J’ai invité hier soir au Jamais Lu mes amis R. et M. R. n’avait jamais vraiment assisté à une lecture publique et se demandait de quoi il en retournait. Je l’ai convaincu en reprenant les arguments que j’ai défendus à la radio plus tôt cette semaine et dans JEU 145 plus tôt cette année. Emmanuel Schwartz et Benoît Drouin-Germain tentaient une aventure qui m’excite : réunir des acteurs anglophones et francophones dans une pièce entièrement bilingue, pour explorer la dualité linguistique de Montréal et cesser de la percevoir comme une situation conflictuelle.
« Mais à quoi bon ?, a répliqué l’ami M., puisque notre génération [les Y] n’est plus coincée dans une perception unilatéralement négative de l’altérité anglophone. » « Certes, ai-je répondu, mais le théâtre québécois, même s’il a connu de petits épisodes de bilinguisme depuis ses débuts, n’a jamais vraiment abordé cet enjeu de cette manière disons, positive. La nouvelle perception de l’identité québécoise que notre génération est en train d’élaborer inconsciemment mérite d’être nommée et définie sur scène. Le théâtre est le bon véhicule pour explorer les questions de vivre-ensemble et je me réjouis de voir que, malgré l’importance de protéger le français en déclin, nous soyons enfin capables de faire preuve de maturité par rapport aux Anglos, capables de reconnaître que leur culture nous détermine aussi en partie. »
C’est sur ces mots que, bien attablés, avec nos verres de rouge à la main, nous avons accueilli la pièce The Weight, lue par une brochette d’acteurs anglos et francos. Certains sont des immigrants de première ou deuxième génération, venus de Chine ou d’Iran. La pièce va nécessairement adopter une vision transculturelle et chercher à explorer la richesse de la cohabitation des peuples et des identités. Un peu à l’image d’un certain théâtre européen que pratiquent Peter Brook ou Jan Lauwers, par exemple. Les tensions ne seront pas évacuées mais le texte leur oppose l’ouverture, le merveilleux, l’amitié, la discussion, par l’entremise d’une histoire d’amour entre Flore Larose-Lacheville, une pure-laine, et Brian Hunterson, un Anglo-Montréalais de bonne famille. Une histoire qui finit bien. Ça fait changement.
« J’ai trouvé ça un peu rose bonbon », a dit R. lorsque nous marchions vers le bar après le spectacle. C’est intéressant le bilinguisme, je trouve que ça multiplie les perspectives et que ça permet une réflexion sur l’importance des langues comme liant social, mais aussi comme facteur de conflit. Dans certains cas, quand les phrases sont vraiment franglaises, il m’a semblé qu’elles prenaient une double signification : elles portaient d’emblée en elles deux visions du monde qui se rencontrent et se confrontent. Mais montrer la rencontre des deux langues de façon presque idyllique, en escamotant trop les frictions que cela impose, c’est un peu trop gentil et inoffensif – ce n’est pas très puissant comme moteur dramatique. Vous ne trouvez pas ? »
« Il y a tout de même une superbe scène où les tensions dont tu parles sont montrées et nommées, quand ils se disent écrasés sous le poids de leurs différences, a répondu M. Peut-être que ça manquait un peu de profondeur, que c’était encore un peu anecdotique, mais le texte va sûrement évoluer. Chaque fois que je suis allé au Jamais Lu, j’ai été en contact avec des textes dans leurs versions préliminaires et été très supris de les retrouver très transformés l’année suivante dans leurs mises en scène officielles. Mais ce qui m’a chicoté, moi, c’est que le bilinguisme soit carrément le sujet de la pièce. Pourquoi se sentir obligé d’écrire une pièce bilingue au sujet du bilinguisme. Une autre fable, dans la même forme, aurait été aussi efficace. »
« Je ne suis pas tout à fait d’accord, ai-je dit. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de théâtralement inédit dans le regard que portent ces auteurs-là sur le bilinguisme montréalais. Dans quelques années, s’ils poursuivent cette démarche bilingue, ils pourront aisément s’éloigner du cœur du sujet. Mais pour l’instant, je trouve intéressant d’aller droit au but et de poser franchement les questions centrales. La situation linguistique de Montréal est tellement porteuse de tensions, de frustrations, d’incompréhensions, et depuis toujours, que leur regard neuf sur cet enjeu mérite d’abord d’être exposé sans filtre avant d’être soumis à une certaine distanciation. Et puis je ne suis pas inquiet, Emmanuel Schwartz nous a habitués à une écriture épique, qui décolle rapidement du réalisme pour embrasser une narritivité très ample. La pièce tente cette aventure en puisant dans la physique quantique et en projetant les amoureux dans un mystérieux vortex. Je suis persuadé que cette dimension de l’oeuvre va s’affiner au fil des réécritures. »
« Tu as peut-être raison », a répliqué R. M. a hoché de la tête. Et la discussion s’est poursuivie très longtemps. Il ne nous manquait qu’un ami anglo pour y jeter son grain de sel. J’ai regretté de ne pas en avoir invité un. Je n’y manquerai pas quand ce spectacle sera produit sur l’une ou l’autre des scènes montréalaises.
The Weigh
Texte et mise en lecture : Benoît Drouin-Germain et Emmanuel Schwartz. Avec Florence Blain, Marilyn Castonguay, Vincent Côté, Matt Goldberg, Jeff Ho, Jacques Laroche, Matthew Raudsepp et Mani Soleymanlou. Aux Écuries, à l’occasion du Festival du Jamais Lu, le 8 mai 2013.
