Tchekhov revient en force sur nos scènes cet automne. Mais avec ce bref opus, c’est par le biais très particulier du mal-être masculin (thème à la mode par les malaises qui courent…) que le Collectif Bobik aborde une des pièces majeures du grand homme. C’est en effet sur l’un de ses personnages secondaires, Andreï, l’intellectuel doué et raté («Il sera un jour professeur d’université, il a tous les talents»), qu’il oriente notre regard, plutôt que sur ses trois célèbres sœurs. De l’Andreï russe, ses deux artisans n’ont, à première vue, gardé que peu de choses. L’essentiel, pourtant: son intelligence lucide et désabusée, sa solitude, son ennui et, surtout, son inaptitude à agir. («Ah! Si on pouvait ne pas exister!») Cependant, la douloureuse tendresse de l’écrivain médecin, fils d’épicier et petit-fils de serf, son rêve de lendemains meilleurs ont totalement disparu. Et avec, la poésie lumineuse si caractéristique de son théâtre. La production Bobik fait néanmoins de constants emprunts au texte original, ce qui fait un drôle de montage avec les mots d’ici: voix enregistrées des sœurs, extraits de dialogues, vers de Racine, Verlaine et Nelligan que le «héros» récite pour séduire sa prosaïque fiancée, réflexions philosophiques. («Tous pareils. Ils naissent, boivent, dorment. Les femmes trompent leur mari».) Par ailleurs, la pièce construite par Olivier Aubin et Justin Laramée suit les principaux épisodes de la matrice tchekhovienne: l’anniversaire d’Irina, le mariage avec Natacha, l’enfant, l’incendie, les masques. (Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, qu’elle pourrait être comprise par un spectateur qui ne connaitrait pas l’original: la lecture serait alors au premier degré.) Mais ceux-ci sont toujours orientés sur Andreï: même sinistre, la fête d’Irina a lieu dans sa chambre, son enfant dit «papa» et non «maman» et, surtout, différence fondamentale, alors que Tchekhov finit sur la mort du baron qui renvoie Irina à sa solitude, Aubin et Laramée terminent, eux, sur l’explosion de rage de leur personnage principal. Triste constat: cet homme incapable d’agir parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut ne peut-il se trouver que dans la violence?
Une pièce très sombre, donc, à peine allégée par des touches de grotesque, au cynisme et au désespoir bien contemporains. Même si les références à la géographie et à l’histoire sont imprécises, on ne se sent pas très loin de Montréal et de 2013… En ne conservant des personnages que son épouse Natacha, une femme vulgaire, terre à terre et agitée qui le houspille («Andreï, Andreï», hurle-t-elle constamment – on n’est pas très loin de Tremblay), et Tchéboutykine, le médecin ivrogne, véritable préfiguration de la loque qu’il pourrait devenir, Aubin et Laramée centrent vraiment l’histoire sur la place d’Andreï, non comme frère, mais comme homme et mari. L’action ne se passe d’ailleurs pas dans le salon des sœurs, mais dans sa chambre à lui (une sorte de pendant masculin et réaliste de la symbolique Chambre à soi de Virginia Woolf…), vaste étendue froide qui occupe la moitié d’Espace libre. Elle est pleine de livres, mais il ne lit pas vraiment. Il boit et mange tout le temps («depuis sa mort [celle de son père], j’ai grossi comme si mon corps avait été libéré»), du gâteau, des ailes de poulet directement d’une boîte de carton. C’est un adolescent qui n’a pas vieilli, qui joue à l’incendie avec des petites voitures de pompier. Il remet les mêmes disques nostalgiques, gratte un peu de la guitare, écoute par fragments ses sœurs sur cassettes, s’enregistre pour leur parler (il geint: «Mes sœurs ne m’écoutent pas»), se réécoute. Affalé en compagnie de Tchéboutykine, sur le vieux sofa qui nous fait face, coiffé du chapeau conique qui lui donne l’air d’un gros clown, il regarde à la télé défiler sa vie, même pas, celle de Macha, sans rien dire ni rien faire pendant de longues minutes. Est-ce ainsi que les hommes vivent? Le détour par l’Espace libre ne manque pas d’intérêt, non pour mesurer l’influence de Tchekhov, mais la distance qui nous sépare de lui.
Andreï ou le frère des trois sœurs. Texte et adaptation d’Olivier Aubin et Justin Laramée. Mise en scène de Justin Laramée. Production du Collectif Bobik. À Espace Libre jusqu’au 9 novembre.
