Critiques

14e FIAMS : Haut la main

Jean-François Allard

Fondé en 1989, le Festival international des arts de la marionnette à Saguenay (FIAMS) est codirigé depuis 2013 par Benoît Lagrandeur et Dany Lefrançois. Du 25 au 30 juillet 2017, des marionnettes de plusieurs pays sont passées par la ville de Saguenay. La 14e édition de la biennale proposait à Jonquière, Arvida et Chicoutimi, dans neuf lieux différents, une vingtaine de spectacles en salle, une programmation des plus diversifiées. Nous procédons ici à un retour critique sur dix productions : deux créations venues de France, cinq du Québec, deux adaptations shakespeariennes et un solo d’un artiste néerlandais d’origine brésilienne.

Diana Gandra

Venus de France

Pour l’ouverture du festival, on a choisi Landru, premier spectacle mis en scène par le Français Yoann Pencolé, diplômé de l’École supérieure nationale des arts de la marionnette de Charleville-Mézières (ESNAM) en 2008. La représentation prend la forme d’un captivant procès, celui d’Henri Désiré Landru, un homme qui aurait tué et dépouillé de leurs avoirs 10 femmes entre 1915 et 1919. Dans ce théâtre documentaire débordant d’imagination, le sordide accompagne la dérision, le tragique et le comique marchent main dans la main, l’horreur des crimes de Landru est sans cesse relativisée par celle de la guerre qui fait rage.

Les personnages, du héros à l’amante, en passant par l’inspecteur, l’avocat et le fils, sans oublier les villageois, sont tous représentés par des têtes, un choix d’autant plus signifiant, et ironique, quand on connaît la fin de l’histoire : l’accusé, condamné à la peine de mort, sera guillotiné. Les ombres, tout simplement superbes, évoquent les foules, celle du champ de bataille et de la place publique. En somme, les trois manipulateurs font preuve de maîtrise et d’inventivité, flirtant avec la caricature sans jamais y sombrer, parvenant à susciter le rire sans pour autant sacrifier l’émotion. On attend leur prochain opus avec impatience.

Véronique Lespérat-Héquet

Trois autres représentants de la promotion 2008 de l’ESNAM, Pierre Tual, Laura Sillanpää et Yngvild Aspeli, étaient à Saguenay pour présenter Fastoche, un spectacle pour un acteur (Tual) et un pianiste (Guillaume Hunout) sur le thème de la crise de la trentaine. Enfermé dans l’appartement d’un ami, Jonathan compte accueillir ses trente ans dans la solitude la plus totale, un scénario qui sera sérieusement remis en question par l’apparition, aussi inexplicable que tenace, d’un vieillard et d’un enfant. Chantant, jouant et manipulant, souvent en même temps, deux marionnettes de taille humaine, Pierre Tual offre une irrésistible méditation sur le vieillissement, une entreprise de réconciliation avec soi-même dans laquelle il est tout simplement impossible de ne pas se reconnaître.

Patrick Simard

Créations québécoises

La Tortue noire, une troupe saguenéenne en activité depuis une dizaine d’années, profitait du FIAMS pour dévoiler sa nouvelle création, Mémoires d’un sablier, une coproduction avec la compagnie mexicaine Luna Morena. Le spectacle mis en scène par Miguel Angel Gutiérrez fait le récit d’une vie, juxtapose les souvenirs, les moments cruciaux, initiatiques, fragments de destin qui vont de la mort à la naissance, dans l’ordre et dans le désordre. Guidé par quatre interprètes-manipulateurs, le voyage est pour le moins impressionniste, parcouru de symboles, certes onirique, mais aussi, il faut le reconnaître, un brin confus. En employant la vidéo, les objets, les matériaux, les corps et les marionnettes, sans oublier le texte du philosophe français Jean-Luc Nancy, interprété en voix hors champ par Rodrigue Villeneuve, les créateurs donnent naissance à plusieurs belles images, multiplient les références à l’histoire de l’art, mais hormis le dernier tiers, plus limpide, jamais la configuration des pièces du puzzle ne permet de donner un sens global à l’ensemble de l’entreprise, un spectacle en tout début de parcours qui ne peut se bonifier.

