question ses repères culturels et familiaux, ou encore ses valeurs personnelles. Brigitte Haentjens ne souscrit pas aux esthétiques rassembleuses prisées actuellement, et c’est en cela qu’elle est reconnue comme une grande metteure en scène.
En revenant sur sa collaboration avec son amie Brigitte Haentjens pour le spectacle Tout comme elle présenté en 2006, l’auteure de La Memoria et de Plus haut que les flammes propose une exploration des productions de la metteure en scène du point de vue de l’adaptation, du mouvement et du rapport entre texte et corps.
Depuis l’avènement de Sibyllines, en 1997, j’ai vu toutes les productions de cette compagnie fondée par Brigitte Haentjens. Je me souviens de Je ne sais plus qui je suis comme si c’était hier, puis de La Nuit juste avant les forêts, dans un corridor au-dessus du Lion d’or, où Brigitte déchirait elle-même les billets à l’entrée. Au public étonné de la voir à ce poste, elle répondait en riant : « Je suis du cheap labor. » Puis il y a eu Malina, Hamlet-machine, Woyzeck, Richard III et d’autres grands spectacles de la compagnie, mais aussi des mises en scène réalisées par Brigitte pour d’autres institutions : Quartett et Mademoiselle Julie pour l’Espace Go, Antigone pour le Théâtre du Trident ou encore Farces conjugales pour le Rideau Vert.
Brigitte Haentjens ne se cantonne pas au théâtre d’une période donnée ni d’un courant esthétique précis. De Sophocle à Sarah Kane, de Feydeau à Heiner Müller, elle ratisse large. Si ces textes théâtraux sont parfois aux antipodes les uns des autres, ils sont cependant reliés par un même dénominateur commun. Sur le site internet de Sibyllines, on trouve d’ailleurs : « Les choix dramaturgiques de Sibyllines voyagent librement sur deux continents : le premier est celui de l’intimité, de la corporalité et de la sexualité; le deuxième est celui du “pouvoir”. » (Site de Sibyllines) Mais les deux continents dérivent souvent l’un vers l’autre, et les textes mettent en évidence la relation entre sexuation – et sexualité –, pouvoir et violence. Et, quelle que soit l’œuvre choisie, les spectacles sont tous montés selon une même conception avant-gardiste de la mise en scène.
Tout comme elle
J’ai eu le bonheur de collaborer avec cette brillante artiste en 2006 à l’occasion du spectacle Tout comme elle. Cette collaboration était son idée. Je n’aurais jamais écrit ce texte, n’eût été Brigitte. Nous avons décidé ensemble de travailler sur la relation mère-fille. Nous avons lu sur le sujet tout ce qui nous tombait sous la main, nous avons discuté et, quand je me suis sentie prête, j’ai commencé le texte. Elle m’a laissé toute liberté pour l’écrire et, à mon tour, je lui ai laissé entière liberté pour la mise en scène. Le livre est le fruit de mon écriture, mais le spectacle appartient à Brigitte. Comme elle avait monté le roman Malina d’Ingeborg Bachmann et qu’elle s’apprêtait à créer La Cloche de verre de Sylvia Plath, je ne me suis pas sentie forcée d’écrire une pièce de théâtre avec des répliques. Je savais que je pouvais aller du côté d’une écriture fragmentaire sans didascalies, flirtant avec la poésie. De fait, Brigitte n’a pas sursauté quand je lui ai remis Tout comme elle, constitué de tableaux en prose, des instantanés montrant différents moments de la relation entre une mère et une fille.
Je voyais Tout comme elle comme un texte intimiste pour deux comédiennes; elle l’a monté avec 50, à la façon d’une chorégraphie. Vivement intéressée par la danse, elle a invité Anne Lebeau à faire partie de la distribution (et travaillerait de nouveau avec elle en 2012, pour Ta douleur). L’acte de mettre sur la scène 50 corps de femmes, différents par leur physique, leur âge ou leur origine ethnique, donne au texte une dimension universelle que je ne voyais pas quand je l’ai écrit. La tâche du ou de la metteure en scène est d’interpréter une œuvre, de lui donner sa propre couleur, sa propre empreinte. Mais Brigitte est allée plus loin : on constate de nombreuses différences entre le texte et l’œuvre scénique. Elle n’a pas conservé tous les tableaux. Le spectacle aurait été trop long pour les comédiennes, qui devaient être présentes pendant toute la représentation. Elle a par contre ajouté des scènes absentes du livre. Brigitte commence son travail de création par des laboratoires, qui lui servent de matériau scénique. Dans Tout comme elle, cette recherche collective a inspiré le moment très émouvant où les femmes s’avancent vers le public en prononçant le mot « Maman » ou celui où elles disent leur prénom et celui de leur mère.
