Critiques

Birds with Skymirrors : Ocean’s Eleven

En 2011, j’avais découvert Tempest: Without a Body du chorégraphe Lemi Ponifasio presque par hasard, une copine en ayant parlé avec tant de conviction que j’avais accepté de l’y suivre. Deux ans plus tard, l’émotion ressentie restait suffisamment vive, l’onde de choc légèrement insidieuse, pour que j’hésite une seule seconde à inclure Birds with Skymirrors à mon agenda. Créé après que Ponifasio ait vu briller dans le bec d’oiseaux des rubans de plastique au large des côtes des Îles Samoa, ce spectacle pour 11 danseurs (aussi chanteurs ou orateurs) se décline comme un rituel contemporain aux codes parfois flous. Que l’on peine à discerner une ponctuation claire à la chose ou que l’on accepte de se tenir immobile devant les beautés et les horreurs du monde, nul ne sortira de la salle totalement indemne.

Cette fois, encore, Ponifasio a choisi d’extraire le mouvement d’une pâte sonore aux inspirations multiples, plus acousmatique que mélodique. Alors que les tympans avaient été déchirés d’emblée dans Tempest, ici le son se construit en strates, dans une progression presque inexorable, le bip qui rappelle le sonar ponctuant le paysage, finissant par l’envahir, longue montée dramatique souterraine qui nous fauche en plein élan, comme cet oiseau englué de pétrole, incapable de retrouver son élément naturel. On se tend jusqu’à un paroxysme, puis on accepte le questionnement, la prise de position. Du chaos apparent ne pourra que surgir un instrument antique, la flûte traditionnelle, puis la voix humaine, puissant chœur d’hommes se répondant, se démultipliant, pont symbolique entre la création du monde et son implosion.

Le spectateur doit adopter un rythme autre pour apprécier la beauté du travail de Ponifasio. Le mouvement se décline souvent de façon presque infinitésimale, comme ces bruissements de doigts qui évoquent le battement d’ailes contraint ou ces isolations d’abdominaux, les muscles bougeant au tempo des vagues, ou encore selon un axe vertical, comme ces rondes de moines qui semblent flotter au-dessus de leurs pieds. Admirablement appuyé par le travail d’éclairage tout en chiaroscuro d’Helen Todd, qui sculpte les volumes ou les liquéfie, on a l’impression d’assister à l’érection de véritables sculptures en mouvement, autant de tableaux d’art éphémère qui finissent par disparaître sous nos yeux, land art nouveau genre que l’on contemple en tentant d’abaisser notre rythme cardiaque, histoire d’en ressentir les moindres fluctuations: souffle du vent, herbe qui ploie, rayon de lune qui se reflète sur le magnifique obélisque scindant l’espace scénique. 

Tant de lectures peuvent être tirées de cet objet chorégraphique d’une réelle densité, de moments bouleversants extraits : ce long cri de femme, pythie dépassée par l’horreur du message qu’elle doit transmettre, le parfait synchronisme des bras de ces hommes qui deviennent sémaphores, ces sphères de lumière qui prennent vie sous les doigts frémissants des trois danseuses, leurs regards exorbités presque surnaturels, cette voix qui tente de s’élever au-dessus de la rumeur de la foule, ces mages qui nettoient la terre-mère avec des boules de poussière lumineuse qui finit par monter vers le ciel.

Si Tempest: Without a Body semblait arracher du big bang originel la matière, Birds with Skymirrors dégage un parfum perceptible de fin du monde. Pourtant, malgré le constat effarant qu’il dresse, Ponifasio en appelle à notre humanité. En joignant notre voix à celles des autres, nous pouvons encore agir.

 

Birds with skymirrors
De Lemi Ponifasio 
Une production Mau (Nouvelle-Zélande)
Ce soir au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts dans le cadre du Festival TransAmériques

 

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.