Critiques

Oh les beaux jours : L’heure exquise

Si les personnages de Fin de partie sont de petits pleins perdus dans le vide, Winnie, dans Oh les beaux jours, est une lumière prisonnière qui vivote et vacille, et dont on ne peut détacher les yeux. Incarné par l’actrice française Catherine Frot, le personnage féminin le plus connu du théâtre de Beckett se drape d’un charme vif et joue avec finesse toutes les notes de l’implacable partition.

Dans ce solo féminin avec contre-point masculin, tout repose sur le jeu de l’actrice. Confier ce mandat à Catherine Frot, bien connue des cinéphiles francophones (Odette Toulemonde, Un dîner de cons), ajoute au spectacle une aura d’événement, qui a certainement contribué à faire courir les foules. Cela dit, l’étoile du cinéma s’avère — heureusement — être une solide actrice de théâtre.

Fidèle aux didascalies de l’auteur (comme ne pas l’être dans une pièce où le temps de la représentation s’égrène en une micro-action et un mot à la fois, pendant deux actes complets), la Compagnie des petites heures a imaginé un espace irréel autour d’un monticule central où la comédienne est ensevelie jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou. La butte semble faite de coulées de terre accumulées, qui rappellent à la fois les sillons, les vagues et les strates d’un territoire marqué par d’infinies transformations et distorsions.
 Nous sommes dans un désert de sable et de neige, qui tombe, comme du bran de scie, à plusieurs moments de la pièce entre la comédienne et le public, comme un quatrième mur qui s’effrite.

Winnie est une coquette qui babille de mille petits riens, poèmes, réflexions, exclamations, notes à soi-même, constamment interrompus, comme si le flot, une fois tari, la drainerait de toute vie ou si les idées complètement formulées la figeraient un peu plus. Catherine Frot joue tout cela avec milles nuances, se faisant tour à tour charmante, inquiète, maligne, inspirée mais jamais superficielle. Son rituel de séduction a le charme caduc des déshabillés de dentelle et des ombrelles («Ah! Le vieux style», répète-t-elle en souriant); elle a tout de l’oiseau qui ne peut plus chanter, avec une touche d’espièglerie et d’esprit qui sont comme des bouffées d’air dans cette métaphore du marasme humain. On s’enlise dans l’existence sans trop comprendre pourquoi ni comment, et Winnie choisit de voir la vie en rose, pour faire reculer l’angoisse un jour à la fois.

Le mari rampant, Willie (Eric Frey) ouvre des bulles sur l’absurdité du monde réel en citant son journal et semble déconnecté depuis longtemps de cette femme qui s’y accroche comme à l’unique interlocuteur possible dans ce désert. La fin ambiguë est, encore une fois, fidèle à Beckett.

L’exercice est évidemment éprouvant pour le spectateur habitué à être constamment stimulé et bombardé d’actions et d’images. Goûter au temps qui s’allonge et qui s’enroule constamment sur lui-même nous reconnecte avec une nécessaire mélancolie, un dépouillement qui contre-balance le brouhaha ambiant de notre époque qui tend vers l’étourdissement perpétuel.

Pourquoi donc, remonter à la virgule près Oh les beaux jours? Parce que c’est une pièce qui ne résonne que lorsqu’elle est soigneusement inscrite dans la durée d’une représentation. Une «heure exquise» comme le dit la valse qui clôt le spectacle, où la vacuité de l’existence nous apparaît dans toute sa vérité, ce qui nous donne l’impression, un instant du moins, de l’apprivoiser.

Oh les beaux jours

Texte de Samuel Beckett. Mise en scène de Marc Paquien. Une production de la Compagnie des petites heures. Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 26 février.