Sur une toile de fond urbaine une femme vêtue d’une longue robe chic parcourt les vastes terrains vagues d’une ville en pleine détérioration. Dans une marche incessante, elle lutte pour sa survie et contre sa propre désintégration.
D’où vient-elle? D’où sort-elle? Peut-être d’une soirée mondaine, un flagrant contraste avec ce monde solitaire en train de basculer. Figure incongrue et décalée dans ce paysage désolé et apocalyptique, sa présence dans ce lieu hostile évoque la fragilité et la précarité de la vie, où tout peut vaciller d’une minute à l’autre. « Tu marches sur la terre, et il n’y a rien de solide, tout à coup la terre peut s’ouvrir et tu peux tomber dans un abîme », dit Lucie Grégoire. Une métaphore qui pourrait être prise au pied de la lettre, mais tout aussi bien s’appliquer à notre équilibre psychologique et émotionnel.
Ce solo, qui représente une grande étape dans sa carrière, Lucie Grégoire l’avait composé et interprété elle-même, il y a 22 ans à l’Agora de la danse. C’est de la rencontre déstabilisante avec le roman post-apocalyptique du célèbre écrivain Paul Auster, Le voyage d’Anna Blume, que le personnage des Choses dernières est né. Continuant à habiter la chorégraphe et réalisant qu’Anna Blume se manifestait à travers les autres solos de son répertoire chorégraphique, elle a choisi de reprendre cette œuvre significative pour fêter les 30 ans de sa compagnie, 30 ans de prolifique création. « J’ai plusieurs solos marquants, déclare-t-elle, mais la thématique de celui-ci me paraît encore très actuelle à l’échelle planétaire. Ça parle d’état d’urgence, de survie, de migration, de territoire fermé… Je sens même qu’il est encore plus actuel que lorsque je l’ai réalisé en 1994. » Reflétant le présent état du monde avec le conflit syrien et la migration forcée de plusieurs millions d’individus, la réactualisation de cette œuvre est plus que jamais et tristement pertinente en cette année 2016.
La mémoire du corps comme archive vivante
Afin de réactualiser Les choses dernières, Lucie Grégoire s’est tournée vers l’interprète Isabelle Poirier, qui l’avait touchée à travers son travail dans d’autres productions. « J’avais 39 ans au moment du solo. Je voulais une danseuse mature. Je n’aurais pas pu transmettre cette pièce-là à une jeune danseuse de 25 ans, parce qu’il faut une certaine maturité pour le personnage de cette femme, pour ce qu’elle véhicule et l’expérience vécue », ajoute l’artiste.
La pièce n’a d’ailleurs subi aucune recomposition, aucun ajout, ni de changement de section. Elle a seulement été adaptée au corps de la nouvelle interprète. Le défi pour Isabelle Poirier, dans la reprise de ce solo où les notions de douleur et de perte sont omniprésentes, était d’aller en chercher le sens profond, unique à elle-même. La difficulté ne résidait pas dans l’apprentissage d’une gestuelle mais d’arriver à l’interpréter et à l’approfondir. « Il ne faut pas que ça devienne récitatif, il faut garder le sens profond du mouvement », précise Lucie Grégoire. En ce sens, elle compare son travail chorégraphique à la sculpture, où on procède en enlevant des couches de matière pour saisir la forme, l’essence. En termes de mouvement, il s’agissait de créer une rythmique dans le bas du corps, en décalage avec une autre cadence dans les bras et le tronc.
Dans cette transmission du solo, Lucie Grégoire s’est surtout basé sur sa mémoire du corps. « Même si ça faisait 22 ans, je me souvenais encore de cette pièce. Je pouvais la défiler d’un bout à l’autre, comme si l’archive m’habitait et que je la portais dans mon corps. » L’archive vidéo a été cependant utile pour aller voir les détails de timing et de précisions musicales. L’interprète, n’ayant pas vu l’original, s’est inspiré de la vidéo, mais elle ne l’a pas utilisée lors du travail en studio.
De nouveaux horizons, entre réactualisation et transmission
Planchers peints pour figurer une photographie en noir et blanc, musique de Robert M. Lepage traduisant l’obsession de la course vitale de cette femme, jeux de lumière sur une palette de couleur grise, c’est avec une scénographie quasiment inchangée par rapport à l’original de 1994 que la chorégraphe aborde cette reprise des Choses dernières.
