Lorsque Peter Handke produit Outrage au public en 1966, il se trouve en résonnance avec les manifestations artistiques et les réflexions théoriques de l’époque. Les Nouveaux réalistes qui sévissent en France, Guy Debord avec l’Internationale situationniste qui attaque de front la société du spectacle, l’art de la performance avec Fluxus qui revendique l’espace du quotidien pour contrer les lieux fétiches de l’art officiel, tous créent le Zeitgeist de cette époque revendicatrice.
Avec cet Outrage au public, Handke amène au théâtre les questions de l’heure: qu’est-ce que le public, qu’est-ce que la représentation, quelle est la fonction du théâtre, quelles sont les effets du temps sur notre perception du monde? Avec ces balises en tête, Christian Lapointe propose dans le cadre du Mois Multi 14 une mise en scène radicale, ou plutôt une non mise en scène qui se déplace précisément vers ce public dont il est ici question.
Le Studio d’essai de Méduse est le cube noir par excellence, espace potentiel que Lapointe connaît bien et qui lui sert ici de non-théâtre. En entrant dans la petite salle, une série de gradins fait face au mur du fond. La scène inexistante est remplacée par un écran de projection, en remplacement du rideau classique qui ne s’ouvrira pas sur les trois coups.
Une caméra filme le public et le diffuse en direct sur cet écran. Les sièges se remplissent progressivement et c’est parti. Le texte de Handke n’est pas dit par des comédiens, mais a été plutôt confié à des voix de synthèse. Remarquable travail d’ailleurs; on pourrait croire qu’il s’agit de voix off, tellement le timbre est humain. Chaque phrase, chaque phonème a cependant été remasterisé de telle sorte que toute intention en soit abolie. Ce choix de Lapointe offre au texte de l’auteur autrichien une dimension amplifiée. Cette neutralité dans le débit force le public à une écoute nouvelle, comme si les mots étaient offerts avec leur sens premier, sans connotation, sans effet dramatique, sans lecture préalable du metteur en scène (metteur en bouche) ou des interprètes. Les heures de répétition se sont déroulées entre Lapointe et son ordinateur.
Ainsi, le seul intervenant vivant de cette pièce, de ce texte, est le public, que Handke s’efforce de déstabiliser. Par la négative, il annonce ce que ne sera pas cette chose dont nous sommes les témoins: pas de drame, pas de tragédie, pas de jeu, pas de représentation symbolique, pas de saut dans le temps. Nous avons une mise en situation (comme chez les Situationnistes) où le public est le matériau même du texte.
Ainsi le dispositif imaginé par Christian Lapointe force les spectateurs à se regarder en face, dans cet écran où leur image est projetée. Il n’y a qu’eux, eux seuls comme auditeur d’un texte qui démonte morceau par morceau les habitudes et tics du théâtre. Première attaque: le théâtre lui-même. Deuxième attaque: la représentation, donc la simulation, et partant le rôle du public comme agent de consommation. Handke invite le public à prendre conscience de ce qu’il est réellement, à se regarder en face, à s’admettre comme matière résiduelle d’un monde où la représentation serait abolie… Et enfin, la dernière attaque concerne le temps. On dit souvent de la performance qu’elle se déroule en temps réel. Contrairement au cinéma, à la vidéo ou au théâtre justement. Handke impose donc à son public le temps réel. Il y défend une matérialité textuelle sans issue, que le débit des voix de synthèse soutient adéquatement. Le clou de cette soirée réside cependant dans la stratégie que Lapointe utilise pour déchirer ce temps linéaire en un jeu de perception dédoublée. On se sent alors comme Harry, ce personnage hors focus dans le film Harry dans tous ses états de Woody Allen. Mais pendant cette période de dédoublement, puis d’inversion du temps, le public se fait copieusement traité de «bovidé» et autres qualificatifs peu reluisants.
Christian Lapointe qui nous avait habitué à des pièces lourdes et aux limites du supportable, propose ici un spectacle étonnant où l’humour s’appuyant sur un retournement inattendu (que je ne dévoilerai pas) joue avec l’intelligence du public plutôt qu’avec sa résilience. Et ce faisant, il fait ressortir toute la portée et l’actualité de cette apostrophe, plus de 40 ans après sa création.
