Les réactions à la lettre adressée par Annick Lefebvre à Ginette Noiseux sur le site Internet de JEU et dans le numéro 158 de la revue (en kiosque le 13 avril) ont été nombreuses et diverses. J’ai cru bon, notamment afin de contribuer à ce que le débat continue d’exister et de s’élever, de rapatrier ici certains des points de vue les plus pertinents sur les questions soulevées par l’auteure dans sa missive à la directrice artistique et générale du Théâtre Espace GO. Aux propos tirés de Facebook et des grands médias s’ajoutent ceux d’Evelyne de la Chenelière, artiste en résidence à Espace GO. Si vous trouvez d’autres points de vue sur la question qui sont dignes de mention, n’hésitez pas à les porter à mon attention.
De la nécessité du «Coup de gueule» dans JEU
Dans une lettre qui m’est adressée, Evelyne de la Chenelière remet en cause la publication de la lettre d’Annick Lefebvre dans les pages de JEU. Je profite donc de l’occasion pour expliquer la vocation de la rubrique «Coup de gueule», publiée en page 11 de chacun des numéros de JEU depuis 2014 ainsi que sur son site Internet. Cette tribune, nous l’offrons à des artistes ou à des travailleurs culturels qui en ont contre le fonctionnement de leur milieu. Le ton qui est employé par l’auteur d’un «Coup de gueule» est nécessairement plus «libre» que tout ce qui est publié dans JEU. Est-il nécessaire de préciser que le texte d’Annick Lefebvre n’aurait jamais pu, sous cette forme, se retouver ailleurs dans la revue?
Si j’ai choisi de publier le texte d’Annick Lefebvre, c’est que je persiste à croire que, parmi les nombreuses fonctions qu’une revue doit accomplir dans sa société, il y a celle, fondamentale, de déclencher des débats. On peut trouver que le ton employé est inadéquat, il reste que l’auteure met le doigt sur un point névralgique. Sa lettre recevrait-elle autant de réactions si elle était sans fondements? La direction artistique d’une institution, le respect de sa mission, la durée des mandats… ce sont des questions aussi cruciales que délicates, des aspects de la pratique théâtrale québécoise qu’il semble impératif de repenser. Parce que la lettre d’Annick Lefebvre a déclenché un tel débat, parce qu’elle a amené ou ramené de pareils sujets sur la place publique, je continue de la trouver essentielle et je ne regrette pas du tout de l’avoir publiée dans JEU.
L’étoffe de la pensée, Evelyne de la Chenelière, auteure, artiste en résidence à Espace GO, texte inédit
Cher Christian Saint-Pierre. Je suis habitée par une profonde tristesse depuis que j’ai lu le coup de gueule d’Annick Lefebvre. Cette tristesse ne vient pas du propos comme tel, qui représente, à l’image de la plupart des coups de gueule, la quintessence de la subjectivité et de l’intérêt personnel.
Si la qualité du texte rédigé par Annick Lefebvre le méritait, j’aurais été tentée de lui répondre que je trouve bien hasardeuse et simpliste l’équation qu’elle pose, selon laquelle être un jeune artiste favoriserait d’emblée une «nouvelle façon de dire et de voir le monde». Je l’aurais aussi invitée à dévoiler quels outils lui permettent de déterminer ce qui est convenu ou innovateur en art. J’aurais également saisi l’occasion pour partager avec elle cette impression: le sentiment de légitimité, s’il est fragile chez tous les créateurs, l’est encore plus chez les femmes artistes, dont la parole n’est toujours pas accueillie comme un geste individuel interrogeant l’humanité, mais comme une présence féminine sur un territoire masculin. J’aurais fait l’effort de sonder et d’articuler cette inquiétude qui grandit en moi depuis plusieurs années: le constat d’un manque terrible d’outils pour évaluer les œuvres d’art, pour repérer les gestes de résistance, pour distinguer les œuvres qui se contentent d’exprimer un goût collectif et celles qui sont l’expression d’une individualité dont la soif de vérité est insatiable.
Mais le texte d’Annick Lefebvre, qui prétend elle-même avoir «étoffé ses propos» depuis sa publication sur Facebook, ne possède pas, justement, l’étoffe qui appellerait à un débat fertile et mobilisateur. À dire vrai, ce texte est d’une pauvreté accablante. Il expose une pensée sans raffinement, sans complexité, et semble nourri par le désir de «poser une bombe», palliant la maigreur de sa réflexion par des formules-choc en invectivant Ginette Noiseux avec une familiarité déconcertante («Ginette, calvaire!»).
