C’est le Carmina Slovenica, chœur slovène d’une quarantaine de jeunes filles venant de Malibor, que le compositeur allemand Heiner Goebbels met en voix et en scène dans sa nouvelle création présentée en Europe depuis l’automne 2012. Le titre issu d’un chant traditionnel slovène renvoie au cycle des saisons et au temps qui passe. Si le titre suggère un paysage anthropomorphisé, dans le spectacle la réciproque est démentie. Les jeunes filles résistent, elles, à toute tentative de réduction à leur «nature». Elles refusent d’être perçues comme un paysage soumis à bien des contraintes. Elles ont entre 11 et 20 ans et grâce à leurs voix, leurs chants et leurs corps, elles inquiètent la scène par leurs jeux insolents.
De façon incidente, ce spectacle tant théâtral que musical fait référence aux changements politiques, sociaux et culturels qu’a vécus la Slovénie ces dernières décennies. Une petite fille en uniforme bleu, portant un pain sous le bras, n’est pas sans rappeler l’iconographie du régime yougoslave. Si le folklore musical slovène est omniprésent, allant de chansons médiévales traditionnelles aux chants de partisans de Tito, les paroles ne sont pas traduites. À ce folklore s’ajoutent les musiques empruntées à Johannes Brahms, Arnold Schönberg, Sarah Hopkins ou composées par Heiner Goebbels lui-même. Elles constituent une variété qui rend cette création singulière. De plus, Heiner Goebbels propose un collage de textes en anglais, dans la continuité de ses recherches menées depuis vingt ans. Des bribes non-chantées de textes de Gertrude Stein, Jean-Jacques Rousseau, Alain Robbe-Grillet et Adalbert Stifter rythment les séquences et créent échos et dissonances.
Les jeunes filles nous mènent dans un voyage éclectique, fort surprenant. Qu’elles remuent sans vergogne quarante chaises ou singent «la femme fatale» à renfort de perruques blondes et d’une chorégraphie finement parodique, leurs actes ne cessent d’osciller entre les clichés inflexibles de l’innocence enfantine et toutes les résistances qu’elles opposent au monde qui attend d’elles tant de choses. «À quoi rêvent les jeunes filles? – Au couteau et au sang»: cette phrase d’Alain Robbe-Grillet souligne l’étrangeté violente de ce spectacle, où la tempête guette. Certes, de rêver à agir, il y a un pas. Mais, ne le franchiraient-elles pas? Les lumières accentuent cette hésitation essentielle. Les quarante jeunes filles agencent le plateau et changent de tenues comme bon leur semble. Pourvu qu’elles jouent, qu’elles se dérobent et qu’elles inquiètent. Au mépris des traditions et des convenances, elles dépècent leurs peluches, créant des nuages de mousse à partir de leur garniture. Nulle provocation gratuite, mais l’affirmation d’une grande liberté.
Si des monologues, des passages en groupe restreint et des effets de chœur s’entremêlent, c’est surtout la formation en chœur qui permet à ces jeunes filles de se soustraire allègrement aux attentes de la société, représentée sous les traits d’une baby-sitter, d’une mère ou de voix-off non spécifiées. Ce chœur, si massif et imprévisible, forme une «multitude», au sens où l’entend Antonio Negri, dans son ouvrage Inventer le commun des hommes publié chez Bayard en 2010. Pour le philosophe italien, la multitude est un ensemble de singularités qui échappent au regard normatif cherchant à les saisir et à les définir. C’est une potentialité puissante sur les plans esthétique et politique: c’est «la force non formée de la vie». Quel plaisir de suivre cette multitude rassasier ses envies, agir pleinement, aller au bout de ses jeux, s’exprimer pleinement de façon sensée et insensée. When the mountain changed its clothing propose un univers grinçant, très riche et raffiné artistiquement, qui réjouit autant qu’il trouble. De quoi s’en donner à cœur joie!
When the mountain changed its clothing
Textes: Jean-Jacques Rousseau, Joseph Eichendorff, Adalbert Stifter, Gertrude Stein, Alain Robbe-Grillet, Marlen Haushofer, Marina Abramovic et Ian McEwan. Mise en scène: Heiner Goebbels. Une production de Ruhrtriennale. Aux Halles de Schaerbeek (Bruxelles), à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts, du 4 au 6 mai 2013. Au Grand Théâtre de Luxembourg les 10 et 11 mai 2013. En anglais, avec surtitres français et allemand.