Pour l’artiste, c’est un immense plaisir de redécouvrir son œuvre avec un autre regard et d’y apporter une nouvelle dimension. « C’est un peu troublant pour moi. Ce solo a vraiment marqué mon histoire de vie, de danse. Je ne l’avais jamais vu de l’extérieur, mais toujours senti de l’intérieur. Se mettre à la place du spectateur et appréhender la manière dont il peut recevoir la pièce, ça fait vivre de grands moments de plénitude et ça a permis de creuser encore plus l’œuvre, de la détailler et de la nuancer. Voir le même travail transmis [au public] par une autre interprète, par ce qu’elle est, par ses expériences comme danseuse, ça ouvre l’horizon. »
À l’encontre du caractère éphémère de la performance, la chorégraphe réalise à quel point la transmission de ses créations et plus généralement des œuvres en danse est importante. « Que cette pièce-là puisse exister en se transformant, je trouve ça très riche, affirme-t-elle. Je sens que c’est important que je transmette mes pièces, qu’elles soient aussi vécues par d’autres danseurs, d’autres corps. Il est bon d’aller vers de nouvelles choses, mais il est nécessaire que des pièces soit revues aussi. »
Quant à ses projets futurs pour la compagnie Lucie Grégoire Danse, fidèle à sa démarche de dépaysement, elle compte aller chercher ses inspirations dans les déserts volcaniques de l’Islande, en rapporter des sensations singulières, les mettre en mouvement et continuer à véhiculer son approche de la danse à ses interprètes.
Avec Les choses dernières, ne se clôt pas un chapitre, mais les horizons s’ouvrent vers de nouvelles avenues chorégraphiques qui se construisent en résistance contre l’éphémère et l’oubli, à brûle-pourpoint de ce que décrit Paul Auster dans une citation que Lucie Grégoire décide de retenir pour illustrer sa pièce : « Ce n’est pas que les choses disparaissent mais lorsqu’elles sont parties, le souvenir qu’on en avait s’évanouit aussi. Des zones obscures se forment dans ton cerveau. » À elle de raviver une de ces zones d’ombre. D’une œuvre chorégraphique majeure inspirée de la littérature, en conserver et en transmettre les richesses en donnant une nouvelle vie à cette précieuse archive.
Chorégraphie : Lucie Grégoire. Une production de Lucie Grégoire Danse. À l’Agora de la danse du 9 au 12 mars 2016.
Sur une toile de fond urbaine une femme vêtue d’une longue robe chic parcourt les vastes terrains vagues d’une ville en pleine détérioration. Dans une marche incessante, elle lutte pour sa survie et contre sa propre désintégration.
D’où vient-elle? D’où sort-elle? Peut-être d’une soirée mondaine, un flagrant contraste avec ce monde solitaire en train de basculer. Figure incongrue et décalée dans ce paysage désolé et apocalyptique, sa présence dans ce lieu hostile évoque la fragilité et la précarité de la vie, où tout peut vaciller d’une minute à l’autre. « Tu marches sur la terre, et il n’y a rien de solide, tout à coup la terre peut s’ouvrir et tu peux tomber dans un abîme », dit Lucie Grégoire. Une métaphore qui pourrait être prise au pied de la lettre, mais tout aussi bien s’appliquer à notre équilibre psychologique et émotionnel.
Ce solo, qui représente une grande étape dans sa carrière, Lucie Grégoire l’avait composé et interprété elle-même, il y a 22 ans à l’Agora de la danse. C’est de la rencontre déstabilisante avec le roman post-apocalyptique du célèbre écrivain Paul Auster, Le voyage d’Anna Blume, que le personnage des Choses dernières est né. Continuant à habiter la chorégraphe et réalisant qu’Anna Blume se manifestait à travers les autres solos de son répertoire chorégraphique, elle a choisi de reprendre cette œuvre significative pour fêter les 30 ans de sa compagnie, 30 ans de prolifique création. « J’ai plusieurs solos marquants, déclare-t-elle, mais la thématique de celui-ci me paraît encore très actuelle à l’échelle planétaire. Ça parle d’état d’urgence, de survie, de migration, de territoire fermé… Je sens même qu’il est encore plus actuel que lorsque je l’ai réalisé en 1994. » Reflétant le présent état du monde avec le conflit syrien et la migration forcée de plusieurs millions d’individus, la réactualisation de cette œuvre est plus que jamais et tristement pertinente en cette année 2016.