Ce qui m’attriste, donc, ce ne sont pas les accusations d’Annick Lefebvre, mais c’est qu’un homme que j’estime comme vous, Christian Saint-Pierre, considère que ce texte, tel qu’il est, est propre à la publication dans une revue consacrée à la réflexion et à l’analyse. C’est dire comme le niveau d’exigence est à son plus bas. C’est triste pour la suite des choses. Votre décision de publier ce texte participe, selon moi, à donner encore plus de place au babillage ambiant, aux «cris du cœur» qui prétendent au débat sans en avoir la rigueur.
Ne serait-ce que pour comparer le niveau et la qualité de la réflexion, avez-vous lu l’article de Jessie Mill, «L’art de la programmation», publié dans le numéro 310 de la revue Liberté? Le regard que pose Jessie Mill est véritablement critique, dans le sens le plus stimulant du terme. Son article pose des questions essentielles sur lesquelles les critiques, les directeurs de théâtres, les artistes et les spectateurs devraient se pencher. Mais personne n’a répondu à Jessie Mill, et personne ne lui répondra. Parce que, justement, elle articule en pensée exigeante, une proposition qu’on ne peut pas simplement liker. Elle ne se contente pas de faire des coups de gueule, et elle n’a pas le temps d’alimenter une page Facebook.
Si nous souhaitons (à long terme, j’en conviens) que toute la société se sente concernée par les débats et les réflexions autour de l’art, de la culture et de ses institutions, il faut commencer par exiger d’une revue comme JEU qu’elle se fasse un devoir de publier exclusivement des articles qui sont le reflet d’un véritable effort de la pensée. Les coups de gueules et la spontanéité ont amplement de tribunes où sévir.
Voir, La Presse et Le Devoir
Le 1er avril, Philippe Couture, de Voir, écrit: «Peut-être que GO gagnerait à se distancier du passé plus militant du Théâtre expérimental des femmes pour embrasser plus fermement sa nouvelle mission: être un phare montréalais au milieu d’écritures contemporaines diverses et exigeantes. Mais ce théâtre n’est pas « en perte de sens ». Il y a bien d’autres institutions qui méritent cette critique.»
Le 2 avril, Luc Boulanger, de La Presse, rapporte: «Dans un coup de gueule publié sur le site de la revue Jeu, la jeune auteure Annick Lefebvre tire à boulets rouges sur Ginette Noiseux, à la barre d’Espace GO depuis 26 ans. L’auteure de J’accuse critique ouvertement sa direction artistique et déplore, entre autres, la place restreinte qui y est accordée aux nouvelles voix de femmes en création.»
Le 5 avril, Alexandre Cadieux, du Devoir, affirme: «Si les affinités électives que Ginette Noiseux se reconnaît avec ces créateurs de valeur sont sans aucun doute défendables, le développement d’une pluralité de paroles féministes ne semble pas avoir servi de principale pierre d’assise à l’édification de cette nébuleuse élargie. Vivement un chantier sur le sujet!»
Philippe Dumaine, codirecteur de projets hybris, sur Facebook, 2 avril
Les réponses au texte d’Annick Lefebvre sont à l’image de la situation qu’elle décrit et dénonce. Quelques points: Pourquoi est-ce que les deux articles (Voir et La Presse) sont écrits par des gars, qui semblent d’ailleurs ne pas maitriser les outils du féminisme? Pourquoi est-ce que, encore une fois, la parole est donnée à l’establishment? Par exemple, pourquoi inclue-t-on les commentaires d’Eric Jean, et pourquoi est-ce que les voix des artistes féministes qu’Annick mentionne sont encore tues? En quoi y-a-t-il «bashing entre féministes» ici, comme l’affirme Ginette Noiseux? Est-ce que le féminisme veut dire se tenir par la main et chanter des comptines? Est-ce que dès qu’on dit à quelqu’un qu’on n’est pas d’accords avec son travail, on bash cette personne? On veut bien «s’asseoir à la table et discuter», tant faut-il y être invité.e.s… Et discuter de quoi? Comment faire entendre les nouvelles voix féministes à une institution qui n’a aucune idée de quoi on parle, qui ne s’intéresse non seulement pas à notre travail mais pas non plus au contexte du féminisme actuel? Ginette Noiseux a appris l’existence du mouvement queer grâce à notre article (projets hybris) dans le fameux numéro «Nouveaux territoires féministes» de JEU. N’est-ce pas alarmant? Le mouvement queer n’est pas nouveau, il est présent et participe aux avancées du féminisme depuis au moins le début des années 90. Depuis que Noiseux est en poste, en fait. Diriger une institution «féministe» sans aucune curiosité pour les développements du mouvement, c’est inacceptable.
