Salves de Maguy Marin fait vaciller bien des repères et nous laisse, troublés, avec les rétines excitées, l’ouïe exacerbée et le désir d’embrasser ce qui s’est illuminé, ce qui s’est dépêché, ce qui s’est passé. Présentée pour la première fois en Amérique du Nord, cette pièce exigeante inaugure la saison de Danse Danse au Théâtre Maisonneuve. La chorégraphe française qui a signé près d’une trentaine d’œuvres scéniques propose une expérience encore différente dans cette juxtaposition haletante de séquences plus ou moins brèves. Salves appréhende l’espace de façon à aborder la complexité des relations que l’être humain entretient avec le temps. Question on ne peut plus centrale qui est traitée dans une forme refusant de fixer toute signification.
C’est un fil transparent mais bien concret qui va chercher les danseurs dans la salle et les rassemble sur le plateau. Ce fil étiré, suivi, voire observé comme une pellicule photo ou un rush de film concrétise d’emblée les notions de continuité et de mémoire qui affleureront. Des tableaux intenses se multiplient grâce à des découpes lumineuses très précises et grâce à l’habileté extrême des interprètes qui se glissent prestement dans toutes sortes de représentation (par exemple, une femme recolle un vase, une personne nourrit un vieil homme, un ecclésiastique a peur de sa propre ombre). Ces séquences de vie montrent des sources d’impulsions, des amorces de gestes, des situations toujours en suspens. Il n’y a pas de résolution définitive, et les scènes qui se répètent avec de légères variations viennent renforcer cette suspension du sens.
Sept interprètes traversent un plateau aux allures de chantier, qui leur est familier, du moins qu’ils ont apprivoisé. Le rythme des entrées et sorties est extrêmement soutenu, les diagonales soulignées montrent une course qui ne cesse de dévier et de s’amplifier. Tous sont pressés et oppressés. Cette urgence et cette menace sont maintenues notamment par quatre magnétophones à vue: ils fonctionnent ensemble ou à tour de rôle, impulsant des bribes de mots, des éclats de voix, un bruit de fond qui déclenche du mouvement sur scène. De plus, quatre structures de bois sont comblées par les danseurs-constructeurs, qui y fixent des planches. Ces surfaces accueillent nappe, plats, couverts et bouquets. Mais les danseurs ne peuvent se mettre à table calmement, la tentative échoue toujours. Des assiettes se brisent, comme tous les objets: des vases, une miniature de la Vénus de Milo ou de la Statue de la Liberté éclatent en morceaux, les reproductions de tableaux importants qui sont accrochées chutent aussi (La Liberté guidant le peuple de Delacroix ou encore Guernica de Picasso). Maladresse ou malédiction? Ce monde est d’une fragilité inéluctable.
Des silhouettes clownesques et graves sortent comme les diables à ressort qui surprennent en jaillissant de leur boîte: la Vénus hottentote et un soldat viennent s’asseoir aux côtés des danseurs. Jésus apparaît, transporté en hélicoptère télécommandé, reprise miniature et parodique du prologue de la Dolce Vita de Fellini. De nombreuses références clignotent à toute allure, avec humour et gravité. Le banquet final de Salves tourne au chaos. Sous une lumière crue, offrant pourtant un certain repos, la pression se libère dans une bataille délurée où les interprètes entrent plus franchement en contact. Finale en mode mineur, à mon sens, les corps pris dans les conventions clownesques ne vont pas jusqu’à une décharge maximale. Salves est un spectacle impressionnant au sens propre: il imprime quelque chose de difficile à saisir, il permet de palper les arcanes de ce qui meut un corps, il fait éprouver le chaos de l’expérience humaine à l’aube du 21e siècle. L’énergie intarissable déployée vise à «organiser le pessimisme», comme le dit Walter Benjamin, mais aussi à résister à ce pessimisme.
Chorégraphie : Maguy Marin. Une production de la Compagnie Maguy Marin. Une présentation de Danse Danse, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, jusqu’au 28 septembre 2013. Au Centre national des arts (Ottawa), les 3 et 4 octobre 2013.