Faisant suite à La femme blanche, une performance visuelle et poétique avec masque et marionnettes présentée depuis 2012, Magali Chouinard offrait, en première mondiale, Âme nomade, certainement notre coup de cœur québécois du festival. Son univers pour ainsi dire monochrome, fait de blanc et de gris, d’ombres et de lumières, est non seulement d’une admirable cohérence esthétique, il est d’une beauté et d’une vibrance peu communes. La pièce de 55 minutes met en scène, dans un cube qui s’ouvre, se déploie, offre des surfaces qui se prolongent et se superposent, un fin dialogue entre l’image, le dessin, le corps, le masque et la nature. Fait de judicieuses interpénétrations, les correspondances entre les discours filmique et marionnettique fascinent. Dans les séquences élaborées en collaboration avec Olivier Bochenek, on voit le stop motion, les dessins en mouvement, les marionnettes et les images captées en pleine forêt, ou alors sous l’eau, s’allier tout naturellement. Les passages du macro au micro, du premier au second plan, de l’écran à la salle, de l’image à la matière… tout cela témoigne d’une exceptionnelle maîtrise technique et d’une recherche esthétique aussi fertile que singulière. De cette quête symbolique, mystérieuse, onirique, mais également charnelle, une course à travers le temps et l’espace, poursuite entre une femme et un loup, on sort la tête pleine d’images.

Sophie Châteauvert

Le Théâtre à Bout Portant, basé à Saguenay, présentait, lui aussi en première mondiale, Haïkus de prison, adaptation d’un recueil de Lutz Bassmann (l’un des hétéronymes de l’écrivain français Antoine Volodine) publié chez Verdier. Dans le spectacle mis en scène par Vicky Côté, les haïkus sont entendus en voix hors champ alors que les deux comédiens s’exécutent en silence. Dans la laverie d’un camp de concentration, Bruno Paradis est le gardien et Côté, la prisonnière. Des vêtements et des chapeaux, mais surtout 1001 bas, lavés, séchés, pliés, rangés et jetés, leur permettent d’évoquer plusieurs personnages, à commencer par les nombreux détenus anonymes, ces individus qu’on traite comme des objets, ces vies dont on dispose, ces corps qu’on jette comme… de vieux bas. À partir de cette très bonne idée, et dans une scénographie pleine de potentiel, les créateurs donnent malheureusement naissance à un spectacle brouillon, redondant, une représentation qui aurait bien besoin qu’on revoie sa dramaturgie de fond en comble. Il y a trop de bas, et trop de manipulations, souvent imprécises, sans parler des inexplicables doublons, comme les scènes de viol et les nombreuses séquences de train. Mettre un peu d’ordre dans tout cela, clarifier les intentions et orienter le regard du spectateur pourrait bien faire toute la différence.

Robert Etcheverry

Le Théâtre Motus dévoilait quant à lui Le sentier des rêves, une création destinée aux spectateurs de 5 ans et plus pour laquelle Hélène Ducharme a choisi de collaborer avec Izumi Ashizawa et Marco Collin. Pendant le rituel de la tente de sudation, Ashini perd le collier que sa koukoum (sa grand-mère) lui a légué avant de mourir. Pour récupérer l’objet sacré, le jeune homme venu de la ville devra non seulement faire preuve d’un courage dont il ne se savait pas capable, mais aussi renouer avec sa culture innue tout en découvrant de troublantes correspondances entre ses croyances et celles d’une jeune Japonaise du 7e siècle. Vous aurez peut-être compris que les aventures pleines de péripéties, richement mises en musique, où apparaissent notamment un oni, créature aussi effrayante que bienveillante, et un carcajou des plus menaçants, se déroulent en rêve. Les scènes campées dans la réalité sont quant à elles un brin fastidieuses, tout comme les nombreux changements de décor, du moins pour le moment. Reste un récit engageant, dont la leçon est peut-être un peu appuyée, mais tout de même inspirante. Il est question de la peur de l’autre, celui dont on se méfie, auquel on prête les pires intentions, de la rencontre de deux cultures pas si étrangères, d’un garçon qui reprend confiance en lui, en sa spiritualité et en ses connaissances, et d’une jeune fille qui comprend qu’elle a trouvé sa nouvelle maison, que sa quête est enfin terminée.

Lucile Prosper

La compagnie montréalaise Tenon mortaise, active depuis 1993, était de passage au FIAMS pour présenter, elle aussi en première mondiale, son nouveau-né, Le projet Beckett, un spectacle qui aurait très bien pu s’intituler Fin de partie puisqu’il s’agit en fin de compte d’une mise en scène de la pièce du dramaturge irlandais. Hamm, l’aveugle paraplégique, est une petite marionnette. Tout comme Nell et Nagg, ses parents, qui ont perdu leurs jambes lors d’un accident de tandem dans les Ardennes et qui vivent désormais dans deux poubelles. Le seul personnage que la metteure en scène Diane Loiselle a choisi de faire interpréter par un humain, l’excellent comédien-manipulateur Denys Lefebvre, c’est Clov, le valet de Hamm, ce fils adoptif avec lequel il entretient une terrible relation, un brin sadomasochiste. C’est probablement la meilleure idée de tout le spectacle, celle d’assujettir un homme grand et fort à une petite marionnette vieillissante et clouée à un fauteuil. Cela accentue brillamment le caractère absurde de la soumission. Fidèle aux didascalies de Beckett, ici prononcées ou projetées, la mise en scène est sage, sobre, mais toujours rigoureuse, limpide. Pas de doute, les beckettiens, amants des non-dits les plus cruels et des jeux de massacre les plus subtils, seront comblés par ce spectacle d’une grande maîtrise.