La mémoire du corps comme archive vivante
Afin de réactualiser Les choses dernières, Lucie Grégoire s’est tournée vers l’interprète Isabelle Poirier, qui l’avait touchée à travers son travail dans d’autres productions. « J’avais 39 ans au moment du solo. Je voulais une danseuse mature. Je n’aurais pas pu transmettre cette pièce-là à une jeune danseuse de 25 ans, parce qu’il faut une certaine maturité pour le personnage de cette femme, pour ce qu’elle véhicule et l’expérience vécue », ajoute l’artiste.
La pièce n’a d’ailleurs subi aucune recomposition, aucun ajout, ni de changement de section. Elle a seulement été adaptée au corps de la nouvelle interprète. Le défi pour Isabelle Poirier, dans la reprise de ce solo où les notions de douleur et de perte sont omniprésentes, était d’aller en chercher le sens profond, unique à elle-même. La difficulté ne résidait pas dans l’apprentissage d’une gestuelle mais d’arriver à l’interpréter et à l’approfondir. « Il ne faut pas que ça devienne récitatif, il faut garder le sens profond du mouvement », précise Lucie Grégoire. En ce sens, elle compare son travail chorégraphique à la sculpture, où on procède en enlevant des couches de matière pour saisir la forme, l’essence. En termes de mouvement, il s’agissait de créer une rythmique dans le bas du corps, en décalage avec une autre cadence dans les bras et le tronc.
Dans cette transmission du solo, Lucie Grégoire s’est surtout basé sur sa mémoire du corps. « Même si ça faisait 22 ans, je me souvenais encore de cette pièce. Je pouvais la défiler d’un bout à l’autre, comme si l’archive m’habitait et que je la portais dans mon corps. » L’archive vidéo a été cependant utile pour aller voir les détails de timing et de précisions musicales. L’interprète, n’ayant pas vu l’original, s’est inspiré de la vidéo, mais elle ne l’a pas utilisée lors du travail en studio.
De nouveaux horizons, entre réactualisation et transmission
Planchers peints pour figurer une photographie en noir et blanc, musique de Robert M. Lepage traduisant l’obsession de la course vitale de cette femme, jeux de lumière sur une palette de couleur grise, c’est avec une scénographie quasiment inchangée par rapport à l’original de 1994 que la chorégraphe aborde cette reprise des Choses dernières.
Pour l’artiste, c’est un immense plaisir de redécouvrir son œuvre avec un autre regard et d’y apporter une nouvelle dimension. « C’est un peu troublant pour moi. Ce solo a vraiment marqué mon histoire de vie, de danse. Je ne l’avais jamais vu de l’extérieur, mais toujours senti de l’intérieur. Se mettre à la place du spectateur et appréhender la manière dont il peut recevoir la pièce, ça fait vivre de grands moments de plénitude et ça a permis de creuser encore plus l’œuvre, de la détailler et de la nuancer. Voir le même travail transmis [au public] par une autre interprète, par ce qu’elle est, par ses expériences comme danseuse, ça ouvre l’horizon. »
À l’encontre du caractère éphémère de la performance, la chorégraphe réalise à quel point la transmission de ses créations et plus généralement des œuvres en danse est importante. « Que cette pièce-là puisse exister en se transformant, je trouve ça très riche, affirme-t-elle. Je sens que c’est important que je transmette mes pièces, qu’elles soient aussi vécues par d’autres danseurs, d’autres corps. Il est bon d’aller vers de nouvelles choses, mais il est nécessaire que des pièces soit revues aussi. »
Quant à ses projets futurs pour la compagnie Lucie Grégoire Danse, fidèle à sa démarche de dépaysement, elle compte aller chercher ses inspirations dans les déserts volcaniques de l’Islande, en rapporter des sensations singulières, les mettre en mouvement et continuer à véhiculer son approche de la danse à ses interprètes.
Avec Les choses dernières, ne se clôt pas un chapitre, mais les horizons s’ouvrent vers de nouvelles avenues chorégraphiques qui se construisent en résistance contre l’éphémère et l’oubli, à brûle-pourpoint de ce que décrit Paul Auster dans une citation que Lucie Grégoire décide de retenir pour illustrer sa pièce : « Ce n’est pas que les choses disparaissent mais lorsqu’elles sont parties, le souvenir qu’on en avait s’évanouit aussi. Des zones obscures se forment dans ton cerveau. » À elle de raviver une de ces zones d’ombre. D’une œuvre chorégraphique majeure inspirée de la littérature, en conserver et en transmettre les richesses en donnant une nouvelle vie à cette précieuse archive.
Les choses dernières
Chorégraphie : Lucie Grégoire. Une production de Lucie Grégoire Danse. À l’Agora de la danse du 9 au 12 mars 2016.