Honnêtement, je rêve d’un milieu théâtral qui ne fait pas qu’entendre la critique, mais qui l’accueille, et qui cherche à changer les choses. On semble tous et toutes d’accord sur le fait que le milieu est sclérosé, mais dès qu’on fait une réelle critique, avec des noms, des exemples, des cibles et pas seulement des prises de positions gentilles et assez vagues pour ne brusquer personne, il y a lever de bouclier. Je rêve aussi d’un milieu qui s’intéresse vraiment au féminisme. Qui intègre ses critiques dans sa pratique, dans ses façons de faire. Qui permet aux personnes qualifiées de commenter les implications du féminisme dans les pratiques actuelles. Qui fait entendre des voix multiples, fortes, difficiles, confrontantes. Un milieu qui ne se contentrait pas d’une centaine de signatures de femmes coulées dans le bronze de sa seule institution à mandat féministe.
Éric Noël, auteur, sur Facebook, 2-3 avril
Après avoir lu la lettre d’Annick Lefebvre parue dans JEU et les articles de Philippe Couture et Luc Boulanger, ainsi que plusieurs prises de position facebookiennes par différents artistes, je recopie plus bas le commentaire très pertinent et lumineux de Philippe Dumaine qui me parait au plus près de mon opinion sur cette controverse qui ne devrait pas en être une. Parce que, qu’on se le dise: Annick Lefebvre a raison. À peu près tout le monde est d’accord pour dire que GO devrait faire plus de place à la relève féminine et féministe. Alors il est où le problème?
PERSONNE à ma connaissance n’a répondu à la question d’Annick: «Ça remonte à quand, la découverte d’une auteure québécoise à l’écriture singulière et à la voix forte à Espace GO? Ça remonte à quand, à GO, une pièce d’une auteure dont le travail n’a pas déjà été validé par une autre direction artistique?» Le seul argument qu’on oppose à Annick Lefebvre, en gros, c’est de dire «t’as pas été ben ben fine»… A-t-on vraiment besoin d’expliquer que le rôle d’une ou d’un artiste n’est pas d’être gentille, gentil? Et de toute façon, j’ai beau relire son article, jamais elle n’attaque personnellement Ginette Noiseux, ni les artistes qu’elle cite en exemple. Tout artiste s’expose à ce qu’on critique sa démarche et toute personne a le droit de critiquer une démarche artistique. Ce qui est troublant, en fait, c’est qu’à ma connaissance, à part Pol Pelletier, personne n’avait publiquement critiqué GO avant. Sommes-nous (je m’inclus dans ce «nous») si allergiques aux remises en questions? Le plus troublant pour moi n’est pas la prise de position d’Annick Lefebvre, tout à fait juste, mais bien les réactions parfois pleines de bons sentiments et moralisatrices qu’elle provoque dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Si je salue l’intention de Ginette Noiseux, je déteste au plus haut point cette façon d’infantiliser et de discréditer Annick Lefebvre à cause du ton prétendument offensant de sa lettre. De quoi parle-t-on? On l’aurait voulue calme, posée, académique? On lui demande d’être sage, d’utiliser le discours propre à l’institution, qui ne fait pas de vagues. C’est du snobisme pur et simple: Annick est une artiste, son geste en était un de rupture, de désobéissance, et c’est exactement son rôle en tant qu’artiste: refuser, dire non. Vous êtes au courant, j’espère, que sa compagnie s’appelle le Crachoir? Et non, Annick n’a pas été «offensante» ou «grossière intellectuellement». Au contraire. Annick a simplement fait sienne la citation de Boileau: «Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément.» Elle a tenu un discours direct, clair, précis, limpide… et c’est la clarté de son point, la force de celui-ci qui a mené à cette annonce de Ginette Noiseux.
Ginette Noiseux, directrice générale et artistique du Théâtre Espace GO, sur Facebook, 3 avril
Je trouve lumineux le point de vue de cet article par lequel le journaliste Philippe Couture dépeint le paysage qui s’offre à son intelligence. L’écriture m’engage dans un processus qui me demande beaucoup de temps. Chez moi, elle doit se vivre loin des pressions extérieures. Avec la petite mais ô combien valeureuse équipe d’Espace GO, avec des moyens financiers très réduits pour répondre aux aspirations les plus légitimes des artistes et du public curieux de leurs démarches, nous sommes extrêmement pris au quotidien.
