Après avoir traduit Spitting Slag (Slague) et Ghost Trains (Trains fantômes), toutes deux présentées à la Petite Licorne en 2008, Jean Marc Dalpé s’est attaqué à une troisième pièce du canadien Mansel Robinson: Two Rooms (II (deux)). Dans cette coproduction du Théâtre du Nouvel-Ontario et du Théâtre de la Vieille 17, Dalpé incarne Mercier, un policier canadien de race blanche qui a été charmé par une Tunisienne lors d’un voyage dans le Sahara. La jeune femme aussi a été séduite, par sa gentillesse, par son accent exotique, à tel point qu’elle a fini par émigrer au Canada. Là, on ne lui a pas permis d’exercer sa profession de médecin, et, en femme pleine de ressources, elle a monté un commerce d’artisanat, allant s’approvisionner aux quatre coins du monde.
Au début, tout allait bien, et le racisme ordinaire qui sévissait dans les vestiaires du commissariat n’atteignait pas Mercier; il balayait d’un revers de la main les blagues pas drôles sur les origines de sa femme. Et puis, il y eut les attentats du 11 septembre 2001, et avec eux, l’instauration d’un climat de suspicion généralisée à l’égard des étrangers, des musulmans en particulier, et la religion de sa femme est soudain devenue l’éléphant dans le magasin de porcelaine.
Dans ce texte, Mansel Robinson met le doigt sur un bobo qui fait mal: la paranoïa collective et l’obsession de sécurité qui règnent depuis quelques années en Occident, et qui peuvent conduire des êtres humains de prime abord inoffensifs à se transformer en loup aux abois, si consumés par la peur qu’ils acceptent l’inacceptable: la perte de certains droits et libertés, la stigmatisation de certains individus, le règne du préjugé et des idées toutes faites. Dans un tel climat, certains peuvent être présumés coupables tant qu’ils n’ont pas prouvé qu’ils étaient innocents.
C’est ce qui arrive à Maha, qui devient suspecte aux yeux mêmes de celui qui devrait l’aimer sans faillir, qui devrait la connaître assez pour ne jamais douter d’elle, qui devrait la protéger de la haine. Innocente, bien sûr, elle ne l’est pas totalement: qui donc peut se targuer de l’être? Mais ce comportement étrange dans lequel son époux voit la preuve de son appartenance à un groupe terroriste est bien plus inoffensif, banal: elle a rencontré un homme qui est devenu son amant. Le raisonnement de son époux est si corrompu qu’il refuse de la croire même quand elle avoue son incartade, persuadé qu’il est que ses voyages dans des pays suspects sont la preuve qu’elle conspire à détruire la société occidentale. «De quel bord est-elle?», se demande-t-il. Car aujourd’hui, qui n’est pas avec nous est forcément contre nous. Quand on parle de terrorisme, la nuance, le débat, les tentatives de compréhension sont exclues. Et n’importe quelle parole, n’importe quelle action, est susceptible de mettre de l’eau au moulin des suspicieux.
La traduction de Dalpé en québécois est excellente et elle fait raisonner en nous des incidents peu glorieux survenus récemment au Québec: on pense à Hérouxville, on pense au maire de Saguenay et à ses propos sur Djemila Benhabib, on pense à ces remarques xénophobes que l’on entend ici ou là, plus souvent qu’autrement, et qui font écho de manière terrifiante à ces mots de Mercier dans la pièce: «Mes préjugés, mon racisme, je les ai hérités de façon honnête (…). Je suis l’avenir.»
La mise en scène de Geneviève Pineault joue sur l’idée de clivage puisqu’elle place les acteurs côte à côte, face au public qu’ils prennent à témoin, dans ce qui ressemble à une cage (la scénographie est de Normand Thériault), métaphore de l’emprisonnement dans lequel nous placent nos idées préconçues comme de la prison dans laquelle Mercier va finir ses jours, car sa femme, il est allé jusqu’à la tuer. On pourra toutefois lui reprocher son manque d’inventivité et de relief, regrettant que la réminiscence du séjour de Mercier en Orient, l’évocation des voyages de Maha et de sa rencontre avec son amant, les moments de rapprochement du couple lors de ses rares interactions n’aient pas fait l’objet d’un traitement différent de celui des confessions parallèles de l’homme et de la femme.
Fidèle à lui-même, Dalpé incarne un homme mal dégrossi, employant une langue familière. S’il est à l’aise dans ce type de rôle, son interprétation manque ici un peu de nuance, et le couple qu’il forme avec Elkahna Talbi (aussi connue sous le nom de Queen KA) nous paraît peu crédible. Le manque de chimie qui règne entre eux lors des quelques contacts physiques ne nous aide en rien. Mais que cette histoire en particulier soit crédible ou non importe peu, car l’omnipotence de la paranoïa collective est une réalité, comme le sont les dérives qu’elle entraîne, et la pièce de Robinson démontre parfaitement les mécanismes insidieux qui se mettent en place lorsque règne la peur de l’autre (quel qu’il soit), et qui, comme le dit Maha, font que «tout le monde est une sorte de policier».