J’ai invité hier soir au Jamais Lu mes amis R. et M. R. n’avait jamais vraiment assisté à une lecture publique et se demandait de quoi il en retournait. Je l’ai convaincu en reprenant les arguments que j’ai défendus à la radio plus tôt cette semaine et dans JEU 145 plus tôt cette année. Emmanuel Schwartz et Benoît Drouin-Germain tentaient une aventure qui m’excite : réunir des acteurs anglophones et francophones dans une pièce entièrement bilingue, pour explorer la dualité linguistique de Montréal et cesser de la percevoir comme une situation conflictuelle.
« Mais à quoi bon ?, a répliqué l’ami M., puisque notre génération [les Y] n’est plus coincée dans une perception unilatéralement négative de l’altérité anglophone. » « Certes, ai-je répondu, mais le théâtre québécois, même s’il a connu de petits épisodes de bilinguisme depuis ses débuts, n’a jamais vraiment abordé cet enjeu de cette manière disons, positive. La nouvelle perception de l’identité québécoise que notre génération est en train d’élaborer inconsciemment mérite d’être nommée et définie sur scène. Le théâtre est le bon véhicule pour explorer les questions de vivre-ensemble et je me réjouis de voir que, malgré l’importance de protéger le français en déclin, nous soyons enfin capables de faire preuve de maturité par rapport aux Anglos, capables de reconnaître que leur culture nous détermine aussi en partie. »
C’est sur ces mots que, bien attablés, avec nos verres de rouge à la main, nous avons accueilli la pièce The Weight, lue par une brochette d’acteurs anglos et francos. Certains sont des immigrants de première ou deuxième génération, venus de Chine ou d’Iran. La pièce va nécessairement adopter une vision transculturelle et chercher à explorer la richesse de la cohabitation des peuples et des identités. Un peu à l’image d’un certain théâtre européen que pratiquent Peter Brook ou Jan Lauwers, par exemple. Les tensions ne seront pas évacuées mais le texte leur oppose l’ouverture, le merveilleux, l’amitié, la discussion, par l’entremise d’une histoire d’amour entre Flore Larose-Lacheville, une pure-laine, et Brian Hunterson, un Anglo-Montréalais de bonne famille. Une histoire qui finit bien. Ça fait changement.
« J’ai trouvé ça un peu rose bonbon », a dit R. lorsque nous marchions vers le bar après le spectacle. C’est intéressant le bilinguisme, je trouve que ça multiplie les perspectives et que ça permet une réflexion sur l’importance des langues comme liant social, mais aussi comme facteur de conflit. Dans certains cas, quand les phrases sont vraiment franglaises, il m’a semblé qu’elles prenaient une double signification : elles portaient d’emblée en elles deux visions du monde qui se rencontrent et se confrontent. Mais montrer la rencontre des deux langues de façon presque idyllique, en escamotant trop les frictions que cela impose, c’est un peu trop gentil et inoffensif – ce n’est pas très puissant comme moteur dramatique. Vous ne trouvez pas ? »
« Il y a tout de même une superbe scène où les tensions dont tu parles sont montrées et nommées, quand ils se disent écrasés sous le poids de leurs différences, a répondu M. Peut-être que ça manquait un peu de profondeur, que c’était encore un peu anecdotique, mais le texte va sûrement évoluer. Chaque fois que je suis allé au Jamais Lu, j’ai été en contact avec des textes dans leurs versions préliminaires et été très supris de les retrouver très transformés l’année suivante dans leurs mises en scène officielles. Mais ce qui m’a chicoté, moi, c’est que le bilinguisme soit carrément le sujet de la pièce. Pourquoi se sentir obligé d’écrire une pièce bilingue au sujet du bilinguisme. Une autre fable, dans la même forme, aurait été aussi efficace. »
« Je ne suis pas tout à fait d’accord, ai-je dit. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de théâtralement inédit dans le regard que portent ces auteurs-là sur le bilinguisme montréalais. Dans quelques années, s’ils poursuivent cette démarche bilingue, ils pourront aisément s’éloigner du cœur du sujet. Mais pour l’instant, je trouve intéressant d’aller droit au but et de poser franchement les questions centrales. La situation linguistique de Montréal est tellement porteuse de tensions, de frustrations, d’incompréhensions, et depuis toujours, que leur regard neuf sur cet enjeu mérite d’abord d’être exposé sans filtre avant d’être soumis à une certaine distanciation. Et puis je ne suis pas inquiet, Emmanuel Schwartz nous a habitués à une écriture épique, qui décolle rapidement du réalisme pour embrasser une narritivité très ample. La pièce tente cette aventure en puisant dans la physique quantique et en projetant les amoureux dans un mystérieux vortex. Je suis persuadé que cette dimension de l’oeuvre va s’affiner au fil des réécritures. »
« Tu as peut-être raison », a répliqué R. M. a hoché de la tête. Et la discussion s’est poursuivie très longtemps. Il ne nous manquait qu’un ami anglo pour y jeter son grain de sel. J’ai regretté de ne pas en avoir invité un. Je n’y manquerai pas quand ce spectacle sera produit sur l’une ou l’autre des scènes montréalaises.
The Weigh
Texte et mise en lecture : Benoît Drouin-Germain et Emmanuel Schwartz. Avec Florence Blain, Marilyn Castonguay, Vincent Côté, Matt Goldberg, Jeff Ho, Jacques Laroche, Matthew Raudsepp et Mani Soleymanlou. Aux Écuries, à l’occasion du Festival du Jamais Lu, le 8 mai 2013.