Critiques

Cinq visages pour Camille Brunelle : Et moi, et moi, et moi…

Notre époque est narcissique, ce n’est pas une nouveauté. Sociologues, écrivains, chroniqueurs, ils sont nombreux à avoir déjà abordé le sujet, et à avoir mis en relief le rôle joué par les médias sociaux dans l’exacerbation de cette tendance et de notre propension à l’autofiction.

Dans sa pièce publiée aux éditions Leméac sous le titre Nous voir nous, que le metteur en scène Claude Poissant a renommée Cinq visages pour Camille Brunelle, Guillaume Corbeil fait plus que décortiquer celle que l’on pourrait appeler la génération Facebook, en créant une forme dramaturgique férocement efficace directement inspirée de la façon dont nous nous exprimons sur les réseaux sociaux. Le tout ressemble à une gigantesque énumération où toutes les phrases de tous les personnages commencent soit par « j’aime », soit par « j’ai vu », soit par « j’ai lu », soit par « je connais ». S’ensuit la description d’une soirée dans un bar par le menu détail au moyen de photos : « Moi qui descends de la voiture // Moi qui grimace // Moi qui ris en regardant la photo de ma grimace // Le doorman // La file au vestiaire // Enfin mon tour // Moi qui jase avec le barman, etc. ». Jusqu’ici, tout paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes : les cinq personnages (anonymes, il va sans dire) sont jeunes, beaux, cultivés, insouciants, hédonistes. Et puis soudain, le vernis craque, et les fissures de leurs existences apparaissent : l’un se drogue, l’autre se prostitue, un troisième vole et ment, une autre est alcoolique, etc. La descente aux enfers est à l’image du reste : dans la surenchère. Toutefois, on ne sombre jamais dans le pathos, et le propos central n’est pas perdu de vue.

Il faut le dire, Corbeil a réussi un coup de maître et offre, derrière une succession de phrases en apparence banales et sans substance, une redoutable analyse sociale. Tout y est: la construction de toutes pièces d’un personnage public qui se trouve à 100 lieues de notre personnalité privée; la superficialité des relations interpersonnelles; l’absence totale de conversations de fond; l’esprit de compétition; la surexposition d’une forme artificielle d’intimité; le «name droping»; l’incursion du consumérisme jusque dans le lien affectif; l’engagement désengagé qui donne bonne conscience; le besoin de validation externe; l’accélération temporelle; la solitude et la détresse causés par le manque de sens et de liens… le tout avec humour et à un rythme implacable.

La mise en scène de Claude Poissant possède un caractère délicieusement ironique qui enrichit le texte en plus de le servir à merveille. Ainsi, les personnages s’expriment sans émotion (à la manière d’un statut Facebook auquel on aurait pas ajouté d’émoticône), prennent des poses et exécutent de petites danses un tantinet ridicule. Au fond de la scène défilent des photos citées par les personnages, qui cèdent progressivement la place à des images évoquant la réalité trouble qui se cache derrière le tissu de mensonges nécessaire à la fabrication d’un soi grandiose et enviable.

Voilà une pièce qu’il ne faut pas rater.

 

Cinq visages pour Camille Brunelle
De Guillaume Corbeil
Mise en scène par Claude Poissant
Une production du Théâtre PAP
À l’Espace GO jusqu’au 23 mars 2013