Critiques

Héroïne(s) : Immersion sensorielle dans les limbes de la dépendance

Justine Latour

Après sa première pièce, Peep Show, présentée l’an passé à la Chapelle, Nicolas Berzi réinvestit les lieux pour une nouvelle création, Héroïne(s), en s’entourant des membres de sa compagnie Artiste Inconnu. Laissant une place primordiale à la vidéo, à la musique et à la performance de l’acteur dans cette œuvre, il propose une immersion sensorielle dans l’univers trouble de la toxicomanie.

Intitulée Live postmortem, la première partie suivant le générique d’introduction annonce de manière cinématographique le ton paradoxal et ironique de la pièce. Le principal point commun des trois voix que nous percevons dans ce décor mortuaire est d’«[être] l’héroïne». On saisit d’emblée la place que prend cette substance dans la vie des protagonistes avant, pendant et après l’overdose. Véritable force motrice, la drogue, organe de plaisir et de mort, se substitue à leurs identités, imbibant les moindres cellules de leur sang, de leur chair, de leur être.

Malgré un certain caractère glamour, les (anti)héroïnes sont celles d’une histoire parsemée d’échecs, d’isolement social et de transgression des normes. De trois cercueils se détachant du décor en bois, apparaissent des images vidéo se déplaçant sur la scène transformée en énorme surface de projection. Les gros plans en infrarouges sur leurs visages renforceront à la fois notre proximité avec les performeuses, mais aussi la part grotesque les caractérisant (regards vitreux, mâchoires crispées). Les ressuscités émergent alors de leurs boîtes et incorporent tour à tour le spectre des états limites du junky (extase, crise, apathie, rechute) sous la simplicité et pureté des couleurs du système de codage RVB venant accaparer l’espace de la scène de manière significative.

Bien que les dialogues permettent par l’humour de dédramatiser le lourd sujet de l’addiction, on pourrait cependant reprocher à un texte parfois volontairement désarticulé de manquer de profondeur. Mais, l’excellente conclusion de la pièce titrée Unspoken Word, rectifie le tir. Les interprètes, en incluant le spectateur dans l’image projetée sur l’écran, récitent un poème au rythme syncopé parvenant à nous transporter dans l’aspect trash d’un environnement hostile à la vie, au cœur du paradoxe de l’autodestruction et de l’amour obnubilant de la défonce, dans les limbes de la dépendance.

Le subterfuge d’un problème technique permet aux interprètes d’abandonner quelques minutes leurs rôles théâtralement excessifs en commentant avec autodérision les choix de mise en scène; si bien qu’on est portés à se demander où s’arrête la fiction et où commence la réalité. L’adresse aux spectateurs pendant le jeu des devinettes renforce cet effet. Notre propre sobriété est remise en question en pointant du doigt, entre autres, nos dépendances affectives.

Par ce dispositif scénique multimédia et la recherche de l’engagement de son auditoire, l’œuvre prend des allures de Théâtre de la cruauté. Elle nous confronte à notre inconfort et au caractère tragique de l’impuissance à tendre la main vers ces âmes perdues aux prises avec leur addiction. Reflet des piqueries situées à l’abri de nos regards, Héroïne(s) présente un portrait complexe de trois figures féminines de junky, symboles de l’échec à se retrouver dans une société où l’individualisme et le culte de la performance règnent en maîtres.

Héroïne(s)

Texte et mise en scène: Nicolas Berzi. Une production d’Artiste Inconnu. À la Chapelle jusqu’au 21 novembre 2015.

Mélanie Carpentier

À propos de

Journaliste spécialisée en danse pour Le Devoir et enseignante de français langue seconde, elle a été membre de la rédaction de JEU de 2017 à 2018.