J’avais le sentiment que les réalisations des artistes sur la scène d’Espace GO qui engagent ma signature parlaient avec éloquence du féminisme de ma direction artistique. De toute évidence, cela ne suffit pas. Et je l’entends. La critique et les questionnements me sont essentiels à la conduite de la destinée de l’institution que je dirige. Les avis et les débats d’idées, même contraires, ou ceux mêmes qui pourraient m’être personnellement inconfortables, ont cet immense mérite d’éclairer le chemin parcouru et celui à parcourir devant soi. Ayant un agenda vraiment très chargé d’ici la fin de la saison théâtrale, je vais évidemment prioriser l’accomplissement de mes tâches. Mais je vais écrire, cet été, et trouver ensuite une plateforme sur laquelle publier, en septembre, à l’ouverture d’une nouvelle saison artistique, où à travers les coproductions d’Espace GO, je continue de soutenir des créatrices et des créateurs de tous les horizons, comme de toutes les générations, qui mènent des recherches exigeantes et où mes engagements réaffirment mon grand respect du public.
Si la question a été très mal posée par Madame Lefebvre, sur un ton et des arguments des plus offensants pour les personnes et grossiers intellectuellement, je ressens aussi le besoin (depuis un bon moment en regard des créations des femmes artistes de la relève auxquelles j’assiste, ou que je lis) d’ouvrir à l’Espace GO un chantier de réflexion sur les enjeux actuels du théâtre féministe. Je souhaiterai y réfléchir pour ma part dans la perspective d’un théâtre d’Art et celui de ses complicités naturelles. C’est là ma recherche. Mais ce chantier je le souhaite ouvert à la pluralité des démarches artistiques. Madame Lefebvre y sera évidemment la bienvenue. Bien entendu! Dans l’immédiat, un poste de direction artistique s’ouvre au Théâtre de Quat’Sous. Théâtre dont les recherches ont toujours pris avec originalité et une extraordinaire liberté la couleur de la personnalité artistique de sa direction. Je soutiendrais absolument qu’elle soit féministe! Nous ne serions pas trop de deux!
C’est ma grande complice, Madame Emmanuelle Kirouac à l’Espace GO qui assurera la coordination de ce chantier de réflexions sur les enjeux actuels du théâtre féministe que je souhaite tenir la saison prochaine. Parce que dire, c’est bien, mais «faire», c’est pas mal non plus!
Olivier Choinière, auteur et metteur en scène, sur Facebook, 4 avril
Le fait est que toute une génération d’artistes se sent exclue, pour ne pas dire niée par la direction artistique de nombreux théâtres. Cette indifférence ressentie n’est pas le fruit d’un discours affiché et frontal de la part de la direction, du type «Je ne veux pas de toi ici», mais elle s’incarne par des choix artistiques, c’est-à-dire par les pièces programmées dans les salles, dans lesquelles s’expriment la direction artistique.
Annick Lefebvre s’en prend au travail de Marie Brassard, Sophie Cadieux et Evelyne de la Chenelière parce qu’il incarne, à ses yeux, l’institution dont le mandat l’interpelle mais dont elle estime être ignorée. Les attaques sont sans doute rageuses et violentes, et éminemment discutables, mais rappelons s’il vous plaît qu’elles n’appartiennent qu’à son auteure. Pour une Annick Lefebvre qui dit que c’est vieux, convenu et consensuel, il y en 1 000 autres qui disent que c’est original, audacieux et pertinent. Sans chercher à excuser les propos d’Annick, il faut absolument prendre en compte la frustration et la colère qu’elle exprime, oui, en citant des exemples et des noms.
Quand, avec Projet blanc, j’ai suggéré que le TNM faisait du théâtre mort avec L’École des femmes, tu peux être sûr qu’Yves Desgagnés et Guy Nadon jouaient aux dards avec ma face. Ce n’était pas gentil pour eux, mais on a parfois besoin d’exemples précis, sinon on affirme des choses comme: «La parole des femmes de toutes générations devrait prendre les théâtres d’assaut», ce avec quoi on est tous d’accord, Anne-Marie Cadieux. Mais on risque de se retrouver comme dans un congrès du CQT: tant qu’on ne discute que de grands principes, tout le monde vote pour et rien ne bouge. Ginette Noiseux a eu aujourd’hui l’élégance de répondre au fond de la lettre d’Annick plus qu’à la forme, et je l’en félicite. C’est au fond qu’il faut s’attarder, sinon on risque de passer à côté du problème, «passer à côté du problème» étant en quelque sorte devenu notre sport national.
