Critiques

La Cerisaie : Quand le monde bascule

Après le somptueux Marie Stuart (2008), le sulfureux Tramway nommé Désir (2009) et l’intense Vassa (2010), le metteur en scène d’origine russe, Alexandre Marine, signe avec La Cerisaie, de Tchekhov, une production magnifique de la pièce testamentaire de l’auteur phare du tournant du 20e siècle. Donnons un peu du mérite à la directrice artistique, Denise Filiatrault, qui permet que ce grand artiste puisse faire son travail sur une grande scène montréalaise, en ouverture de la 65e saison de son théâtre! Pour l’amour d’une œuvre plus que centenaire qui nous parle toujours aussi près du cœur, grâce à une distribution éblouissante.

Loin d’une approche conventionnelle, l’équipe impeccable réunie par Marine réussit à plonger dans les profondeurs de l’âme des personnages, à travers un jeu physique, expressif, parfois excessif, duquel surgissent les mots comme s’ils n’avaient jamais été prononcés. Comme toujours chez ce metteur en scène, des passages chantés ou dansés avec fougue, des gestes soudains d’une sexualité exacerbée évoquent l’inconscient des êtres, sensations, joies et rires, pleurs et cris spontanés n’étant jamais loin d’éclater. En ressort la fragilité affleurant chez chacun et chacune des membres de la «cour» affolée de l’aristocrate ruinée, Lioubov Andreevna.

Cette grande dame marquée par des amours troubles et par la mort d’un fils, dont elle est restée inconsolable, est incarnée avec une sobriété exemplaire par une Sylvie Drapeau en pleine possession de ses moyens. Le désespoir de voir sa sublime cerisaie vendue et détruite, issue fatale qu’elle refuse d’envisager bien qu’elle semble implacable, transparaît comme une fêlure qui s’agrandit à travers un quotidien difficile où chacun, chacune se cherche une digne sortie. Mais que faire quand c’est l’Histoire en marche qui s’avance pour vous écraser sans pitié ? L’aveuglement des riches propriétaires devant la Révolution qui arrive en devient déchirant.

Il faut saluer les comédiens qui donnent vie à ces personnages, auxquels tous offrent des traits de caractère distinctifs. Le solide Marc Béland en Lopakhine, ce fils de moujik enrichi qui finira par acheter la cerisaie, le fantasque Paul Ahmarani en ridicule et pathétique commis Epikhodov, l’irrésistible Catherine de Léan, drôle et mutine en femme de chambre, Stéphanie Cardi et Larissa Corriveau qui donnent sensibilité et prestance aux deux sœurs Ania et Varia, Jean Marchand qui joue le frère de Lioubov, Leonid, et Hubert Proulx en Pétia Trofimov, Marc Paquet en valet Iacha, sont tout aussi remarquables.

La scénographie, relativement dépouillée, constituée de grands panneaux amovibles où sont projetées des images de Paris et des cerisiers en fleurs, signée Alexandre Marine, les costumes élégants aux teintes d’automne, superbes, de Jessica Poirier-Chang, les éclairages de Martin Sirois et la musique de Dmitri Marine contribuent à la cohérence d’une production d’une esthétique chatoyante. Dans son mot du metteur en scène, Alexandre Marine parle de la beauté, thème de l’œuvre qui a guidé sa démarche. La beauté et la vérité, entre désespoir et espoir, envahissent la scène du théâtre alors que le monde bascule. L’image finale, les acteurs tombant comme des fusillés au son des arbres qu’on abat, est saisissante.

La Cerisaie. Texte d’Anton Tchekhov. Traduction de André Markowicz et Françoise Morvan. Mise en scène : Alexandre Marine. Au Théâtre du Rideau Vert, jusqu’au 19 octobre.