C’est un couple, un vrai, il est vraiment médecin, elle est artiste, et s’il y a quelque chose d’attachant dans cette heure qu’on passe avec eux, dans l’intimité de leurs échanges, c’est cette tendresse qui circule entre les deux. Elle est palpable dans leurs mots, dans ses explications techniques, dans ses cris, dans leurs danses. Même s’ils ne se regardent pas, ne sont pas ensemble, lui dans son bureau, elle à le regarder.
Une histoire d’amour, donc. D’échange, oui, mais pas symétrique. Lui, le docteur B., est neurologue. Au fond, il pourrait être aussi bien avocat ou policier. Ce qui compte, c’est cette extrême maîtrise de sa spécialité, qui la fascine, elle qui se débrouille comme elle peut dans le monde des émotions et du rêve. Après avoir joué un patient en crise d’épilepsie, il lui explique – et à nous –, sans aucune précaution vulgarisatrice, ce qu’est la maladie de Parkinson. Il nous en mime (docteur B est un excellent comédien pour un non-professionnel) la démarche chancelante, et c’est à la fois drôle et terrible.
Elle – elle n’a pas de nom – observe sa pratique avec un intérêt d’anthropologue, avec curiosité et admiration. Elle veut aussi lui faire comprendre ses sentiments, ses émois, ses troubles. Il lui expose la mécanique du rire, mais c’est elle qui fait le clown, qui nous arrive la face bouchée par un épais masque de coton, s’habille d’un ensemble de « banane intégrale ». Peut-être parce qu’elle a le « cerveau magicien ».
Qu’il parle à un patient, s’enregistre ou s’adresse à elle sur le ton de la conversation, son ton reste naturel, uni, posé. Sa voix à elle passe de la douceur à la violence, elle hurle la douleur, confie ses hantises : « Moi, je me demande en permanence comment on peut se sauver de la noyade… » Mais c’est elle aussi qui exprime la beauté inexprimable du monde. Le tableau où, après s’être interrogée sur ce qui est admirable, elle se perd dans l’émerveillement du dessin que font sur le sol les cheveux qu’elle vient de lui couper, du « ça, ça et ça » qui l’enchante, et quand, submergée, chavirée par un bonheur sans nom, elle s’écrie : « Merci beaucoup, c’est très beau ! » est une des réussites de ce court spectacle.
On n’est quand même pas dans le cliché de l’homme de science froid et rationnel face à la femme perdue dans ses sentiments. Docteur B. a ses failles et l’homme apparaît déjà derrière le praticien quand on le voit s’ausculter, se tâter avec inquiétude. À l’aveu de sa femme : « J’aimerais avoir ton contrôle » répond le sien : « Le contrôle dont tu parles, c’est une forme de déni, un refoulement de mon angoisse intérieure. » On tient là une explication de ce détachement qui empêche le médecin de se laisser envahir par la souffrance de son malade.
Dans cette mise en place minimaliste, dont la scénographie se résume à une chaise et à deux écuelles, la scène, carrée, est en quelque sorte la zone neutre où le couple se rencontre. On est cependant d’abord dans le monde de la science, dans un blanc clinique qui tourne au vert fluorescent troué de lumière stroboscopique quand l’homme en le médecin s’affole. Puis le spectacle alternera entre périodes de tension et d’apaisement créées par une bande sonore menaçante ou apaisante.
Nous avons donc assisté à la rencontre entre deux univers a priori étrangers. Les artistes, dit-on, sont narcissiques et centrés sur eux-mêmes. On en a ici un contre-exemple avec cet exercice de présentation et d’admiration de la profession de neurologue par la femme qui l’aime. Une proposition originale, quoique pas parfaitement aboutie, touchant en quelques moments, comme ces instants de douceur privilégiés qui justifient l’existence d’un couple.
Texte : Ève-Chems de Brouwer et Charles Behr. Mise en scène : Ève-Chems de Brouwer. Une coproduction du Festival TransAmériques et de la compagnie Pôle Sud. Au Studio du Monument-National, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 30 mai 2015. À Espace Libre du 23 novembre au 3 décembre 2016.