Les réactions à la lettre adressée par Annick Lefebvre à Ginette Noiseux sur le site Internet de JEU et dans le numéro 158 de la revue (en kiosque le 13 avril) ont été nombreuses et diverses. J’ai cru bon, notamment afin de contribuer à ce que le débat continue d’exister et de s’élever, de rapatrier ici certains des points de vue les plus pertinents sur les questions soulevées par l’auteure dans sa missive à la directrice artistique et générale du Théâtre Espace GO. Aux propos tirés de Facebook et des grands médias s’ajoutent ceux d’Evelyne de la Chenelière, artiste en résidence à Espace GO. Si vous trouvez d’autres points de vue sur la question qui sont dignes de mention, n’hésitez pas à les porter à mon attention.
De la nécessité du «Coup de gueule» dans JEU
Dans une lettre qui m’est adressée, Evelyne de la Chenelière remet en cause la publication de la lettre d’Annick Lefebvre dans les pages de JEU. Je profite donc de l’occasion pour expliquer la vocation de la rubrique «Coup de gueule», publiée en page 11 de chacun des numéros de JEU depuis 2014 ainsi que sur son site Internet. Cette tribune, nous l’offrons à des artistes ou à des travailleurs culturels qui en ont contre le fonctionnement de leur milieu. Le ton qui est employé par l’auteur d’un «Coup de gueule» est nécessairement plus «libre» que tout ce qui est publié dans JEU. Est-il nécessaire de préciser que le texte d’Annick Lefebvre n’aurait jamais pu, sous cette forme, se retouver ailleurs dans la revue?
Si j’ai choisi de publier le texte d’Annick Lefebvre, c’est que je persiste à croire que, parmi les nombreuses fonctions qu’une revue doit accomplir dans sa société, il y a celle, fondamentale, de déclencher des débats. On peut trouver que le ton employé est inadéquat, il reste que l’auteure met le doigt sur un point névralgique. Sa lettre recevrait-elle autant de réactions si elle était sans fondements? La direction artistique d’une institution, le respect de sa mission, la durée des mandats… ce sont des questions aussi cruciales que délicates, des aspects de la pratique théâtrale québécoise qu’il semble impératif de repenser. Parce que la lettre d’Annick Lefebvre a déclenché un tel débat, parce qu’elle a amené ou ramené de pareils sujets sur la place publique, je continue de la trouver essentielle et je ne regrette pas du tout de l’avoir publiée dans JEU.
L’étoffe de la pensée, Evelyne de la Chenelière, auteure, artiste en résidence à Espace GO, texte inédit
Cher Christian Saint-Pierre. Je suis habitée par une profonde tristesse depuis que j’ai lu le coup de gueule d’Annick Lefebvre. Cette tristesse ne vient pas du propos comme tel, qui représente, à l’image de la plupart des coups de gueule, la quintessence de la subjectivité et de l’intérêt personnel.
Si la qualité du texte rédigé par Annick Lefebvre le méritait, j’aurais été tentée de lui répondre que je trouve bien hasardeuse et simpliste l’équation qu’elle pose, selon laquelle être un jeune artiste favoriserait d’emblée une «nouvelle façon de dire et de voir le monde». Je l’aurais aussi invitée à dévoiler quels outils lui permettent de déterminer ce qui est convenu ou innovateur en art. J’aurais également saisi l’occasion pour partager avec elle cette impression: le sentiment de légitimité, s’il est fragile chez tous les créateurs, l’est encore plus chez les femmes artistes, dont la parole n’est toujours pas accueillie comme un geste individuel interrogeant l’humanité, mais comme une présence féminine sur un territoire masculin. J’aurais fait l’effort de sonder et d’articuler cette inquiétude qui grandit en moi depuis plusieurs années: le constat d’un manque terrible d’outils pour évaluer les œuvres d’art, pour repérer les gestes de résistance, pour distinguer les œuvres qui se contentent d’exprimer un goût collectif et celles qui sont l’expression d’une individualité dont la soif de vérité est insatiable.
Mais le texte d’Annick Lefebvre, qui prétend elle-même avoir «étoffé ses propos» depuis sa publication sur Facebook, ne possède pas, justement, l’étoffe qui appellerait à un débat fertile et mobilisateur. À dire vrai, ce texte est d’une pauvreté accablante. Il expose une pensée sans raffinement, sans complexité, et semble nourri par le désir de «poser une bombe», palliant la maigreur de sa réflexion par des formules-choc en invectivant Ginette Noiseux avec une familiarité déconcertante («Ginette, calvaire!»).
