Critiques

L’Heureux et Sylvestre entre héritage et explosion

C’était la deuxième soirée du Jamais Lu. Toujours cette même ambiance décontractée. La salle est pleine. Les gens sont beaux. Les directeurs artistiques Marcelle Dubois et Geoffrey Gaquère montent sur scène pour un discours de bienvenue, tentent quelques blagues qui tombent à plat, s’en amusent et, du coup, provoquent l’hilarité générale. On est bel et bien au Jamais Lu. Il y aura deux textes lus ce soir.

Rêvé pour l’hiver, de Lisa L’Heureux, dans une mise en lecture de Pierre Antoine Lafon Simard, croise les voix de trois personnages en crise, à différentes époques. Ils sont d’une même famille et les gestes des uns auront des répercussions sur les vies des autres, à quelques années de distance.

Les années 60 : Bernard (Dany Boudreault) se défait de l’emprise de la religion catholique sans pouvoir tout à fait s’y soustraire, ayant trouvé l’amour dans un contexte liturgique. Sa blessure amoureuse, à un âge précoce, fait de lui le personnage le plus proche de Rimbaud, dont le poème sensuel Rêvé pour l’hiver a inspiré l’auteure.

Puis on croise Valérie (Larissa Corriveau), dans les années 80, en rébellion contre une famille dans laquelle elle manque d’air. Dans le coin droit, Arthur (Victor Andres Trelles Turgeon), le fils de Valérie, recolle les morceaux d’une houleuse relation mère-fils au chevet de son lit d’hôpital. La pièce propose une réflexion (embryonnaire) sur la filiation et sur l’héritage. Intimiste, elle tente toutefois de s’ancrer dans un regard social sur les générations : d’une génération se libérant des codes d’une société traditionnelle jusqu’à une génération en totale perte de repères (celle d’aujourd’hui), en passant par la génération colérique des années 80, qui se sent écrasée par la liberté dans laquelle a évolué la génération précédente.

Par le filtre de l’intimité, par l’entremise de drames familiaux, c’est une partie de l’histoire collective qui est transmise. On suppose que l’auteure aura l’occasion d’affiner cet aspect du texte, qui m’a semblé très parcellaire, toujours en chantier ouvert. De même que les parallèles avec l’oeuvre de Rimbaud, qui sont très minces pour l’instant et qui, pourtant, auraient pu éclairer fortement l’oeuvre. C’est aussi et surtout ça, le Jamais Lu : une occasion rare d’entendre des écritures en devenir.

Court entracte. Les verres de vin se remplissent. L’éclairage se modifie légèrement sur scène pour accueillir une enviable brochette d’acteurs : Jean-Philippe Baril-Guérard, Francis Ducharme, Kathleen Fortin, Béatrice Picard et Hubert Proulx, dirigés par Bruno Dufort. Ils donnent vie à la fable post-apocalyptique d’Olivier Sylvestre, Les étoiles apparaissent.

Une ville. Une explosion. Dans un immeuble à logements, deux hommes vivent un amour passionnel jusqu’à ce que la détonation crée entre eux une brèche, une indélogeable fissure. À l’étage inférieur, une femme esseulée cherche à entrer en contact avec son prochain mais révèle au coeur de la nuit de sombres pulsions. Dans les rues dévastées, une vieille femme livre sa sagesse et un mystérieux voleur sonde les âmes égarées à la recherche d’une satisfaction inconnue.

Une oeuvre chorale, qui se dévoile par petites touches, posant doucement la question de la responsabilité de l’homme dans sa finitude annoncée. En arrière-plan, les personnages évoquent l’imposant supermarché où, pour les uns, tout a commencé et où, pour les autres, le vertige les a happés. Se déploie ainsi une réflexion sur le monde consumériste, sur la vie en rangées que nous menons sans trop tenter de nous rencontrer. Sur l’absence de vie collective, que l’explosion semble réanimer délicatement, sans véritablement y parvenir. Ces vies isolées, sans point de rencontre, mèneront-elles à notre fin ? J’ose espérer que non. Et ce texte, qui insiste sur les étoiles qui illuminent le ciel ravagé, est traversé du même espoir. Même s’il s’égare un peu dans l’anecdote et que son propos mériterait d’être un peu mieux circonscrit..

Rêvé pour l’hiver

Texte : Lisa L’Heureux. Mise en lecture : Pierre Antoine Lafon Simard. Avec Dany Boudreault, Larissa Corriveau et Victor Andres Trelles Turgeon. Aux Écuries, à l’occasion du Festival du Jamais Lu, le 4 mai 2013.

Les étoiles apparaissent

Texte : Olivier Sylvestre. Mise en lecture : Bruno Dufort. Avec Jean-Philippe Baril-Guérard, Francis Ducharme, Kathleen Fortin, Béatrice Picard et Hubert Proulx. Aux Écuries, à l’occasion du Festival du Jamais Lu, le 4 mai 2013.

Philippe Couture

À propos de

Critique de théâtre, journaliste et rédacteur web travaillant entre Montréal et Bruxelles, Philippe Couture collabore à Jeu depuis 2009. En plus de contribuer au Devoir, à des émissions d’ICI Radio-Canada Première, au quotidien belge La Libre et aux revues Alternatives Théâtrales et UBU Scènes d’Europe, il est l’un des nouveaux interprètes du spectacle-conférence La Convivialité, en tournée en France et en Belgique.