Ces scènes, qui n’auraient rien eu de littéraire et n’auraient pas eu leur place dans un livre, trouvent leur fonction sur la scène en procurant au texte une émotion que rend ici la poésie visuelle et orale, comme d’autres apportent de l’humour à des moments où c’était nécessaire. Pensons à « T’es pas ma mère, j’suis pas ta fille » ou à la phrase finale, par laquelle Janine Sutto, alors âgée de 84 ans, confie au public avant de sortir de scène : « Moi, j’ai pas de problèmes avec ma mère. » Cette réplique aurait été impensable dans l’écriture poétique du texte, mais elle trouve parfaitement sa fonction dans le spectacle. Elle permet au public de se ressaisir après un moment d’émotion intense, tout en résumant Tout comme elle : il y a toujours des mésententes entre mère et fille tant que la mère est vivante.
Si cette aventure a été le début d’une solide amitié entre nous, c’est que nous avons toujours respecté l’une et l’autre le domaine de chacune, sa sphère de compétence, et le désir de création de l’autre. Brigitte m’a invitée à un laboratoire, tout au début du processus. Puis, peu avant la première, je suis allée à une répétition. Durant sa période de création, elle m’a peu parlé de son travail et je lui ai posé peu de questions. La scène, les relations avec les comédiennes, je trouvais que c’était son domaine, comme Brigitte considérait qu’il m’appartenait de prendre les décisions concernant la publication du livre. J’ai d’ailleurs fait de petites modifications stylistiques dans le texte avant la publication, mais Brigitte a gardé la version que je lui avais remise : les comédiennes avaient commencé à répéter, c’est cette version-là qu’elles avaient incorporée.
Une dynamique propre à la scène
Si la force du texte est primordiale dans un spectacle, celui-ci se distingue cependant d’une mise en lecture. Brigitte Haentjens affirme, dans la conversation publiée à la suite du spectacle : « […] il y a une autre dynamique qui surgit sur scène, entre le texte, la scène, les interprètes et moi […] C’est la parole de la matière qu’il faut écouter. […] C’est une nouvelle matière. » (« Conversation entre Louise Dupré et Brigitte Haentjens », dans Louise Dupré, Tout comme elle, suivi d’une conversation avec Brigitte Haentjens, Montréal, Québec Amérique, coll. « Mains libres », 2006, p. 83.) Bien sûr, le fait que Tout comme elle soit composé de courts tableaux poétiques a accentué l’effort qu’elle a eu à faire pour le rendre théâtral, mais ce travail doit être accompli même avec des œuvres dramatiques dialoguées. Dans un entretien avec Stéphane Lépine à propos de cette œuvre, elle mentionne : « Le spectacle s’est construit physiquement, c’est le langage du corps qui a permis à la parole de trouver sa place, de la même manière que dans Malina, La Cloche de verre ou Médée-Matériau. » (« Un chœur qui bat : Conversation entre Stéphane Lépine et Brigitte Haentjens », dans Stéphane Lépine, Un chœur qui bat, Montréal, Publications Sibyllines, 2006, p. 6.)
On ne peut nier les constantes dans ses mises en scène, par exemple le mouvement choral des comédien·nes sur scène ou le martèlement des pieds qui scandent les paroles. Le travail corporel est primordial dans le théâtre de Brigitte Haentjens. Ses mises en scène ne sont jamais cérébrales, comme c’est si souvent le cas dans le théâtre traditionnel, où l’on a l’impression que les interprètes servent simplement de support vocal au texte. Brigitte a étudié à Paris avec Jacques Lecoq, qui était, ne l’oublions pas, professeur d’éducation physique avant de se tourner vers le théâtre. Si le texte est important pour elle – qui est d’ailleurs aussi écrivaine –, celui-ci doit s’ancrer dans une dimension physique quand il passe à la scène, tout comme il doit s’enraciner dans le corps des comédiens et comédiennes.
