Critiques

Clins d’œil cinématographiques dans le théâtre de Robert Lepage

Yves Dubé

Le théâtre de Robert Lepage fait dans chaque spectacle une place forte (mais non exclusive) à l’image (vidéo, diapositive, image de synthèse). Même avant qu’il y ait eu utilisation de projection, un langage audiovisuel s’est développé, essentiellement construit sur la culture audiovisuelle d’aujourd’hui (cinéma, télévision, radio). La thématique du cinéma a souvent été rapprochée de cet univers. La présence d’écrans, de vidéo, de diapositives n’est pas exclusivement synonyme de cinéma, mais il est vrai que de nombreuses références à cet univers sont décelables soit comme présences directes, soit comme utilisation des propriétés du cinéma dans un jeu de citations indirectes.

Cette référence n’est pas liée seulement à l’emploi d’images; Lepage s’approche volontairement de cet univers et va même jusqu’à le recréer. Construction d’un espace référentiel nettement identifiable, les espaces scéniques de Lepage doivent beaucoup à la salle de cinéma: un public face à un écran encastré dans un mur prévu à cet effet. Il arrive que ce dispositif soit donné dès l’ouverture du spectacle. C’est le cas de Coriolan, qui proposait de voir tout le spectacle se jouer derrière une ouverture rectangulaire étroite. Le théâtre veut se faire passer pour le cinéma et reprend les données visibles de sa diffusion: un rapport frontal, un écran allongé, bordure d’un cadre à l’intérieur duquel tout se joue. Toute l’esthétique de ce spectacle s’inspirait du cadrage et des possibilités cinématographiques (nous y reviendrons); cependant, un double jeu de référence venait troubler la lecture, car cette ouverture de cinéma pouvait aussi symboliser un castelet de marionnettes à fils, et le voile du début pourrait être aussi bien la matière même de l’écran ou les rideaux du castelet.

Il semble le plus souvent que Lepage construise à vue ce nouvel espace référentiel. Dans Elseneur ou Les Sept Branches de la rivière Ota, le dispositif de départ va se modifier après une scène d’introduction. Le plateau d’Elseneur fait tout d’abord penser à celui d’un concert rock, d’une scénographie high tech, mettant la technologie en place d’honneur, alors qu’au contraire Les Sept Branches… s’ouvrent sur la façade de bois et de papier de riz (shoji) d’une maison traditionnelle japonaise, prolongée d’une terrasse. Après le prologue des Sept Branches…, le personnage conteur fait glisser les sept portes de papier, et l’on découvre trois panneaux de tissu, composant comme un grand écran rectangulaire. La façade de bois, à la fois typée et suffisamment neutre, évoque alors l’entourage de bois d’un écran dans une belle salle de cinéma. De même, les trois panneaux-écrans d’Elseneur (dont le Monolith central, vaste panneau mobile) s’assemblent à l’avant-scène, masquant la scène et affichant le cinéma – on peut suivre d’ailleurs une belle évolution de cet écran flottant depuis Vinci jusqu’à La Géométrie des Miracles (nouvelle création) en passant par Elseneur, preuve que la pratique de Lepage suit un double mouvement de progression en avant et de retour sur soi. La manière s’épure tout en évitant désormais la facilité de la beauté technologique. Une fois assemblé, ou replacé (l’écran de La Géométrie… étant un vaste panneau rectangulaire de 17m de côté, manipulé par des poulies; version manuelle et grand format du Monolith), l’espace du théâtre devient cinéma, et un générique est projeté sur l’écran. Ce générique présente alors le titre du spectacle ainsi que la distribution et les divers coproducteurs.