Salves de Maguy Marin fait vaciller bien des repères et nous laisse, troublés, avec les rétines excitées, l’ouïe exacerbée et le désir d’embrasser ce qui s’est illuminé, ce qui s’est dépêché, ce qui s’est passé. Présentée pour la première fois en Amérique du Nord, cette pièce exigeante inaugure la saison de Danse Danse au Théâtre Maisonneuve. La chorégraphe française qui a signé près d’une trentaine d’œuvres scéniques propose une expérience encore différente dans cette juxtaposition haletante de séquences plus ou moins brèves. Salves appréhende l’espace de façon à aborder la complexité des relations que l’être humain entretient avec le temps. Question on ne peut plus centrale qui est traitée dans une forme refusant de fixer toute signification.
C’est un fil transparent mais bien concret qui va chercher les danseurs dans la salle et les rassemble sur le plateau. Ce fil étiré, suivi, voire observé comme une pellicule photo ou un rush de film concrétise d’emblée les notions de continuité et de mémoire qui affleureront. Des tableaux intenses se multiplient grâce à des découpes lumineuses très précises et grâce à l’habileté extrême des interprètes qui se glissent prestement dans toutes sortes de représentation (par exemple, une femme recolle un vase, une personne nourrit un vieil homme, un ecclésiastique a peur de sa propre ombre). Ces séquences de vie montrent des sources d’impulsions, des amorces de gestes, des situations toujours en suspens. Il n’y a pas de résolution définitive, et les scènes qui se répètent avec de légères variations viennent renforcer cette suspension du sens.
Sept interprètes traversent un plateau aux allures de chantier, qui leur est familier, du moins qu’ils ont apprivoisé. Le rythme des entrées et sorties est extrêmement soutenu, les diagonales soulignées montrent une course qui ne cesse de dévier et de s’amplifier. Tous sont pressés et oppressés. Cette urgence et cette menace sont maintenues notamment par quatre magnétophones à vue: ils fonctionnent ensemble ou à tour de rôle, impulsant des bribes de mots, des éclats de voix, un bruit de fond qui déclenche du mouvement sur scène. De plus, quatre structures de bois sont comblées par les danseurs-constructeurs, qui y fixent des planches. Ces surfaces accueillent nappe, plats, couverts et bouquets. Mais les danseurs ne peuvent se mettre à table calmement, la tentative échoue toujours. Des assiettes se brisent, comme tous les objets: des vases, une miniature de la Vénus de Milo ou de la Statue de la Liberté éclatent en morceaux, les reproductions de tableaux importants qui sont accrochées chutent aussi (La Liberté guidant le peuple de Delacroix ou encore Guernica de Picasso). Maladresse ou malédiction? Ce monde est d’une fragilité inéluctable.
Des silhouettes clownesques et graves sortent comme les diables à ressort qui surprennent en jaillissant de leur boîte: la Vénus hottentote et un soldat viennent s’asseoir aux côtés des danseurs. Jésus apparaît, transporté en hélicoptère télécommandé, reprise miniature et parodique du prologue de la Dolce Vita de Fellini. De nombreuses références clignotent à toute allure, avec humour et gravité. Le banquet final de Salves tourne au chaos. Sous une lumière crue, offrant pourtant un certain repos, la pression se libère dans une bataille délurée où les interprètes entrent plus franchement en contact. Finale en mode mineur, à mon sens, les corps pris dans les conventions clownesques ne vont pas jusqu’à une décharge maximale. Salves est un spectacle impressionnant au sens propre: il imprime quelque chose de difficile à saisir, il permet de palper les arcanes de ce qui meut un corps, il fait éprouver le chaos de l’expérience humaine à l’aube du 21e siècle. L’énergie intarissable déployée vise à «organiser le pessimisme», comme le dit Walter Benjamin, mais aussi à résister à ce pessimisme.
Salves
Chorégraphie : Maguy Marin. Une production de la Compagnie Maguy Marin. Une présentation de Danse Danse, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, jusqu’au 28 septembre 2013. Au Centre national des arts (Ottawa), les 3 et 4 octobre 2013.