Ce qui m’attriste, donc, ce ne sont pas les accusations d’Annick Lefebvre, mais c’est qu’un homme que j’estime comme vous, Christian Saint-Pierre, considère que ce texte, tel qu’il est, est propre à la publication dans une revue consacrée à la réflexion et à l’analyse. C’est dire comme le niveau d’exigence est à son plus bas. C’est triste pour la suite des choses. Votre décision de publier ce texte participe, selon moi, à donner encore plus de place au babillage ambiant, aux «cris du cœur» qui prétendent au débat sans en avoir la rigueur.
Ne serait-ce que pour comparer le niveau et la qualité de la réflexion, avez-vous lu l’article de Jessie Mill, «L’art de la programmation», publié dans le numéro 310 de la revue Liberté? Le regard que pose Jessie Mill est véritablement critique, dans le sens le plus stimulant du terme. Son article pose des questions essentielles sur lesquelles les critiques, les directeurs de théâtres, les artistes et les spectateurs devraient se pencher. Mais personne n’a répondu à Jessie Mill, et personne ne lui répondra. Parce que, justement, elle articule en pensée exigeante, une proposition qu’on ne peut pas simplement liker. Elle ne se contente pas de faire des coups de gueule, et elle n’a pas le temps d’alimenter une page Facebook.
Si nous souhaitons (à long terme, j’en conviens) que toute la société se sente concernée par les débats et les réflexions autour de l’art, de la culture et de ses institutions, il faut commencer par exiger d’une revue comme JEU qu’elle se fasse un devoir de publier exclusivement des articles qui sont le reflet d’un véritable effort de la pensée. Les coups de gueules et la spontanéité ont amplement de tribunes où sévir.
Voir, La Presse et Le Devoir
Le 1er avril, Philippe Couture, de Voir, écrit: «Peut-être que GO gagnerait à se distancier du passé plus militant du Théâtre expérimental des femmes pour embrasser plus fermement sa nouvelle mission: être un phare montréalais au milieu d’écritures contemporaines diverses et exigeantes. Mais ce théâtre n’est pas « en perte de sens ». Il y a bien d’autres institutions qui méritent cette critique.»
Le 2 avril, Luc Boulanger, de La Presse, rapporte: «Dans un coup de gueule publié sur le site de la revue Jeu, la jeune auteure Annick Lefebvre tire à boulets rouges sur Ginette Noiseux, à la barre d’Espace GO depuis 26 ans. L’auteure de J’accuse critique ouvertement sa direction artistique et déplore, entre autres, la place restreinte qui y est accordée aux nouvelles voix de femmes en création.»
Le 5 avril, Alexandre Cadieux, du Devoir, affirme: «Si les affinités électives que Ginette Noiseux se reconnaît avec ces créateurs de valeur sont sans aucun doute défendables, le développement d’une pluralité de paroles féministes ne semble pas avoir servi de principale pierre d’assise à l’édification de cette nébuleuse élargie. Vivement un chantier sur le sujet!»
Philippe Dumaine, codirecteur de projets hybris, sur Facebook, 2 avril
Les réponses au texte d’Annick Lefebvre sont à l’image de la situation qu’elle décrit et dénonce. Quelques points: Pourquoi est-ce que les deux articles (Voir et La Presse) sont écrits par des gars, qui semblent d’ailleurs ne pas maitriser les outils du féminisme? Pourquoi est-ce que, encore une fois, la parole est donnée à l’establishment? Par exemple, pourquoi inclue-t-on les commentaires d’Eric Jean, et pourquoi est-ce que les voix des artistes féministes qu’Annick mentionne sont encore tues? En quoi y-a-t-il «bashing entre féministes» ici, comme l’affirme Ginette Noiseux? Est-ce que le féminisme veut dire se tenir par la main et chanter des comptines? Est-ce que dès qu’on dit à quelqu’un qu’on n’est pas d’accords avec son travail, on bash cette personne? On veut bien «s’asseoir à la table et discuter», tant faut-il y être invité.e.s… Et discuter de quoi? Comment faire entendre les nouvelles voix féministes à une institution qui n’a aucune idée de quoi on parle, qui ne s’intéresse non seulement pas à notre travail mais pas non plus au contexte du féminisme actuel? Ginette Noiseux a appris l’existence du mouvement queer grâce à notre article (projets hybris) dans le fameux numéro «Nouveaux territoires féministes» de JEU. N’est-ce pas alarmant? Le mouvement queer n’est pas nouveau, il est présent et participe aux avancées du féminisme depuis au moins le début des années 90. Depuis que Noiseux est en poste, en fait. Diriger une institution «féministe» sans aucune curiosité pour les développements du mouvement, c’est inacceptable.