C’est un couple, un vrai, il est vraiment médecin, elle est artiste, et s’il y a quelque chose d’attachant dans cette heure qu’on passe avec eux, dans l’intimité de leurs échanges, c’est cette tendresse qui circule entre les deux. Elle est palpable dans leurs mots, dans ses explications techniques, dans ses cris, dans leurs danses. Même s’ils ne se regardent pas, ne sont pas ensemble, lui dans son bureau, elle à le regarder.
Une histoire d’amour, donc. D’échange, oui, mais pas symétrique. Lui, le docteur B., est neurologue. Au fond, il pourrait être aussi bien avocat ou policier. Ce qui compte, c’est cette extrême maîtrise de sa spécialité, qui la fascine, elle qui se débrouille comme elle peut dans le monde des émotions et du rêve. Après avoir joué un patient en crise d’épilepsie, il lui explique – et à nous –, sans aucune précaution vulgarisatrice, ce qu’est la maladie de Parkinson. Il nous en mime (docteur B est un excellent comédien pour un non-professionnel) la démarche chancelante, et c’est à la fois drôle et terrible.
Elle – elle n’a pas de nom – observe sa pratique avec un intérêt d’anthropologue, avec curiosité et admiration. Elle veut aussi lui faire comprendre ses sentiments, ses émois, ses troubles. Il lui expose la mécanique du rire, mais c’est elle qui fait le clown, qui nous arrive la face bouchée par un épais masque de coton, s’habille d’un ensemble de « banane intégrale ». Peut-être parce qu’elle a le « cerveau magicien ».
Qu’il parle à un patient, s’enregistre ou s’adresse à elle sur le ton de la conversation, son ton reste naturel, uni, posé. Sa voix à elle passe de la douceur à la violence, elle hurle la douleur, confie ses hantises : « Moi, je me demande en permanence comment on peut se sauver de la noyade… » Mais c’est elle aussi qui exprime la beauté inexprimable du monde. Le tableau où, après s’être interrogée sur ce qui est admirable, elle se perd dans l’émerveillement du dessin que font sur le sol les cheveux qu’elle vient de lui couper, du « ça, ça et ça » qui l’enchante, et quand, submergée, chavirée par un bonheur sans nom, elle s’écrie : « Merci beaucoup, c’est très beau ! » est une des réussites de ce court spectacle.
On n’est quand même pas dans le cliché de l’homme de science froid et rationnel face à la femme perdue dans ses sentiments. Docteur B. a ses failles et l’homme apparaît déjà derrière le praticien quand on le voit s’ausculter, se tâter avec inquiétude. À l’aveu de sa femme : « J’aimerais avoir ton contrôle » répond le sien : « Le contrôle dont tu parles, c’est une forme de déni, un refoulement de mon angoisse intérieure. » On tient là une explication de ce détachement qui empêche le médecin de se laisser envahir par la souffrance de son malade.
Dans cette mise en place minimaliste, dont la scénographie se résume à une chaise et à deux écuelles, la scène, carrée, est en quelque sorte la zone neutre où le couple se rencontre. On est cependant d’abord dans le monde de la science, dans un blanc clinique qui tourne au vert fluorescent troué de lumière stroboscopique quand l’homme en le médecin s’affole. Puis le spectacle alternera entre périodes de tension et d’apaisement créées par une bande sonore menaçante ou apaisante.
Nous avons donc assisté à la rencontre entre deux univers a priori étrangers. Les artistes, dit-on, sont narcissiques et centrés sur eux-mêmes. On en a ici un contre-exemple avec cet exercice de présentation et d’admiration de la profession de neurologue par la femme qui l’aime. Une proposition originale, quoique pas parfaitement aboutie, touchant en quelques moments, comme ces instants de douceur privilégiés qui justifient l’existence d’un couple.
Docteur B.
Texte : Ève-Chems de Brouwer et Charles Behr. Mise en scène : Ève-Chems de Brouwer. Une coproduction du Festival TransAmériques et de la compagnie Pôle Sud. Au Studio du Monument-National, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 30 mai 2015. À Espace Libre du 23 novembre au 3 décembre 2016.