Que ce soit sur le mur-écran (avec tous les clins d’oeil aux génériques de films d’action, avec ce «Elseneur» couvrant tout l’écran), que ce soit sur ce panneau flottant au-dessus du sable dans La Géométrie…, que ce soit dans l’ouverture de cette façade japonaise, l’espace se transforme, et un écran est affiché, en même temps qu’une rupture s’opère avec la fable qui avait commencé son déroulement. Emprunt clair et référence directe au cinéma, le générique est devenu quasiment une marque de fabrique, en même temps qu’un moyen très efficace de briser l’illusionnisme du théâtre, d’insérer un autre univers en créant un trouble chez le spectateur. Et, paradoxalement, cette rupture réintroduit de l’humain, de l’artisanat, puisque, alors que le spectacle est commencé, on s’arrête pour en présenter tous les protagonistes, visibles ou non sur scène. Nous sommes à la fois sous l’éclairage du cinéma et du théâtre. Une fois ce double éclairage établi, la citation du cinéma se manifeste dans diverses mises en abyme, qui, au coeur même de la fable, mettent en contact les protagonistes avec le cinéma. Les spectacles de Lepage mettent très souvent en scène des artistes, et particulièrement des photographes (ce qui n’est qu’une variation de médium dans la problématique de l’image) Le Robert des Aiguilles et l’Opium est à Paris pour un travail de post-synchronisation d’un film documentaire. La sphère cinématographique est donc prise en charge par certains personnages, qui vont filmer ou parler de leur pratique. Tout comme d’autres vont assister à une séance de cinéma. Dans La Géométrie des miracles, un deuxième cadre-écran descend des cintres et nous plongeons dans l’obscurité d’une salle newyorkaise des années vingt, accompagnés par la musique très illustrative de Bernstein. La donnée cinématographique est donc bien réelle d’un point de vue anecdotique.

Mais la présence d’éléments cinématographiques est surtout manifeste dans des jeux de citations indirectes et d’exploitation des possibilités cinématographiques. La donnée cinématographique devient alors l’expression, la base de toute une esthétique de l’image théâtrale telle que Robert Lepage la définit, la recherche.

En effet, depuis ses premières mises en scène, Lepage témoigne d’un regard non seulement novateur, insolite, mais surtout très sûr; regard qui doit beaucoup au cadrage de cinéma. Chaque scénographie met en place un cadre de départ, très visible, et ensuite le spectacle multiplie les cadres. Le cadre sera parfois volume, et il s’agira alors de véritables boîtes et de «mises en boîte», et ce depuis la cahute du gardien de parking de La Trilogie des dragons.

Ainsi, le cadre-écran de Coriolan n’est-il pas qu’une citation du cinéma, mais la démonstration d’une maîtrise d’un art du cadrage, qui serait même novateur pour certains plans au cinéma: beaucoup de vues de jambes, de bas de corps, un morceau de table devenant chemin de ronde devant lequel on vient supplier Coriolan…; l’impression est vraiment d’être devant un écran de cinéma avec cette utilisation de tables-planchers permettant une grande variété de niveaux de plateaux. Il n’y a aucune projection dans ce spectacle, mais tout repose sur cette ambivalence suggérée par le cadre rectangulaire. Ceci se retrouve dans le passage de la bibliothèque (Elseneur), où deux personnages (dont un sur une échelle) sont coupés à mi-corps. Jeu très ingénieux qui fait un écran d’une simple découpe rectangulaire sur un panneau qui sert lui-même d’écran. L’écran, ce vaste panneau Monolith, se perce d’une porte centrale et devient matériellement un cadre qui isole le personnage. Ce cadre est signifiant: tombe d’Ophélie, écoutille d’un bateau…, mais bien souvent il n’aura qu’une fonction de cadre. Ainsi ce passage magnifique où Hamlet se tient dans l’ouverture verticale de la porte (tout en étant filmé par deux caméras latérales, qui permettent une double projection de son image agrandie, perception double de Rosencrantz et Guildernsten); le personnage évoque alors l’homme, et l’étude du mouvement de Muybridge apparaît sur l’écran: trois hommes courant et Lepage, au milieu de cette image et de cette ouverture (béance de l’image), prend la pose. L’espace de quelques secondes, il y a confusion entre l’image projetée et l’image incarnée. Cette manière d’isoler le personnage dans un cadre éphémère, trace matérielle d’un objectif symbolique (l’œil du metteur en scène), était très manifeste dans Les Sept Branches…, notamment dans le dispositif du vaudeville, La Dame de chez Maxim’s de Feydeau; chaque porte découpant un cadre dans lequel se tiennent les acteurs de profil. Lepage joue admirablement de cette contrainte (qu’il se donne) de faire tenir des univers si différents dans ces cadres restreints. La scène de l’appartement américain est en cela exemplaire: non seulement trois univers cohabitent dans chacun des cadres-boîtes de la façade, mais surtout tout un autre univers se dessine et existe rien qu’à travers l’ouverture de la porte (nouveau cadre) de la salle de bains. On voit le couloir, la chambre d’en face, ainsi que tous les personnages qui tiennent dans l’ouverture de la porte. Cette porte est comme un petit rideau qui s’ouvre sur un nouveau décor, délimité et rendu possible par la présence du cadre.