C’est le Carmina Slovenica, chœur slovène d’une quarantaine de jeunes filles venant de Malibor, que le compositeur allemand Heiner Goebbels met en voix et en scène dans sa nouvelle création présentée en Europe depuis l’automne 2012. Le titre issu d’un chant traditionnel slovène renvoie au cycle des saisons et au temps qui passe. Si le titre suggère un paysage anthropomorphisé, dans le spectacle la réciproque est démentie. Les jeunes filles résistent, elles, à toute tentative de réduction à leur «nature». Elles refusent d’être perçues comme un paysage soumis à bien des contraintes. Elles ont entre 11 et 20 ans et grâce à leurs voix, leurs chants et leurs corps, elles inquiètent la scène par leurs jeux insolents.
De façon incidente, ce spectacle tant théâtral que musical fait référence aux changements politiques, sociaux et culturels qu’a vécus la Slovénie ces dernières décennies. Une petite fille en uniforme bleu, portant un pain sous le bras, n’est pas sans rappeler l’iconographie du régime yougoslave. Si le folklore musical slovène est omniprésent, allant de chansons médiévales traditionnelles aux chants de partisans de Tito, les paroles ne sont pas traduites. À ce folklore s’ajoutent les musiques empruntées à Johannes Brahms, Arnold Schönberg, Sarah Hopkins ou composées par Heiner Goebbels lui-même. Elles constituent une variété qui rend cette création singulière. De plus, Heiner Goebbels propose un collage de textes en anglais, dans la continuité de ses recherches menées depuis vingt ans. Des bribes non-chantées de textes de Gertrude Stein, Jean-Jacques Rousseau, Alain Robbe-Grillet et Adalbert Stifter rythment les séquences et créent échos et dissonances.
Les jeunes filles nous mènent dans un voyage éclectique, fort surprenant. Qu’elles remuent sans vergogne quarante chaises ou singent «la femme fatale» à renfort de perruques blondes et d’une chorégraphie finement parodique, leurs actes ne cessent d’osciller entre les clichés inflexibles de l’innocence enfantine et toutes les résistances qu’elles opposent au monde qui attend d’elles tant de choses. «À quoi rêvent les jeunes filles? – Au couteau et au sang»: cette phrase d’Alain Robbe-Grillet souligne l’étrangeté violente de ce spectacle, où la tempête guette. Certes, de rêver à agir, il y a un pas. Mais, ne le franchiraient-elles pas? Les lumières accentuent cette hésitation essentielle. Les quarante jeunes filles agencent le plateau et changent de tenues comme bon leur semble. Pourvu qu’elles jouent, qu’elles se dérobent et qu’elles inquiètent. Au mépris des traditions et des convenances, elles dépècent leurs peluches, créant des nuages de mousse à partir de leur garniture. Nulle provocation gratuite, mais l’affirmation d’une grande liberté.
Si des monologues, des passages en groupe restreint et des effets de chœur s’entremêlent, c’est surtout la formation en chœur qui permet à ces jeunes filles de se soustraire allègrement aux attentes de la société, représentée sous les traits d’une baby-sitter, d’une mère ou de voix-off non spécifiées. Ce chœur, si massif et imprévisible, forme une «multitude», au sens où l’entend Antonio Negri, dans son ouvrage Inventer le commun des hommes publié chez Bayard en 2010. Pour le philosophe italien, la multitude est un ensemble de singularités qui échappent au regard normatif cherchant à les saisir et à les définir. C’est une potentialité puissante sur les plans esthétique et politique: c’est «la force non formée de la vie». Quel plaisir de suivre cette multitude rassasier ses envies, agir pleinement, aller au bout de ses jeux, s’exprimer pleinement de façon sensée et insensée. When the mountain changed its clothing propose un univers grinçant, très riche et raffiné artistiquement, qui réjouit autant qu’il trouble. De quoi s’en donner à cœur joie!
When the mountain changed its clothing
Textes: Jean-Jacques Rousseau, Joseph Eichendorff, Adalbert Stifter, Gertrude Stein, Alain Robbe-Grillet, Marlen Haushofer, Marina Abramovic et Ian McEwan. Mise en scène: Heiner Goebbels. Une production de Ruhrtriennale. Aux Halles de Schaerbeek (Bruxelles), à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts, du 4 au 6 mai 2013. Au Grand Théâtre de Luxembourg les 10 et 11 mai 2013. En anglais, avec surtitres français et allemand.