II (Deux)
Texte de Mansel Robinson (traduit par Jean Marc Dalpé)
Mise en scène par Geneviève Pineault
Une production du Théâtre de la Vieille 17, à La Licorne jusqu’au 28 septembre
Après avoir traduit Spitting Slag (Slague) et Ghost Trains (Trains fantômes), toutes deux présentées à la Petite Licorne en 2008, Jean Marc Dalpé s’est attaqué à une troisième pièce du canadien Mansel Robinson: Two Rooms (II (deux)). Dans cette coproduction du Théâtre du Nouvel-Ontario et du Théâtre de la Vieille 17, Dalpé incarne Mercier, un policier canadien de race blanche qui a été charmé par une Tunisienne lors d’un voyage dans le Sahara. La jeune femme aussi a été séduite, par sa gentillesse, par son accent exotique, à tel point qu’elle a fini par émigrer au Canada. Là, on ne lui a pas permis d’exercer sa profession de médecin, et, en femme pleine de ressources, elle a monté un commerce d’artisanat, allant s’approvisionner aux quatre coins du monde.
Au début, tout allait bien, et le racisme ordinaire qui sévissait dans les vestiaires du commissariat n’atteignait pas Mercier; il balayait d’un revers de la main les blagues pas drôles sur les origines de sa femme. Et puis, il y eut les attentats du 11 septembre 2001, et avec eux, l’instauration d’un climat de suspicion généralisée à l’égard des étrangers, des musulmans en particulier, et la religion de sa femme est soudain devenue l’éléphant dans le magasin de porcelaine.
Dans ce texte, Mansel Robinson met le doigt sur un bobo qui fait mal: la paranoïa collective et l’obsession de sécurité qui règnent depuis quelques années en Occident, et qui peuvent conduire des êtres humains de prime abord inoffensifs à se transformer en loup aux abois, si consumés par la peur qu’ils acceptent l’inacceptable: la perte de certains droits et libertés, la stigmatisation de certains individus, le règne du préjugé et des idées toutes faites. Dans un tel climat, certains peuvent être présumés coupables tant qu’ils n’ont pas prouvé qu’ils étaient innocents.
C’est ce qui arrive à Maha, qui devient suspecte aux yeux mêmes de celui qui devrait l’aimer sans faillir, qui devrait la connaître assez pour ne jamais douter d’elle, qui devrait la protéger de la haine. Innocente, bien sûr, elle ne l’est pas totalement: qui donc peut se targuer de l’être? Mais ce comportement étrange dans lequel son époux voit la preuve de son appartenance à un groupe terroriste est bien plus inoffensif, banal: elle a rencontré un homme qui est devenu son amant. Le raisonnement de son époux est si corrompu qu’il refuse de la croire même quand elle avoue son incartade, persuadé qu’il est que ses voyages dans des pays suspects sont la preuve qu’elle conspire à détruire la société occidentale. «De quel bord est-elle?», se demande-t-il. Car aujourd’hui, qui n’est pas avec nous est forcément contre nous. Quand on parle de terrorisme, la nuance, le débat, les tentatives de compréhension sont exclues. Et n’importe quelle parole, n’importe quelle action, est susceptible de mettre de l’eau au moulin des suspicieux.
La traduction de Dalpé en québécois est excellente et elle fait raisonner en nous des incidents peu glorieux survenus récemment au Québec: on pense à Hérouxville, on pense au maire de Saguenay et à ses propos sur Djemila Benhabib, on pense à ces remarques xénophobes que l’on entend ici ou là, plus souvent qu’autrement, et qui font écho de manière terrifiante à ces mots de Mercier dans la pièce: «Mes préjugés, mon racisme, je les ai hérités de façon honnête (…). Je suis l’avenir.»
La mise en scène de Geneviève Pineault joue sur l’idée de clivage puisqu’elle place les acteurs côte à côte, face au public qu’ils prennent à témoin, dans ce qui ressemble à une cage (la scénographie est de Normand Thériault), métaphore de l’emprisonnement dans lequel nous placent nos idées préconçues comme de la prison dans laquelle Mercier va finir ses jours, car sa femme, il est allé jusqu’à la tuer. On pourra toutefois lui reprocher son manque d’inventivité et de relief, regrettant que la réminiscence du séjour de Mercier en Orient, l’évocation des voyages de Maha et de sa rencontre avec son amant, les moments de rapprochement du couple lors de ses rares interactions n’aient pas fait l’objet d’un traitement différent de celui des confessions parallèles de l’homme et de la femme.
Fidèle à lui-même, Dalpé incarne un homme mal dégrossi, employant une langue familière. S’il est à l’aise dans ce type de rôle, son interprétation manque ici un peu de nuance, et le couple qu’il forme avec Elkahna Talbi (aussi connue sous le nom de Queen KA) nous paraît peu crédible. Le manque de chimie qui règne entre eux lors des quelques contacts physiques ne nous aide en rien. Mais que cette histoire en particulier soit crédible ou non importe peu, car l’omnipotence de la paranoïa collective est une réalité, comme le sont les dérives qu’elle entraîne, et la pièce de Robinson démontre parfaitement les mécanismes insidieux qui se mettent en place lorsque règne la peur de l’autre (quel qu’il soit), et qui, comme le dit Maha, font que «tout le monde est une sorte de policier».
II (Deux)
Texte de Mansel Robinson (traduit par Jean Marc Dalpé)
Mise en scène par Geneviève Pineault
Une production du Théâtre de la Vieille 17, à La Licorne jusqu’au 28 septembre