Honnêtement, je rêve d’un milieu théâtral qui ne fait pas qu’entendre la critique, mais qui l’accueille, et qui cherche à changer les choses. On semble tous et toutes d’accord sur le fait que le milieu est sclérosé, mais dès qu’on fait une réelle critique, avec des noms, des exemples, des cibles et pas seulement des prises de positions gentilles et assez vagues pour ne brusquer personne, il y a lever de bouclier. Je rêve aussi d’un milieu qui s’intéresse vraiment au féminisme. Qui intègre ses critiques dans sa pratique, dans ses façons de faire. Qui permet aux personnes qualifiées de commenter les implications du féminisme dans les pratiques actuelles. Qui fait entendre des voix multiples, fortes, difficiles, confrontantes. Un milieu qui ne se contentrait pas d’une centaine de signatures de femmes coulées dans le bronze de sa seule institution à mandat féministe.
Éric Noël, auteur, sur Facebook, 2-3 avril
Après avoir lu la lettre d’Annick Lefebvre parue dans JEU et les articles de Philippe Couture et Luc Boulanger, ainsi que plusieurs prises de position facebookiennes par différents artistes, je recopie plus bas le commentaire très pertinent et lumineux de Philippe Dumaine qui me parait au plus près de mon opinion sur cette controverse qui ne devrait pas en être une. Parce que, qu’on se le dise: Annick Lefebvre a raison. À peu près tout le monde est d’accord pour dire que GO devrait faire plus de place à la relève féminine et féministe. Alors il est où le problème?
PERSONNE à ma connaissance n’a répondu à la question d’Annick: «Ça remonte à quand, la découverte d’une auteure québécoise à l’écriture singulière et à la voix forte à Espace GO? Ça remonte à quand, à GO, une pièce d’une auteure dont le travail n’a pas déjà été validé par une autre direction artistique?» Le seul argument qu’on oppose à Annick Lefebvre, en gros, c’est de dire «t’as pas été ben ben fine»… A-t-on vraiment besoin d’expliquer que le rôle d’une ou d’un artiste n’est pas d’être gentille, gentil? Et de toute façon, j’ai beau relire son article, jamais elle n’attaque personnellement Ginette Noiseux, ni les artistes qu’elle cite en exemple. Tout artiste s’expose à ce qu’on critique sa démarche et toute personne a le droit de critiquer une démarche artistique. Ce qui est troublant, en fait, c’est qu’à ma connaissance, à part Pol Pelletier, personne n’avait publiquement critiqué GO avant. Sommes-nous (je m’inclus dans ce «nous») si allergiques aux remises en questions? Le plus troublant pour moi n’est pas la prise de position d’Annick Lefebvre, tout à fait juste, mais bien les réactions parfois pleines de bons sentiments et moralisatrices qu’elle provoque dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Si je salue l’intention de Ginette Noiseux, je déteste au plus haut point cette façon d’infantiliser et de discréditer Annick Lefebvre à cause du ton prétendument offensant de sa lettre. De quoi parle-t-on? On l’aurait voulue calme, posée, académique? On lui demande d’être sage, d’utiliser le discours propre à l’institution, qui ne fait pas de vagues. C’est du snobisme pur et simple: Annick est une artiste, son geste en était un de rupture, de désobéissance, et c’est exactement son rôle en tant qu’artiste: refuser, dire non. Vous êtes au courant, j’espère, que sa compagnie s’appelle le Crachoir? Et non, Annick n’a pas été «offensante» ou «grossière intellectuellement». Au contraire. Annick a simplement fait sienne la citation de Boileau: «Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément.» Elle a tenu un discours direct, clair, précis, limpide… et c’est la clarté de son point, la force de celui-ci qui a mené à cette annonce de Ginette Noiseux.
Ginette Noiseux, directrice générale et artistique du Théâtre Espace GO, sur Facebook, 3 avril
Je trouve lumineux le point de vue de cet article par lequel le journaliste Philippe Couture dépeint le paysage qui s’offre à son intelligence. L’écriture m’engage dans un processus qui me demande beaucoup de temps. Chez moi, elle doit se vivre loin des pressions extérieures. Avec la petite mais ô combien valeureuse équipe d’Espace GO, avec des moyens financiers très réduits pour répondre aux aspirations les plus légitimes des artistes et du public curieux de leurs démarches, nous sommes extrêmement pris au quotidien.
