Critiques

Pour un oui ou pour un non : La signifiance de l’insignifiant

© Thomas Corriveau

Pour un oui ou pour un non est sans doute la pièce la plus jouée de l’auteure française d’origine russe Nathalie Sarraute, mais elle n’avait jamais été montée dans la métropole. Sa représentation sur nos scènes remonte à la version du Français Jacques Lassalle, présentée en 1999 dans le cadre du FTA. Il était temps qu’une compagnie québécoise s’y attaque, ici le Théâtre Galiléo, à qui l’on doit également Malaussène au théâtre (2006) et Kamo, l’idée du siècle (2010), de Daniel Pennac.

Dans ce brillant dialogue où les non-dits ont autant d’importance – sinon plus – que les mots eux-mêmes, deux hommes se penchent sur ce qui fait leur amitié, ou plus précisément ce qui la rend impossible.

Ils se côtoient pourtant depuis longtemps, et on pourrait croire que rien ne viendra se mettre en travers de leur relation, encore moins une broutille comme celle qui est brandie par H2 – les personnages de Sarraute ne sont pas nommés, ce qui en dit long sur le peu d’importance qu’elle accorde aux individus en tant que tels, pour ce concentrer sur ce qu’ils disent –, incarné par Vincent Magnat, pour justifier à H1, joué par Marc Béland, sa récente prise de distance. C’est que H1 lui a répondu «C’est bien ça…» de manière condescendante lorsqu’il lui a fait part de l’un de ses récents succès. Aux griefs de l’un répond l’incompréhension maladroite de l’autre, et, progressivement, les vieilles rancoeurs font surface et l’amitié se fissure.

H1 est rigoureux, a une vie sociale et familiale bien établie, la capacité de mettre des noms sur tout. H2 vit reclus, dans un monde poétique, et a de la difficulté à nommer. Ce qui représente la stabilité et la sécurité pour H1 est perçu comme une cage, un enfermement par H2. Quant à la liberté de H2, elle est vécue par H1 comme un flou, une inconsistance insupportables. L’un représente le pôle du langage, l’autre celui de la sensation.

L’originalité de la pièce est de montrer comment chacun, tout en décriant l’univers de l’autre, y aspire. Ainsi, H1 et H2 peuvent être perçus comme deux opposés irréconciliables ou comme les deux revers d’une même médaille, les deux pôles de la personnalité en contradiction dans chaque individu. La fin de la pièce, d’ailleurs, ne résout rien (pas plus que l’unique scène où des voisins, interprétés par François Trudel et Julie St-Pierre, sont pris à témoin), et semble plutôt montrer que ces deux positions sont complémentaires comme peuvent l’être le oui et le non. Marc Béland et Vincent Magnat, sous la direction de Christiane Pasquier, font bien ressortir cette ambivalence, ce balancement entre le rejet et l’attirance pour le monde de l’autre. L’ensemble de leur prestation est impeccable, comme l’est la mise en scène d’une grande précision de Pasquier, qui n’est pas sans rappeler la rigueur dont elle fait preuve en tant que comédienne, notamment sous la direction de Denis Marleau.

La pièce peut être perçue comme un drame psychologique sur l’amitié ou comme un logodrame. La progression vient du dialogue, du jeu sur les mots et non de l’action. Sarraute montre la difficulté de nommer le ressenti, d’exprimer ce qui peut n’être pour nous qu’une impression fugace, à la limite de l’inconscient,  mais pourtant porteuse d’une grande complexité. Ce sont les non-dits, les sous-entendus, ce qui se tisse entre les mots qui sont la source des malentendus, qui minent les relations humaines. H1 a-t-il vraiment tendance à rompre « pour un oui ou pour un non », c’est à dire pour des raisons insignifiantes, ou bien n’est-ce pas plutôt sa difficulté à exprimer sa pensée qui donne cette impression, et l’énormité de ce qui est sous-tendu par les insignifiances ne justifie-t-elle pas pleinement la rupture?

La scénographie de Geneviève Lizotte, un espace vide avec un fauteuil, est à l’image des personnages de Sarraute, des entités indéfinies, dont on ne connaît ni le passé ni la situation actuelle, qui ne sont au fond que les supports du langage. Au fond de la scène se trouvent deux écrans sur lesquels se meuvent des personnages animés ressemblant fortement aux deux comédiens principaux (création de Thomas Corriveau), qui représentent les élans intérieurs inconscients de H1 et H2 (on voit par exemple les personnages animés se bousculer, ou l’un d’eux saisir une batte de criquet tandis que les échanges verbaux restent relativement courtois). Ils font ainsi intelligemment le lien avec les idées de l’auteure sur les tropismes, ces mouvements intérieurs tenus, presque insensibles, déclenchés par le présence et les mots d’autrui qui « glissent très rapidement au seuil de notre conscience » (Le Gant retourné).

Pour un oui ou pour un non

Texte : Nathalie Sarraute. Mise en scène : Christiane Pasquier. Scénographie : Geneviève Lizotte. Bande son : Jean Derome. Lumières : Anne-Marie Rodrigue Lecours. Avec Marc Béland, Vincent Magnat, Julie Saint-Pierre, François Trudel. Une production du Théâtre Galiléo présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 9 février 2013.