Pour Brigitte, tout part du mouvement : « Il arrive généralement qu’une simple consigne physique infléchisse le jeu plus sûrement que des discussions infinies sur les motivations des personnages » (Brigitte Haentjens, Un regard qui te fracasse, Montréal, Boréal, 2014, p. 152-153.), affirme-t-elle. Voilà pourquoi elle commence par « un laboratoire de mouvement » (Ibid., p. 155.), pendant lequel ce qui se développe, « ce vocabulaire de mouvement, ces images que nous concevons tous ensemble, fait son chemin dans le corps des interprètes et dans notre imaginaire commun ». (Ibid., p. 157.) En bout de ligne, c’est le pulsionnel qui est suscité chez les spectateurs et les spectatrices, cette force, cette énergie irrationnelle, en deçà du langage, qui agit sur nous, nous agite, nous fait réagir : « Bizarrement, au théâtre, c’est le corps qui est subversif, presque davantage que les idées. Le corps agit, dérange, bouscule plus sûrement qu’un concept » (Ibid., p. 163.), précise-t-elle.
Une poétique du pulsionnel
Cette présence bouleversante du corps, je l’ai retrouvée dans tous les spectacles qu’elle a montés. Dans Quartett, la nudité de Marc Béland et d’Anne-Marie Cadieux jetait un éclairage cynique sur les relations de genre dans notre civilisation, et cela, beaucoup mieux qu’un discours. Dans La Cloche de verre, les contorsions de Céline Bonnier me rappelaient les contraintes imposées à mon corps d’adolescente durant les années 1960 au Québec. Chaque fois que je vois une scène de guerre, j’entends très distinctement les pleurs du bébé agonisant que berçait Céline Bonnier dans Blasté, ces pleurs qui continuent à m’ébranler et me font ressentir l’effroi des conflits armés. Dans Sang, la scène sadomasochiste entre Christine Beaulieu et Sébastien Ricard fait résonner la torture pendant le régime Pinochet plus efficacement que n’importe quel rappel des horreurs de cette dictature.
Dans tout le théâtre de Brigitte Haentjens, la poétique des déplacements, de la gestuelle et de la voix déporte l’analyse psychologique ou sociologique vers le pulsionnel, à la frontière du somatique et du psychique. Cette prédominance du pulsionnel non seulement anime les corps des comédien·nes, mais les lie à ceux des spectateurs et spectatrices : on aime ou on n’aime pas, mais on ne peut rester indifférent·e. Le rapport qui s’établit entre le spectacle et le public est d’ordre passionnel. Lors des échanges avec l’assistance après certaines représentations de Tout comme elle, j’ai eu l’occasion de prendre part à des discussions où les émotions étaient à vif.
Brigitte Haentjens ne vise pas à plaire, mais à remettre en question, déranger, remuer, bousculer les idées reçues. Pensons à sa façon de diriger les comédien·nes afin d’approfondir les personnages. Dans la pièce Le 20 novembre de Lars Norén, Christian Lapointe, terrifiant par son jeu halluciné et hallucinant – visage impassible, attitude statique ponctuée de mouvements désaccordés, élocution lente, ton lancinant –, incarne magnifiquement la folie d’un tueur de masse sur le point de passer à l’acte. Dans son adaptation du récit obsessif de Sophie Calle, Douleur exquise, on assiste 99 fois à une scène de rupture amoureuse qui se modifie d’une version à l’autre. En jouant une souffrance non contenue – larmes, agitation, gestes de destruction, changement de tonalités allant du murmure au cri –, Anne-Marie Cadieux rend à merveille la douleur de la protagoniste tout en réveillant nos propres chagrins d’amour. Quand elle demande à une femme dans la salle si elle a déjà souffert, le déni de son interlocutrice ne discrédite aucunement la peine du personnage, mais la met en lumière. Dans les deux productions, le décor dépouillé, banal, dirige toute notre attention vers Christian Lapointe et Anne-Marie Cadieux.
Devant une production signée par Brigitte Haentjens, j’ai toujours l’impression de me retrouver devant ce que Roland Barthes appelle le texte de jouissance qui, loin de réconforter, déstabilise le lecteur ou la lectrice en remettant en question ses repères culturels et familiaux, ou encore ses valeurs personnelles. Brigitte Haentjens ne souscrit pas aux esthétiques rassembleuses prisées actuellement, et c’est en cela qu’elle est reconnue comme une grande metteure en scène.