Critiques

Dom Juan_uncensored : Déficit d’attention

Il nous avait ébloui en 2010 avec Caligula_remix, une relecture inventive, personnelle et fort intelligente de la pièce de Camus. Marc Beaupré récidive cet automne en s’attaquant à un autre personnage égocentrique et épris de liberté: Dom Juan. De la pièce de Molière, il ne reste que quelques passages; de l’époque de la création, que quelques allusions; de l’auteur, que des fragments de vie. Comme pour Caligula, Beaupré s’est détaché à la fois du texte et de la structure narrative, plus soucieux de faire émerger de la représentation une personnalité et son mode de pensée.

Son histoire, c’est Dom Juan (David Giguère) lui-même qui nous la raconte, sur le ton de l’autodérision, tel un adolescent hyperactif que rien ne peut atteindre et qui ne prend rien au sérieux. Il va des platines au micro, gesticule, se parodie lui-même, et prend à témoin la sténographe judiciaire qui retranscrit ses paroles en direct et les publie sur Twitter. Durant toute la représentation, des tweets sont ainsi projetés sur le mur du fond, mélange de citations des personnages, de réflexions du twitteur officiel qui nous est présenté au début de la représentation, et de commentaires des spectateurs qui – une fois n’est pas coutume – sont invités à laisser leur téléphone intelligent allumé et à l’utiliser pendant le spectacle pour y apporter leur grain de sel.

Malheureusement, vu le débit effréné de Dom Juan, il est difficile, et peu de spectateurs s’y risquent, d’exploiter l’option qui nous est offerte de commenter l’action ou la personnalité des protagonistes sous peine de perdre de gros morceaux du spectacle. Par ailleurs, le twitteur officiel, assis sur le côté, se contente de publier des tweets préenregistrés, sans jamais interagir avec les quelques audacieux qui utilisent le mot-clic #djxxx. En invitant Twitter sur scène, Beaupré souhaitait-il faire un parallèle entre le narcissisme de Dom Juan et le nôtre, nous qui utilisons parfois (ou souvent!) les réseaux sociaux comme support de notre nombrilisme? Ou était-ce simplement pour lui un outil de déconstruction de la narration? Ou bien l’anachronisme ainsi créé faisait-il écho au fait que le mythe de Dom Juan transcende les époques? Quoi qu’il en soit, les possibilités offertes par cette idée de prime abord séduisante semblent sous-exploitées.

Dans ce procès pris en note par la sténographe, Dom Juan est à la fois l’accusé, le témoin, le juge et les jurés. Constamment éparpillé, butinant comme tout libertin qui se respecte, il est ramené dans sa propre histoire par les autres personnages qui, pour le confronter à ses méfaits, replacent l’action où ils le veulent afin de servir au mieux leur objectif, finissant eux aussi par dicter à la sténographe leurs chefs d’accusation et la sentence qu’ils exigent, dans une sorte de duel twitté avec celui qui résiste à leurs pressions.

Dom Juan refuse que quiconque entrave sa liberté d’action et ne cesse de transgresser les règles de son époque. Marc Beaupré, lui, semble avoir mis la transgression au coeur de sa mise en scène: il brise le quatrième mur, il mélange le Dom Juan de Molière à celui de Mozart, il introduit des personnages historiques dans la fiction, il mêle les époques, il invente des fins alternatives, il met les mots de certains personnages dans la bouche des autres, et il invite la fiction à envahir le réel (puisque tout le monde peut lire les mots de Dom Juan sur Twitter).

Si tout a manifestement été soigneusement orchestré (la sténographe va jusqu’à changer régulièrement la photo du compte Twitter de Dom Juan), la représentation reste la somme de ses différents éléments, sans parvenir à former un tout cohérent, le cabotinage et les ruptures dans la narration provoquant chez le spectateur un déficit d’attention qui, s’il est un amusant clin d’oeil à ce Twitter omniprésent, ne sert pas le spectacle.

Le bât blesse également du côté de la direction d’acteurs, Dona Elvire (Geneviève Boivin-Roussy) et particulièrement la mère de Dom Juan (Marie-France Marcotte) adoptant un ton tragique qui détonne. De son côté, David Giguère, s’il donne généreusement de sa personne, souffre d’un déficit d’articulation récurrent. L’impression générale que l’on conserve au sortir de la salle, c’est que le metteur en scène a renoncé à nous montrer ce qui, au-delà de son égoïsme forcené, fait la grandeur du personnage de Dom Juan, en le transformant en ti-cul agité et irritant.

 

Dom Juan_uncensored
Adaptation du texte de Molière et mise en scène par Marc Beaupré
Une production Terre des Hommes
Au Théâtre de la Chapelle jusqu’au 10 novembre