Critiques

Empreintes : Une affaire de vie et de mort

Maxime Côté

L’expression «faiseuse d’anges», qui désigne une personne procédant à des avortements de façon clandestine, a quelque chose de suranné. Au premier abord du moins. Certes l’avortement a été décriminalisé au Québec et au Canada il y a vingt-cinq ans; en France, c’était il y a trente-huit ans. Une génération nous sépare de celles qui ont lutté contre leur famille, leur société, la religion pour essayer de vivre un choix de vie difficile: celui de se faire avorter. Une seule génération, c’est à la fois beaucoup et très peu. C’est entre autres ce qui a décidé Geneviève L. Blais à récolter les témoignages d’une cinquantaine de femmes ayant avorté. Saisir leurs paroles vives pour les mettre en scène revient à rendre hommage à ces nombreux combats douloureux.

Si le spectacle Empreintes rappelle ce pan souvent tu de l’histoire des femmes, il présente aussi les traces qu’un tel choix laisse d’une façon ou d’une autre. Les témoignages recueillis permettent de sentir comment l’avortement est une expérience complexe et totale, tout en rappelant son importance politique et éthique. Il suffit de passer au coin des boulevards Saint-Joseph et Saint-Laurent à Montréal pour rencontrer la ferveur de militants pro-vie et s’arrêter discuter pour comprendre que cette liberté acquise rencontre encore des résistances.

Dans Empreintes, la grossesse non désirée est abordée comme un drame intime, plus ou moins partageable en couple ou en famille. Une expérience complexe et difficile, qui ramène les sept femmes en scène à des questions essentielles, simples et existentielles à la fois, ce que la scénographie du sculpteur Jean Brillant souligne finement par ses matériaux bruts et ses lignes épurées. Aux témoignages recueillis sont ajoutés des extraits de L’Evénement, roman autobiographique d’Annie Ernaux, paru en 2000 et relatant l’avortement qu’elle a subi en 1963, ainsi que d’autres passages adaptés librement d’Expulsion de Luis de Miranda et Hélène Delmotte. Ce collage réalisé par la metteure en scène met en tension des parcours anonymes, à la frontière entre la fiction, le vécu des comédiennes, les témoignages recueillis et celui d’Annie Ernaux, livré par Paule Baillargeon dont la pudeur est poignante.

La présence d’une tortue aquatique sur le plateau évoque la façon dont elle abandonne ses œufs sur la plage où elle les a pondus. De la même manière, ces femmes vont se détacher de la présence des embryons de vie qu’elles portent et qui, dans leur cas, ne naîtront pas. Les femmes en scène présentent dans un rapport frontal leurs diverses impressions et réflexions, depuis leur absence de menstrues jusqu’à leur vie après l’avortement. Mais, le déroulement chronologique commun et la frontalité tendent à homogénéiser les étapes qu’elles traversent et à atténuer leurs différentes réactions, sans qu’elles constituent pour autant un choeur. De plus, la mise en scène limite la résonnance du corps, qui aurait pu être plus manifeste et tangible, d’autant que le corps ne cesse d’être mentionné dans tous ses états, ses composantes et ses bouleversements. Bien qu’une danseuse soit au nombre des comédiennes, les corps n’ont pas la prépondérance, la fougue et la densité que les témoignages leur donnent.

Empreintes traite l’avortement comme une «expérience totale» de vie et de mort en même temps, ce qu’explique Annie Ernaux. On le comprend très bien dans les paroles offertes, cependant on aimerait éprouver davantage ces sensations extrêmes. Il reste que ce spectacle montre avec justesse qu’avorter, c’est toujours choisir une vie, la sienne propre. Et que ce choix est inaliénable.

Empreintes

Collage, adaptation et mise en scène: Geneviève L. Blais. Texte tiré de témoignages et d’extraits des romans L’événement d’Annie Ernaux et d’extraits librement adaptés de Expulsion de Luis de Miranda et Hélène Delmotte. Scénographie: Jean Brillant. Costumes: Fruzsina Lanyi. Musique: Jimmie Leblanc. Éclairages: Lucie Bazzo. Avec Paule Baillargeon, Kathleen Aubert, Victoria Diamond, Isabelle Guérard, Nico Lagarde, Eugénie Beaudry et Estelle Richard. Une production du Théâtre à corps perdus. À la Chapelle jusqu’au 5 mai 2013.

Cyrielle Dodet

À propos de

Enseignante à l’Institut d’Études théâtrales et au Département de médiation culturelle de Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ses recherches portent sur les relations intermédiales entre littérature et scène.