Critiques

Turandot : Un conte somptueux et cruel

C’est un spectacle superbe, à la fois stylisé et fastueux, venu d’Australie, que nous offre l’Opéra de Montréal pour la fin de sa saison. Le dernier opéra de Puccini, une fable féroce mais séduisante aux sentiments exacerbés, au décor exotique et aux remarquables effets de foule, constitue sans doute aussi son œuvre la plus théâtrale.

Avec l’histoire de la belle et sanguinaire princesse chinoise située dans un Pékin de légende, le compositeur de Madame Butterfly voulait prolonger sa veine orientalisante. Ses librettistes lui proposèrent alors un conte persan traduit en français par un secrétaire et interprète de Louis XIV, et repris par Carlo Gozzi.

Le sujet est digne des Mille et une nuits : fille d’empereur, l’orgueilleuse Turandot (la soprano russe Galina Sherterneva), sous le prétexte de venger  une lointaine aïeule, s’est prise d’une haine féroce pour les hommes. Elle fait allègrement décapiter ses prétendants malheureux après les avoir soumis à la traditionnelle épreuve des trois énigmes. Calaf (le ténor bulgare Kamen Chanev), fils du roi déchu Timur, lui, réussira. Cependant, devant le désespoir de la hautaine jeune fille qui se voit vaincue, il se soumet de lui-même à une autre terrible et symbolique condition: si Turandot réussit à découvrir son nom avant la fin de la nuit (ce qui nous vaut le célébrissime Nessun dorma), il mourra.

La seule à le connaître, c’est Liù, la douce esclave fidèle. Ce personnage beaucoup plus pur que la rouée Adelma de Gozzi, (qui, elle, ne meurt pas) a été créé par les librettistes, qui ont d’ailleurs beaucoup contribué au succès populaire de l’opéra. Ils ont également transformé les trois conseillers de l’empereur en personnages burlesques, qui semblent inspirés ici par la commedia dell’arte, même s’ils ne figurent pas chez Gozzi. Leur jeu vivant plait manifestement à la salle.  

Revenons à  Liù: plutôt que dévoiler l’identité de celui qu’elle aime secrètement, la noble fille préfère se poignarder. Elle est la digne sœur des héroïnes pucciniennes qui ne vivent que par l’amour. À mon avis, cette scène pathétique constitue le sommet de la représentation de l’Opéra de Montréal.  Dans ce rôle touchant, la soprano Hiromi Omura, au jeu émouvant et expressif, s’est attirée une ovation méritée. La mort a empêché Puccini de décider du sort de Calaf et, à la première, le 25 avril 1926, Toscanini, qui conduisait, s’arrêta là.  Mais dans la scène ajoutée par Alfano et Tommasini, la fière ennemie des hommes réserve à son chevaleresque amoureux, à la cour impériale et … aux spectateurs une spectaculaire finale.

Si cette production bénéficie de l’excellent chœur de l’Opéra auquel s’ajoutent les Voix Boréales et la fraîcheur des petits Chanteurs du Mont Royal, sans compter les Canadiens qui chantent des rôles secondaires, sa réussite tient beaucoup au dynamisme fluide de la mise en scène. D’abord danseur et chorégraphe, Graeme Murphy a insufflé vie et mobilité à la foule de soldats, d’esclaves, de courtisans qui remplit le grand plateau. Le premier acte, situé devant le palais impérial, est particulièrement remarquable de ce point de vue.

Loin d’un Orient de pacotille, le scénographe  Kristian Fredrikson a recherché une harmonie stylisée. La Chine ancienne est évoquée par les imposants motifs de fer forgé qui couvrent le mur du fond. Quant à l’énorme masque blafard aux yeux vides qui plane sur la scène comme une menace, il représente l’énigme, symbole et sujet du conte.

Les superbes costumes suggèrent un monde archaïque, sombre et puissant. Turandot est habillée de blanc, symbole de sa virginité farouche, mais sa soif de vengeance et sa violence inspirent aussi les touches de rouge. S’opposent à elle la masse des gens ordinaires, de brun et de noir vêtus, comme Calaf, Timur et Liù, eux aussi êtres de chair et de sentiment, dont le maquillage naturel s’oppose au blanc spectral et au rouge du visage de Turandot, ou au grimage comique des conseillers.

Surdimensionnée, comme son père, dont la tête émerge au sommet d’une montagne aux plis dorés, Turandot vit au-dessus du commun des mortels. Acceptera-t-elle d’aimer et de descendre de son perchoir? Peu importe, au fond. Ce qui nous touche, c’est moins l’histoire de Turandot que sa représentation. Toujours le théâtre.

Turandot

Opéra en trois actes de Giacomo Puccini. Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d’après la pièce de Carlo Gozzi. Une production Opera Australia présentée à l’Opéra de Montréal jusqu’au 24 mai 2014.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.