Le jeu avec le cadrage sous-tend une manipulation de la vision du spectateur. Avec ou sans utilisation de caméra, le regard du spectateur dans les productions de Lepage n’est plus dépendant de son emplacement par rapport à la scène. Nous avons déjà cité cet exemple d’Elseneur avec la double image d’Hamlet projetée sous deux angles différents; il y a aussi ce jeu de superposition d’images filmées des coulisses avec Hamlet de dos et projetées sur le Monolith, en même temps que ce dernier se tient dans l’ouverture de porte de ce même Monolith. Les caméras permettent de renverser les perspectives, en jouant de la surimpression comme d’une incrustation d’images (mêlant images réelles et acteurs dans un ensemble fusionnant). Mais ce procédé est aussi utilisé sans recours à la caméra, dans une version mimétique des possibilités du cinéma.

Ainsi, dans Elseneur, Lepage transporte le public au-dessus des protagonistes avec l’aisance d’une caméra: pour la scène 7 de l’acte IV, un plateau à la verticale est visible en plongée à travers la porte du Monolith. La scène s’est relevée de quatre-vingtdix degrés, et on mime l’image projetée, ce qui nécessite ici un jeu de machinerie, afin que les acteurs puissent jouer dans cet angle inhabituel. Cette scène insolite avait été préparée par la précédente rencontre d’Hamlet et de Polonius (joués successivement par Lepage), qui mettait en scène la même table, mais juste inclinée et tournante, dans un jeu de champ, contre-champ très maîtrisé. Solution intéressante pour ce dédoublement: ce n’est plus l’acteur qui bouge, mais la table (avec la coupe que chacun est supposé boire), dont la rotation symbolise celle de la caméra.

Des procédés de caméras influencent donc le travail de Lepage. Cela est aussi manifeste dans l’exploitation régulière des propriétés de l’écran autour des notions de surface et de profondeur – les dispositifs scéniques devenant eux-mêmes écrans de cinéma, comme nous l’avons relevé.

La façade japonaise des Sept Branches… n’est pas seulement symbolique de l’écran de cinéma, mais l’image de ces panneaux rectangulaires, séparés en trois points par des baguettes verticales, est une évocation de la pellicule elle-même; les sept néons, situés sous la terrasse, devenant alors les perforations de la bande. Cette ouverture de la façade serait alors une pellicule imprimant des images ou les diffusant, une pellicule grand format. L’alternance régulière, presque syncopée, que l’on retrouve entre les scènes jouées et celles projetées donne l’impression d’assister soit au déroulement d’une bande, soit de passer sans cesse des images à leur lieu ou moment de tournage. En outre, la scénographie joue de l’épaisseur même de cette bande, les personnages sortant ainsi de la pellicule, jouant dans l’épaisseur de cet écran ou de cette pellicule symboliques; c’est le cas de Nozomi, la survivante, lorsqu’elle sort de l’épaisseur des sept rails qui font glisser les divers panneaux. Cela rejoint aussi une réflexion qui dépasse le simple rapport au cinéma: il s’agit d’un jeu permanent sur l’ambivalence surface-profondeur, que l’on retrouve dans les jeux d’ombres, dans les projections…