Outrage au public
De Peter Handke
Conception et réalisation de Christian Lapointe
Une production de Recto-Verso présentée dans le cadre du Mois Multi, du 31 janvier au 2 février, au Studio d’essai de Méduse, Québec
Lorsque Peter Handke produit Outrage au public en 1966, il se trouve en résonnance avec les manifestations artistiques et les réflexions théoriques de l’époque. Les Nouveaux réalistes qui sévissent en France, Guy Debord avec l’Internationale situationniste qui attaque de front la société du spectacle, l’art de la performance avec Fluxus qui revendique l’espace du quotidien pour contrer les lieux fétiches de l’art officiel, tous créent le Zeitgeist de cette époque revendicatrice.
Avec cet Outrage au public, Handke amène au théâtre les questions de l’heure: qu’est-ce que le public, qu’est-ce que la représentation, quelle est la fonction du théâtre, quelles sont les effets du temps sur notre perception du monde? Avec ces balises en tête, Christian Lapointe propose dans le cadre du Mois Multi 14 une mise en scène radicale, ou plutôt une non mise en scène qui se déplace précisément vers ce public dont il est ici question.
Le Studio d’essai de Méduse est le cube noir par excellence, espace potentiel que Lapointe connaît bien et qui lui sert ici de non-théâtre. En entrant dans la petite salle, une série de gradins fait face au mur du fond. La scène inexistante est remplacée par un écran de projection, en remplacement du rideau classique qui ne s’ouvrira pas sur les trois coups.
Une caméra filme le public et le diffuse en direct sur cet écran. Les sièges se remplissent progressivement et c’est parti. Le texte de Handke n’est pas dit par des comédiens, mais a été plutôt confié à des voix de synthèse. Remarquable travail d’ailleurs; on pourrait croire qu’il s’agit de voix off, tellement le timbre est humain. Chaque phrase, chaque phonème a cependant été remasterisé de telle sorte que toute intention en soit abolie. Ce choix de Lapointe offre au texte de l’auteur autrichien une dimension amplifiée. Cette neutralité dans le débit force le public à une écoute nouvelle, comme si les mots étaient offerts avec leur sens premier, sans connotation, sans effet dramatique, sans lecture préalable du metteur en scène (metteur en bouche) ou des interprètes. Les heures de répétition se sont déroulées entre Lapointe et son ordinateur.
Ainsi, le seul intervenant vivant de cette pièce, de ce texte, est le public, que Handke s’efforce de déstabiliser. Par la négative, il annonce ce que ne sera pas cette chose dont nous sommes les témoins: pas de drame, pas de tragédie, pas de jeu, pas de représentation symbolique, pas de saut dans le temps. Nous avons une mise en situation (comme chez les Situationnistes) où le public est le matériau même du texte.
Ainsi le dispositif imaginé par Christian Lapointe force les spectateurs à se regarder en face, dans cet écran où leur image est projetée. Il n’y a qu’eux, eux seuls comme auditeur d’un texte qui démonte morceau par morceau les habitudes et tics du théâtre. Première attaque: le théâtre lui-même. Deuxième attaque: la représentation, donc la simulation, et partant le rôle du public comme agent de consommation. Handke invite le public à prendre conscience de ce qu’il est réellement, à se regarder en face, à s’admettre comme matière résiduelle d’un monde où la représentation serait abolie… Et enfin, la dernière attaque concerne le temps. On dit souvent de la performance qu’elle se déroule en temps réel. Contrairement au cinéma, à la vidéo ou au théâtre justement. Handke impose donc à son public le temps réel. Il y défend une matérialité textuelle sans issue, que le débit des voix de synthèse soutient adéquatement. Le clou de cette soirée réside cependant dans la stratégie que Lapointe utilise pour déchirer ce temps linéaire en un jeu de perception dédoublée. On se sent alors comme Harry, ce personnage hors focus dans le film Harry dans tous ses états de Woody Allen. Mais pendant cette période de dédoublement, puis d’inversion du temps, le public se fait copieusement traité de «bovidé» et autres qualificatifs peu reluisants.
Christian Lapointe qui nous avait habitué à des pièces lourdes et aux limites du supportable, propose ici un spectacle étonnant où l’humour s’appuyant sur un retournement inattendu (que je ne dévoilerai pas) joue avec l’intelligence du public plutôt qu’avec sa résilience. Et ce faisant, il fait ressortir toute la portée et l’actualité de cette apostrophe, plus de 40 ans après sa création.
Outrage au public
De Peter Handke
Conception et réalisation de Christian Lapointe
Une production de Recto-Verso présentée dans le cadre du Mois Multi, du 31 janvier au 2 février, au Studio d’essai de Méduse, Québec