Critiques

Le 20 novembre : Un désespoir infini dans une lumière crue

© Yanick Macdonald

La rencontre entre le tueur et nous a eu lieu. Dans une fougue contenue, Christian Lapointe se glisse dans la peau de Sebastian Bosse, l’Amoklaufer, le tireur fou qui a livré au public quantité d’information sur le cheminement de sa pensée, sur le délitement de son cerveau: une vidéo, un journal écrit, un message de suicide… Lapointe, boule compacte incendiaire assis sur une chaise, attend que le public s’asseye. Mais les lumières ne s’éteignent pas. Il n’y a pas de transition vers le théâtre, nous sommes dans le même continuum, la lumière reste crue et le comédien s’adresse directement à nous, inquisiteur, rivant son regard dans celui de chaque spectateur. Lars Norén a tout juste prélevé dans le journal original de Bosse (accessible encore en intégral sur le Web), l’essentiel du texte. Il en garde le ton, les propos décousus, la saveur inquiétante, où se décryptent la haine, le désespoir profond et l’inéluctable descente aux enfers.

Brigitte Haentjens nous invite, dans une froideur déroutante, à écouter ce que le jeune dément, terriblement lucide, a à dire, elle nous invite à suivre sa course vers la gloire, sa soif de vengeance, ses propos déraisonnables, sa confusion croissante. Il y a dans ce dispositif – des gradins maintenus dans une lumière de fluorescents d’un bout à l’autre de la salle, comme dans un amphithéâtre scolaire – une mise à nu éprouvante. Il nous faut alors prendre la mesure d’un étourdissant voyage vers la tuerie. Car la tuerie, annoncée comme un nettoyage du monde, devient propos banal, avec la multiplication des événements violents. Phénomène étatsunien devenu maintenant universel.

La posture dramatique de Norén s’affirme ici encore une fois, dans ce rapport immédiat avec le public. Le voile transparent du quatrième mur risque à chaque instant de se fissurer dans le regard accusateur de Lapointe. Puisque le texte joue sur la culpabilité remise sur l’autre, puisque selon Bosse, ce sont les années de vexations subies dans la famille et l’école qui l’ont démoli, puisque le mal vient de la société, c’est donc la société qui est responsable de tout et partant de sa propre destruction. En sacrifiant l’un de ses membres, elle se sacrifie elle-même dans son entier. Le rapport entre individu et société est ici poussé à son paroxysme.

La fragilité de cette pièce repose pareillement sur ce rapport entre le comédien et le public. Comment s’adresser à lui sans le plonger dans l’inconfort total, comment le secouer sans se l’aliéner? Comment manifester pour le public, ici représentant de la société, une accusation non voilée qui ne devienne pas une condamnation? Comment offrir à la fois de la violence et de la compassion, envers cette société, dont je suis un membre à part entière? Car, on le voit, la condamnation de la société conduit à la condamnation de soi-même.

Christian Lapointe relève ce défi avec une force remarquable. Il sera vindicatif et apaisant, il sera tour à tour accusateur et introspectif, il s’en prend violemment à ses camarades, ses professeurs, mais confirme son amour envers sa famille. Si à quelques reprises on peut reprocher au comédien d’avoir personnalisé ses attaques, d’avoir franchi la ligne qui sépare la provocation de la confrontation, il reste que dans l’ensemble le pari est relevé. Lapointe, après l’Outrage au public présenté récemment au Mois Multi, renoue avec son intention d’ébranler ce public, de l’amener vers des dimensions qui refusent le divertissement. La ligne est fine entre le spectacle et l’inclusion du spectateur dans le discours social, ce projet d’intimité avec le tueur fournit un bel exemple que cela pourtant se peut. Une pièce rugueuse. Cœur tendre s’abstenir.

Le 20 novembre

Texte: Lars Norén. Traduction: Katrin Ahlgren. Mise en scène: Brigitte Haentjens. Dramaturgie: Mélanie Dumont. Scénographie: Anick La Bissonnière. Éclairages: Claude Cournoyer. Costume: Yso. Maquillage et coiffure: Angelo Barsetti. Avec Christian Lapointe. Au Studio d’essai de Méduse jusqu’au 9 mars 2013. Au Centre national des Arts (Ottawa) du 12 au 16 mars 2013.