Tchekhov revient en force sur nos scènes cet automne. Mais avec ce bref opus, c’est par le biais très particulier du mal-être masculin (thème à la mode par les malaises qui courent…) que le Collectif Bobik aborde une des pièces majeures du grand homme. C’est en effet sur l’un de ses personnages secondaires, Andreï, l’intellectuel doué et raté («Il sera un jour professeur d’université, il a tous les talents»), qu’il oriente notre regard, plutôt que sur ses trois célèbres sœurs. De l’Andreï russe, ses deux artisans n’ont, à première vue, gardé que peu de choses. L’essentiel, pourtant: son intelligence lucide et désabusée, sa solitude, son ennui et, surtout, son inaptitude à agir. («Ah! Si on pouvait ne pas exister!») Cependant, la douloureuse tendresse de l’écrivain médecin, fils d’épicier et petit-fils de serf, son rêve de lendemains meilleurs ont totalement disparu. Et avec, la poésie lumineuse si caractéristique de son théâtre. La production Bobik fait néanmoins de constants emprunts au texte original, ce qui fait un drôle de montage avec les mots d’ici: voix enregistrées des sœurs, extraits de dialogues, vers de Racine, Verlaine et Nelligan que le «héros» récite pour séduire sa prosaïque fiancée, réflexions philosophiques. («Tous pareils. Ils naissent, boivent, dorment. Les femmes trompent leur mari».) Par ailleurs, la pièce construite par Olivier Aubin et Justin Laramée suit les principaux épisodes de la matrice tchekhovienne: l’anniversaire d’Irina, le mariage avec Natacha, l’enfant, l’incendie, les masques. (Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, qu’elle pourrait être comprise par un spectateur qui ne connaitrait pas l’original: la lecture serait alors au premier degré.) Mais ceux-ci sont toujours orientés sur Andreï: même sinistre, la fête d’Irina a lieu dans sa chambre, son enfant dit «papa» et non «maman» et, surtout, différence fondamentale, alors que Tchekhov finit sur la mort du baron qui renvoie Irina à sa solitude, Aubin et Laramée terminent, eux, sur l’explosion de rage de leur personnage principal. Triste constat: cet homme incapable d’agir parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut ne peut-il se trouver que dans la violence?
Une pièce très sombre, donc, à peine allégée par des touches de grotesque, au cynisme et au désespoir bien contemporains. Même si les références à la géographie et à l’histoire sont imprécises, on ne se sent pas très loin de Montréal et de 2013… En ne conservant des personnages que son épouse Natacha, une femme vulgaire, terre à terre et agitée qui le houspille («Andreï, Andreï», hurle-t-elle constamment – on n’est pas très loin de Tremblay), et Tchéboutykine, le médecin ivrogne, véritable préfiguration de la loque qu’il pourrait devenir, Aubin et Laramée centrent vraiment l’histoire sur la place d’Andreï, non comme frère, mais comme homme et mari. L’action ne se passe d’ailleurs pas dans le salon des sœurs, mais dans sa chambre à lui (une sorte de pendant masculin et réaliste de la symbolique Chambre à soi de Virginia Woolf…), vaste étendue froide qui occupe la moitié d’Espace libre. Elle est pleine de livres, mais il ne lit pas vraiment. Il boit et mange tout le temps («depuis sa mort [celle de son père], j’ai grossi comme si mon corps avait été libéré»), du gâteau, des ailes de poulet directement d’une boîte de carton. C’est un adolescent qui n’a pas vieilli, qui joue à l’incendie avec des petites voitures de pompier. Il remet les mêmes disques nostalgiques, gratte un peu de la guitare, écoute par fragments ses sœurs sur cassettes, s’enregistre pour leur parler (il geint: «Mes sœurs ne m’écoutent pas»), se réécoute. Affalé en compagnie de Tchéboutykine, sur le vieux sofa qui nous fait face, coiffé du chapeau conique qui lui donne l’air d’un gros clown, il regarde à la télé défiler sa vie, même pas, celle de Macha, sans rien dire ni rien faire pendant de longues minutes. Est-ce ainsi que les hommes vivent? Le détour par l’Espace libre ne manque pas d’intérêt, non pour mesurer l’influence de Tchekhov, mais la distance qui nous sépare de lui.
Andreï ou le frère des trois sœurs. Texte et adaptation d’Olivier Aubin et Justin Laramée. Mise en scène de Justin Laramée. Production du Collectif Bobik. À Espace Libre jusqu’au 9 novembre.