Dans sa mise en scène effacée, Michel Nadeau laisse toute la place au remarquable texte d’Olivier Choinière. Des casiers de rangements, une table, deux chaises et un miroir lumineux, installé comme un cadre entre Caro et le public. Plus tard, un lit s’abattra sur la scène. À travers ce décor réaliste, les protagonistes glissent subtilement d’un personnage à l’autre, empruntent tour à tour les postures des admirés et des admiratifs. De fait, par la narration et les didascalies entrecroisées, l’auteur nous emporte dans la maison de la star mondiale numéro un, notre Céline nationale, puis dans la maison d’une famille monstrueuse, dans une chambre d’hôpital, puis sur le plancher du Walmart où travaille Caro et ses collègues, les allées, les caisses, les toilettes, la cantine. Mais de fait, l’auteur joue dans nos propres vertiges. Par une série de contre-points, de bascules, de retour en arrière, de commentaires sur les faits divers, il pratique une analyse fine et percutante de la déraison.
Déraison d’une vie par contumace, où les admiratifs nient leur propre existence et la construisent uniquement par adhésion aveugle aux stars. Ils connaissent tout de la vie de leurs vedettes, jusque dans les moindres détails, ils peuvent même préciser l’enchaînement des faits, valider le déroulement de la vie, mais de la vie de Céline, pas de leur propre vie, qui elle se délite, se déforme dans le miroir aux alouettes. Le prétexte aux dérèglements psychologique des fans de Céline est son retrait de la scène. Dès lors les questions fusent: «Mais pourquoi? Pour combien de temps?» Dès lors, chaque détail prélevé dans l’intimité de la superstar revêt une importante cruciale.
Mais là où le texte de Choinière frappe fort, c’est dans l’écart entre la vie idéale, médiatisée, déifiée du couple de dieux vivants René & Céline et les gens ordinaires qui travaillent au Walmart et dont la vie est un enfer quotidien. Isabelle, le jeune fille sacrifiée sur l’autel de la torture familiale, Caro qui se déteste à se vomir les entrailles et vit dans une psychose perpétuelle, les parents inadéquats autant de Céline que d’Isabelle, les fans fous qui poursuivent la vedette jusque sur le lit de sa fausse-couche, tous vivent dans une espèce de réalité augmentée par la gloire. Tous en sont victimes, autant Céline enfermée dans l’excès du spectaculaire qu’elle tente d’atténuer par sa gentillesse proverbiale et son désir de proximité avec son public, la bouche remplie de «je vous aime», de «mercis» silencieux qui irradient les foules permutées en amplificateurs de la grâce divine; tant Isabelle dans la démence d’une famille de malades mentaux dont elle est la victime innocente; que Caro, dont la vie aussi irréelle ne tient qu’au fil d’une symbiose imaginaire entre elle et Céline.
Beau coup de gueule que cette première pièce de la Bordée qui amorce sa 35e saison. Par ses choix dans le jeu des comédiens, par la scénographie naturaliste, par un éclairage subtil, Michel Nadeau laisse toute la place au texte et vient ainsi jouer directement dans nos têtes. Pièce intelligente pour un public averti, Félicité se veut un essai de compréhension d’un phénomène étrange qui génère une économie fabuleuse: l’industrie du star system. La pièce ne porte pas sur les ficèles de ce système, mais sur son intrusion dans la psychologie des fans. Leurs excès d’amour inconditionnels ressemblent à la foi brutale des extrémistes religieux: cette situation d’osmose entre le public et la vedette élimine tout sens critique et justifie les pires comportements. L’abolition de soi dans le succès de l’autre est décryptée ici comme une pathologie aux conséquences catastrophiques.
Félicité
Texte d’Olivier Choinière
Mise en scène de Michel Nadeau
Au Théâtre de la Bordée, à Québec, jusqu’au 13 octobre 2012
Dans sa mise en scène effacée, Michel Nadeau laisse toute la place au remarquable texte d’Olivier Choinière. Des casiers de rangements, une table, deux chaises et un miroir lumineux, installé comme un cadre entre Caro et le public. Plus tard, un lit s’abattra sur la scène. À travers ce décor réaliste, les protagonistes glissent subtilement d’un personnage à l’autre, empruntent tour à tour les postures des admirés et des admiratifs. De fait, par la narration et les didascalies entrecroisées, l’auteur nous emporte dans la maison de la star mondiale numéro un, notre Céline nationale, puis dans la maison d’une famille monstrueuse, dans une chambre d’hôpital, puis sur le plancher du Walmart où travaille Caro et ses collègues, les allées, les caisses, les toilettes, la cantine. Mais de fait, l’auteur joue dans nos propres vertiges. Par une série de contre-points, de bascules, de retour en arrière, de commentaires sur les faits divers, il pratique une analyse fine et percutante de la déraison.
Déraison d’une vie par contumace, où les admiratifs nient leur propre existence et la construisent uniquement par adhésion aveugle aux stars. Ils connaissent tout de la vie de leurs vedettes, jusque dans les moindres détails, ils peuvent même préciser l’enchaînement des faits, valider le déroulement de la vie, mais de la vie de Céline, pas de leur propre vie, qui elle se délite, se déforme dans le miroir aux alouettes. Le prétexte aux dérèglements psychologique des fans de Céline est son retrait de la scène. Dès lors les questions fusent: «Mais pourquoi? Pour combien de temps?» Dès lors, chaque détail prélevé dans l’intimité de la superstar revêt une importante cruciale.
Mais là où le texte de Choinière frappe fort, c’est dans l’écart entre la vie idéale, médiatisée, déifiée du couple de dieux vivants René & Céline et les gens ordinaires qui travaillent au Walmart et dont la vie est un enfer quotidien. Isabelle, le jeune fille sacrifiée sur l’autel de la torture familiale, Caro qui se déteste à se vomir les entrailles et vit dans une psychose perpétuelle, les parents inadéquats autant de Céline que d’Isabelle, les fans fous qui poursuivent la vedette jusque sur le lit de sa fausse-couche, tous vivent dans une espèce de réalité augmentée par la gloire. Tous en sont victimes, autant Céline enfermée dans l’excès du spectaculaire qu’elle tente d’atténuer par sa gentillesse proverbiale et son désir de proximité avec son public, la bouche remplie de «je vous aime», de «mercis» silencieux qui irradient les foules permutées en amplificateurs de la grâce divine; tant Isabelle dans la démence d’une famille de malades mentaux dont elle est la victime innocente; que Caro, dont la vie aussi irréelle ne tient qu’au fil d’une symbiose imaginaire entre elle et Céline.
Beau coup de gueule que cette première pièce de la Bordée qui amorce sa 35e saison. Par ses choix dans le jeu des comédiens, par la scénographie naturaliste, par un éclairage subtil, Michel Nadeau laisse toute la place au texte et vient ainsi jouer directement dans nos têtes. Pièce intelligente pour un public averti, Félicité se veut un essai de compréhension d’un phénomène étrange qui génère une économie fabuleuse: l’industrie du star system. La pièce ne porte pas sur les ficèles de ce système, mais sur son intrusion dans la psychologie des fans. Leurs excès d’amour inconditionnels ressemblent à la foi brutale des extrémistes religieux: cette situation d’osmose entre le public et la vedette élimine tout sens critique et justifie les pires comportements. L’abolition de soi dans le succès de l’autre est décryptée ici comme une pathologie aux conséquences catastrophiques.
Félicité
Texte d’Olivier Choinière
Mise en scène de Michel Nadeau
Au Théâtre de la Bordée, à Québec, jusqu’au 13 octobre 2012