Dans La Géométrie…, Olgylvana Wright se tient sur ce proscenium et semble regarder défiler ses souvenirs, le bac de sable devenant l’espace de ces derniers, qu’elle remet elle-même en scène. Lors de l’enterrement de Frank Lloyd Wright (poncif du cinéma?), elle quitte la scène, s’assied sur le proscenium, et nous assistons alors, avec elle, à une sorte de tournage de cette scène: le dispositif apparaît à maints égards comme une maquette, une citation d’espace (morceau de désert dans un bac de bois), et la pluie qui tombe ainsi que l’éclairage ont l’artificialité des scènes de ce genre. Le spectateur a soudain l’impression d’être assis dans l’obscurité d’un studio et de voir un décor, dans lequel une scène se tourne. Lepage a tendance à traiter certaines scènes comme s’il y avait cinéma, le jeu se déroulant à la limite du proscenium sur une bande étroite. Cela se retrouve de manière plus radicale dans La Géométrie…, avec le passage du train en Russie: au fond du large bac de sable, l’écran flottant reçoit l’image d’une ville russe et, de l’autre côté du bac, une dizaine de chaises dessinent l’espace du train, sur une mince bande; un premier plan devant une image panoramique. Une impression de bidimensionnalité très forte se dégage, renforcée par des mouvements non réalistes de profils, inspirés de Meyerhold. On mime l’écran et on joue des rapports spatiaux qu’il induit. Ce spectacle est celui qui joue le plus de l’entrée et de la sortie hors du dispositif, le proscenium servant essentiellement à cela. Pénétrer dans le dispositif, c’est entrer dans l’espace métaphorique; comme sur un écran qui projetterait ses souvenirs, les univers se mêlent. La Géométrie… est la preuve d’une maturité réelle dans ces rapprochements. Il ne s’agit plus de l’habituel fantasme de voir sortir l’acteur de son écran. Cela se retrouve d’ailleurs, mais traité avec humour, les comédiens-spectateurs de cinéma soulevant la toile et pénétrant dans l’écran. Coriolan était une citation mimétique du cinéma; sans projection on jouait au film, et lors de son bannissement Coriolan sortait du cadre, quittait l’écran et la scène, par un proscenium improvisé.

Cette utilisation-référence à l’univers du cinéma n’influence pas que la scénographie mais on s’en doutera, la fable, la chronologie elles-mêmes. Tous ces spectacles développent une esthétique du collage, du montage en eut cinématographique beaucoup moins dépendant de la chronologie habituelle (ce qui n’est pas sans analogie avec le fonctionnement en tableaux du théâtre d’images, auquel s’intéresse aussi beaucoup Lepage). C’était entre autres l’origine de ce vent de nouveauté qui soufflait sur Coriolan. Les flash-back et la souplesse des fils narratifs des Sept Branches… sont construits avec des règles de cinéma, d’où des constructions nouvelles, qui ne doivent plus rien au roman ou à la dramaturgie classique. Une souplesse et une aisance nouvelles se dégagent de ces fables imprégnées de cinéma. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que Lepage, lors de l’élaboration de La Géométrie…, parle en termes de cinéma à ses comédiens internationaux: «We have to do jump cuts, to go in the middle of the war directly. We do a film.»

Ainsi, les divers éléments cinématographiques relevés permettent bien une exploration nouvelle, faite d’angles de vision insolites, de cadrages nous faisant basculer dans un autre univers. Le spectateur est invité à découvrir sous plusieurs angles un même dispositif et une même fable. Lepage mêle ces deux univers avec le souci de les fondre dans une même pratique; il ne s’agit pas de faire du cinéma au théâtre, mais de redécouvrir le théâtre, d’aller chercher de nouvelles possibilités de cet espace de départ, cet espace sacré, qu’est le plateau de théâtre. En outre, cette référence audiovisuelle fait tellement partie de la culture mondiale des publics, qu’elle devient un formidable moyen de communication, mais surtout de connexion. Un imaginaire commun se trouve instantanément, qui va permettre toutes les explorations. Lepage explore, riche de mille emprunts et curieux de mille rencontres qui rendent obsolètes de nombreuses délimitations de genres, de cultures. Il ne s’agit pas de faire un grand milk-shake, mais de rapporter dans ce cadre de départ (plateau, écran) des éléments de rêve.

Tiré de JEU 88, 1998.