Eva Avril

Condensations shakespeariennes

Deux spectacles de la programmation pourraient être qualifiés de condensations shakespeariennes. Tout d’abord, Il y a quelque chose de pourri, variation hamlétique, une création du Français Pier Porcheron, de la compagnie Elvis Alatac, qui a bénéficié des lumières de Francis Monty. Cette relecture synthétique, grand-guignolesque et sanguinolente de Hamlet, donnée dans un modeste castelet à l’aide d’ustensiles, d’outils et de bouteilles représentant Claudius, Gertrude, Ophélie, Polonius et les autres, évoque fortement Ubu sur la table, le spectacle inspiré à la Pire Espèce par l’œuvre d’Alfred Jarry. Accompagné sur scène d’un faire-valoir, un homme d’un certain âge qui agit comme régisseur, mais qui lui sert essentiellement de souffre-douleur, Porcheron est un excellent acteur clownesque. Ses pitreries sont précises, sa dérision fait mouche, et ses improvisations renforcent sa complicité avec le public.

Stéphanie Godin

La compagnie montréalaise La fille du laitier présentait quant à elle Macbeth muet, une transposition des aventures du couple infernal signée Jon Lachlan Stewart. Ici, l’entièreté du texte de Shakespeare est passée à la trappe. Sur une table de banquet, Jérémie Francœur et Clara Prévost incarnent, à l’aide d’essuie-tout, de nappes, d’assiettes et de verres en styromousse, mais aussi avec quelques chandeliers, plusieurs œufs, et surtout beaucoup de faux sang, les principaux épisodes de la terrible tragédie du général Macbeth et sa femme. Au son d’une multitude d’extraits de chansons populaires venant commenter l’action, souvent ironiquement, les acteurs-manipulateurs ne ménagent pas leurs efforts et leurs mouvements pour représenter meurtres, copulations, cauchemars, remords et vengeances. C’est très drôle, surtout pendant les 20 premières minutes, puis ça s’essouffle, devient un brin redondant, un peu puéril, pour ne pas dire potache. Malgré le caractère indéniablement réjouissant de l’aventure, une question se pose : fallait-il, pour initier les adolescents à Shakespeare, laisser l’intégralité du texte de côté?

Duda Paiva et ses doubles

Après Angel et Bastard!, deux spectacles qui ont été présentés à Montréal par Casteliers, l’artiste néerlando-brésilien Duda Paiva était de passage au FIAMS avec Blind, un solo inspiré d’un épisode traumatique de son enfance pendant lequel il perdit momentanément la vision. Sur scène, un homme, le corps parcouru de protubérances, de grandes lunettes collées au visage, patiente dans la salle d’attente d’une guérisseuse. À ses côtés, des spectateurs qui ont eu le courage de s’asseoir sur scène.

Patrick Argirakis

Au plafond, trois crinolines suspendues au bout d’une corde. De l’une d’elles émerge la sorcière, une marionnette en mousse, seins nus et tête glabre, très expressive, qui observe les spectateurs de son regard pénétrant. Elle va chanter, danser avec son manipulateur, puis extirper de l’une de ses protubérances une créature masculine, plutôt acrimonieuse, puis une autre, féminine cette fois, douce et curieuse. Entre les deux êtres, monstres intérieurs du personnage principal, brillamment manipulés par l’artiste, un combat va s’engager, une lutte faite d’attirance et de répulsion, un affrontement dont l’issue sera fatale pour les deux opposants. Paiva fera ensuite sortir de chacune de ses petites protubérances les membres d’une marionnette qu’il va recomposer sous nos yeux, un individu apaisé, un double de lui-même avec lequel il semble réconcilié.

Le langage marionnettique de Duda Paiva est aussi singulier que cohérent. Son esthétique est distinctive, sa manipulation, exquise, ses voix, souvent troublantes, et les riches chorégraphies qu’il exécute avec ses marionnettes en mousse ne cessent d’émerveiller. La teneur psychanalytique de son travail, incarnation concrète des tiraillements intérieurs d’un individu, des conflits dans lesquels on peut tous se reconnaître, compense largement les tableaux un peu longs et les quelques redondances.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.