J’avais le sentiment que les réalisations des artistes sur la scène d’Espace GO qui engagent ma signature parlaient avec éloquence du féminisme de ma direction artistique. De toute évidence, cela ne suffit pas. Et je l’entends. La critique et les questionnements me sont essentiels à la conduite de la destinée de l’institution que je dirige. Les avis et les débats d’idées, même contraires, ou ceux mêmes qui pourraient m’être personnellement inconfortables, ont cet immense mérite d’éclairer le chemin parcouru et celui à parcourir devant soi. Ayant un agenda vraiment très chargé d’ici la fin de la saison théâtrale, je vais évidemment prioriser l’accomplissement de mes tâches. Mais je vais écrire, cet été, et trouver ensuite une plateforme sur laquelle publier, en septembre, à l’ouverture d’une nouvelle saison artistique, où à travers les coproductions d’Espace GO, je continue de soutenir des créatrices et des créateurs de tous les horizons, comme de toutes les générations, qui mènent des recherches exigeantes et où mes engagements réaffirment mon grand respect du public.
Si la question a été très mal posée par Madame Lefebvre, sur un ton et des arguments des plus offensants pour les personnes et grossiers intellectuellement, je ressens aussi le besoin (depuis un bon moment en regard des créations des femmes artistes de la relève auxquelles j’assiste, ou que je lis) d’ouvrir à l’Espace GO un chantier de réflexion sur les enjeux actuels du théâtre féministe. Je souhaiterai y réfléchir pour ma part dans la perspective d’un théâtre d’Art et celui de ses complicités naturelles. C’est là ma recherche. Mais ce chantier je le souhaite ouvert à la pluralité des démarches artistiques. Madame Lefebvre y sera évidemment la bienvenue. Bien entendu! Dans l’immédiat, un poste de direction artistique s’ouvre au Théâtre de Quat’Sous. Théâtre dont les recherches ont toujours pris avec originalité et une extraordinaire liberté la couleur de la personnalité artistique de sa direction. Je soutiendrais absolument qu’elle soit féministe! Nous ne serions pas trop de deux!
C’est ma grande complice, Madame Emmanuelle Kirouac à l’Espace GO qui assurera la coordination de ce chantier de réflexions sur les enjeux actuels du théâtre féministe que je souhaite tenir la saison prochaine. Parce que dire, c’est bien, mais «faire», c’est pas mal non plus!
Olivier Choinière, auteur et metteur en scène, sur Facebook, 4 avril
Le fait est que toute une génération d’artistes se sent exclue, pour ne pas dire niée par la direction artistique de nombreux théâtres. Cette indifférence ressentie n’est pas le fruit d’un discours affiché et frontal de la part de la direction, du type «Je ne veux pas de toi ici», mais elle s’incarne par des choix artistiques, c’est-à-dire par les pièces programmées dans les salles, dans lesquelles s’expriment la direction artistique.
Annick Lefebvre s’en prend au travail de Marie Brassard, Sophie Cadieux et Evelyne de la Chenelière parce qu’il incarne, à ses yeux, l’institution dont le mandat l’interpelle mais dont elle estime être ignorée. Les attaques sont sans doute rageuses et violentes, et éminemment discutables, mais rappelons s’il vous plaît qu’elles n’appartiennent qu’à son auteure. Pour une Annick Lefebvre qui dit que c’est vieux, convenu et consensuel, il y en 1 000 autres qui disent que c’est original, audacieux et pertinent. Sans chercher à excuser les propos d’Annick, il faut absolument prendre en compte la frustration et la colère qu’elle exprime, oui, en citant des exemples et des noms.
Quand, avec Projet blanc, j’ai suggéré que le TNM faisait du théâtre mort avec L’École des femmes, tu peux être sûr qu’Yves Desgagnés et Guy Nadon jouaient aux dards avec ma face. Ce n’était pas gentil pour eux, mais on a parfois besoin d’exemples précis, sinon on affirme des choses comme: «La parole des femmes de toutes générations devrait prendre les théâtres d’assaut», ce avec quoi on est tous d’accord, Anne-Marie Cadieux. Mais on risque de se retrouver comme dans un congrès du CQT: tant qu’on ne discute que de grands principes, tout le monde vote pour et rien ne bouge. Ginette Noiseux a eu aujourd’hui l’élégance de répondre au fond de la lettre d’Annick plus qu’à la forme, et je l’en félicite. C’est au fond qu’il faut s’attarder, sinon on risque de passer à côté du problème, «passer à côté du problème» étant en quelque sorte devenu notre sport national.