Critiques

Murmures de murs : Poésie dans les fissures

La chose est toute simple. Une jeune femme à travers boîtes et fouillis usuels d’un déménagement résiste aux déménageurs pour qui le temps compte. Leur urgence semble déclencher des comportements étranges de la part des objets : des petits indices d’un dérèglement, d’une sorte d’intrusion de l’inanimé dans le monde des vivants.

Petit à petit, la jeune femme est happée dans une fantasmagorie où les décors s’agitent et les fantômes sortent des interstices. De l’intérieur de cette vieille demeure (une pluie de plâtre tombe du plafond), sans doute promise à quelque démolition, la jeune fille s’engouffre dans un monstre de plastique qui l’emporte au pays des rêves et des réminiscences embusqués dans le papier peint, les briques, le mortier poreux.

Voici qu’une ville apparaît, les maisons-fresques glissent sur la scène, faux décors en trompe-l’œil, structures mobiles qui forment des rues, des fonds de cour, des culs-de-sac. Dans cette architecture fragile s’ouvrent des fenêtres, des portes, des caniveaux, autant d’ouvertures où la jeune femme ravive sa mémoire. Surgissent alors des drames anciens, des amours abandonnés, petits bonheurs et grandes souffrances. Les images surréalistes fabriquées avec brio et précisions s’enchaînent dans une suite de tableaux émouvants : marionnettes grandeur nature en relation intime avec la jeune fille, d’autres sans épaisseur et pourtant si réalistes, des zombies évanescents, un danseur magnifique, un étrange poupon enfoui dans la poitrine de sa mère impassible…

Murmures de murs emprunte à la prestidigitation, au cinéma muet, à l’illusion, à la magie des glissements du présent au passé, du tangible à l’impalpable, de la brutalité du réel effrité (maison qui sera détruite, murs qui se fissurent, expulsion par le propriétaire et les déménageurs) aux désirs inassouvis et souvenirs enfouis sous le papier peint. Et en guise de métaphores, les personnages changent de peau à l’exemple des objets : tapisseries superposées qui se déroulent, vestes aux manches qui réapparaissent sitôt arrachées,  apparitions de figures énigmatiques.

Avec détermination, Aurélia Thierrée et sa mère Victoria Thierrée-Chaplin refusent dans leurs entrevues de dire de quoi il s’agit. Elles ne s’engagent sur aucune piste de lecture, sur aucun indice. On en comprend la raison en assistant à la représentation. Il y a ici une trame narrative très faible, car faute d’histoire, Murmures des murs se construits sur « des » histoires, comme une série de tableaux entrecroisés qui obnubilent le rationnel pour nous placer dans une zone de plaisir brut. De fait, nous sommes dans une toile surréaliste où les outils du cirque, de la magie, du subterfuge nous ouvrent un univers fabuleux, où rien n’est vrai, mais tout indispensable à cette envolée lyrique dans l’imaginaire.

Et, hier soir, coup théâtre. A la cinquantième minute du spectacle, un technicien vient nous annoncer que Aurélia s’est blessée, ne peut plus marcher et doit interrompre le spectacle. Incrédulité, personne ne bouge, on croit à un autre subterfuge pour nous annoncer un entracte surprise. Hélas, non. Étrange karma pour ce spectacle en première nord-américaine : déjà l’heure de représentation avait été reculée à cause d’un retard du transport transatlantique, après une nuit intense de travail pour l’équipe technique, avec la fatigue accumulée…  

Comme un coït interrompu, le public est resté sur sa faim, mais a tout de même pu apprécier la magie, la fabulation, la précision du travail, la puissance évocatrice de la proposition. Nous savons bien que la jeune fille sera expulsée de son appartement, et que ses murs la laisseront bientôt en paix, mais nous aurions préféré l’accompagner dans sa trajectoire jusqu’à la fin. À suivre, donc.

Murmures de murs

Conception et mise en scène de Victoria Thierrée-Chaplin. Une production de la Compagnie des Petites Heures. Présenté  le 29 mai 2015 au Théâtre La Bordée, dans le cadre du Carrefour international de théâtre.

Nous apprenons en dernière heure que les deux représentations prévues sont annulées.