Critiques

887 : Un spectacle majeur

Erick Labbé

Robert Lepage signe avec ce 887 inventif, émouvant et percutant l’un de ses meilleurs spectacles. Il l’a conçu, écrit, mis en scène et il en est l’unique interprète. Sur le thème de la mémoire, le sujet, apparemment, le titillait depuis longtemps. Ce n’est pas le premier solo de Robert Lepage, bien sûr, lui qui nous a déjà habitués à le voir seul en scène déterrer des souvenirs et jongler avec ses rêves et ses peurs. On pense aux Aiguilles et l’opium et surtout à La face cachée de la lune. Mais, ici, il faut bien le dire, l’engagement personnel de l’artiste atteint un degré inégalé jusqu’à maintenant. Le ton adopté, très naturel, reflète bien d’ailleurs le parti pris pour une communication directe et spontanée avec le spectateur. Et cela est une réussite totale.

Erick Labbé

Confronté à l’obligation d’apprendre par cœur le poème Speak White de Michèle Lalonde, qu’il a promis de dire lors d’une soirée pour commémorer le 40e anniversaire de la fameuse Nuit de la Poésie de 1970, le personnage bute sur les mots. À sa grande surprise, il ne parvient pas à se mettre le texte en bouche. Pourtant, n’est-il pas un comédien, habitué à apprendre des textes beaucoup plus longs? Comme si, avant de pouvoir dire ce texte, véritable pamphlet contre l’infériorisation des travailleurs, il doit s’en approprier la charge politique et sociale. Et de commencer un travail sur la mémoire, personnelle et collective.

Robert Lepage avait 12 ans lors des événements d’octobre 1970. Habitait au 887 de la rue Murray à Québec. Il avait un frère et deux sœurs. Livrait les journaux. Sa grand-mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, vivait avec la famille. Son père était chauffeur de taxi. Le portrait se dessine lentement et sûrement. Avec délicatesse et une bonne dose d’humour, Lepage fait surgir du passé sa famille, semblable à tant d’autres, mais aussi tout le Québec des années soixante. On parle visite de la reine, bombes du FLQ, langue, politique et classes sociales. On parle d’un enfant et de son père. Quotidienneté et Histoire s’entremêlent. Et ce voyage dans le temps secoue. On ne peut pas ne pas se sentir concerné.

Erick Labbé

Avec l’ingéniosité qu’on lui connaît, Lepage habite la scène, transforme l’espace, jouant avec une belle maquette du 887 Murray, manipulant personnages et voitures miniatures, et tout cela prend vie. Toujours, ici, la forme est au service du fond. Rarement aura-t-on senti Robert Lepage aussi juste et vrai. Il reconstitue ce (son, notre) passé pour mieux nous confronter à l’espèce d’amnésie collective dont nous sommes actuellement affligés. Et ça frappe. Quand il finira par le dire, ce Speak White, admirablement, toute la charge émotive accumulée durant le spectacle s’y retrouvant condensée, le public au complet sera ébranlé. Même Michèle Lalonde, qui était dans la salle le soir de la première, a dû en être soufflée. Un spectacle à voir absolument. Souhaitons encore d’autres supplémentaires.

887

Texte, conception et mise en scène: Robert Lepage. Direction de création et idéation: Steve Blanchet. Conseiller dramaturgique: Peder Bjurman. Musique et son: Jean-Sébastien Côté. Éclairages: Laurent Routhier. Images: Félix Fradet-Faguy. Avec Robert Lepage. Une production d’Ex Machina. Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 8 juin 2016. Au Théâtre Babs Asper du CNA (Ottawa), en anglais, du 10 au 27 janvier 2018. Au Théâtre du Nouveau Monde du 23 octobre au 3 novembre 2018.

Louise Vigeant

À propos de

Docteure en sémiologie théâtrale, elle a été professeure de 1979 à 2011. Membre de la rédaction de JEU (puis rédactrice en chef et directrice) de 1988 à 2003, elle a présidé l’Association québécoise des critiques de théâtre de 1996 à 1999 et, de 2004 à 2007, travaillé à la Délégation générale du Québec à Paris.