Critiques

26 lettres : Puissant abécédaire

Arrivée en avance, même si, une fois encore, j’ai pris la mauvaise sortie et me suis baladée dans le quartier, j’ai été immédiatement conquise par l’atmosphère qui régnait. Des sourires qui fusent, des auteurs qui discutent avec d’autres, des passionnés qui attendent l’entrée en salle en lisant une pièce de théâtre au soleil, d’autres qui piétinent devant le comptoir de la billetterie dans l’espoir de se voir attribuer un billet. J’avais oublié combien on se sent bien aux Écuries, combien on aurait envie de jouer au babyfoot, même si le jeu nous indiffère entièrement, mais surtout de se laisser avaler par un des fauteuils et lire une pièce que l’on aurait piochée dans la petite mais dense librairie, d’un seul souffle, en sirotant un verre.

Vers 20h25, presque une demi-heure après l’heure prévue donc, certains ont commencé à applaudir dans la salle, de façon plus ludique qu’agressive. Quelques instants plus tard, les deux codirecteurs artistiques, Marcelle Dubois et Geoffrey Gaquère, sont montés sur scène, nous livrer un mot de bienvenue tout sauf engoncé, dans lequel se sont juxtaposés le rire franc et les interrogations identitaires. Stéphane Crête, soutenu par Sarah Berthiaume, a ensuite livré son texte conçu à partir de la centaine de mots achetés lors de la campagne de microdons : une page surréaliste, pourtant d’une grande cohérence. Un prélude inspirant à ce qui suivrait… La salle était si bondée que certains avaient envahi les marches, notamment Geoffrey Gaquère, que j’ai pris plaisir à entendre rire ou s’exclamer, à moins d’un mètre de moi, tout au long de la soirée.

Olivier Choinière avait confié à chaque auteur un mot en perte de sens, qui pouvait être réhabilité, mis à mort ou redéfini, dans une lettre, adressée à une personnalité, réelle ou fictive. (Chapeau à Annick Lefebvre, qui avait hérité de «Q pour pays», qui a destiné la sienne à des personnages de théâtre, peut-être mieux à même de réveiller le peuple.) De «artiste» (que Choinière s’était réservé, et qu’il n’épelait pas artiiiiiste, Dieu soit loué) à «zen» (un désopilant numéro de Fabien Cloutier), nous sommes passés par toute la gamme des émotions. Les lettres ont été parfois vindicatives (Michel Marc Bouchard pour «humain» et Philippe Ducros pour «démocratie», deux textes qui faisaient froid dans le dos), parfois décalées («naturel» que Fanny Britt souhaitait remplacer par «Dove» et «fun», qui prenait une tout autre dimension, une fois manipulé par Catherine Léger), nostalgiques («moderne» de David Paquet ou «information» de Marie-Hélène Larose-Truchon, une lettre à Bernard Derome qui, sous ses apparences d’hommage, ne manquait pas de grinçant).

Larry Tremblay («éducation», une lettre à Malala, cette étudiante pakistanaise attaquée par les talibans parce qu’elle milite pour l’éducation des filles) et Carole Fréchette («révolution», une missive à ses petits-enfants pas encore nés) nous ont rappelé qu’ils étaient des grands, Christian Lapointe («liberté») qu’il n’a aucune intention de se taire, Julie Vincent («sacré») que certains mots ont perdu leur sens premier. François Archambault («utopie») a souligné que la bonté existe, Camille Roy (lauréate l’année dernière du Prix de l’Égrégore) dit autrement que la jeunesse ne se compte pas en nombre d’années, Sarah Berthiaume nous a proposé une solution simple pour se sortir de la crise. Anne-Marie Olivier a révisé notre définition du «terroriste» (lettre à un abonné qui se transforme un véritable brulot). Dans le registre opposé, Dany Boudreault a rendu un vibrant hommage à sa professeure de français du secondaire avec «poésie». Elle pleurera sans aucun doute en recevant ce billet doux.

Vingt-six lettres, vingt-six univers, vingt-six paroles distinctes, qui nous permettent de croire que, porté par de telles voix, le théâtre québécois ne s’enlisera pas de sitôt. Tiens, je serais tentée d’utiliser une autre expression devenue galvaudée pour vous résumer la soirée: «Vous avez raté quelque chose.» C’est à prendre… au pied de la lettre!

Le Festival du Jamais Lu se poursuit jusqu’au 10 mai 2013.

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.