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Dans la solitude des champs de coton : L’objet du désir

Christophe Raynaud de Lage

Percussionniste, artiste de cirque, compositeur d’opéra, homme de théâtre… Roland Auzet aime à se définir comme un « écrivain de plateau ». Du 12 au 17 septembre 2016, il présente Dans la solitude des champs de coton, un texte de Bernard-Marie Koltès, au théâtre Prospero – enfin, pas tout à fait, puisque le spectacle se déplacera dans la cour arrière du théâtre, au coin des rues Ontario et Plessis.

Longtemps marquée par les trois mises en scène successives de Patrice Chéreau, la pièce Dans la solitude des champs de coton est l’histoire d’un deal entre deux personnages : le Dealer et le Client, rôles écrits initialement pour un Noir et un Blanc. Ici, ils sont interprétés par deux femmes : « C’est la question de la différence qui est au cœur de la pièce, dit Roland Auzet en entrevue. La différence entre deux hommes et deux femmes, des Noirs et des Blancs, des riches et des pauvres. Quelle est la différence entre deux êtres ? La couleur, l’âge, le milieu social. Ce qui se dégage de la pièce, c’est l’universalité du désir. Le texte est teinté de la question homosexuelle qui se posait dans les années 80, bien plus prégnante que celle de la personne de couleur, même si cette thématique est au cœur des débats aujourd’hui. Les deux femmes ont toute légitimité pour parler de ça. »

Christophe Raynaud de Lage

Le désir, enjeu central

Le texte parle de désir, de l’assouvissement de ce désir. Mais on peut aussi y lire un deal avec la mort, qui serait le désir ultime : « C’est une mise à mort, reprend Auzet. Mettre fin à l’autre avec le langage. Koltès nous met face à nous-même avec l’instinct de la mort. Mais une mort symbolique, universelle, qui peut s’incarner de plusieurs manières. Mettre fin à l’autre, au fond, c’est la définition de l’amour : donner quelque chose qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Koltès adorait cette définition. Mettre fin à l’autre dans cette quête infernale de la relation entre deux êtres. La question du désir questionne celle de la représentation, celle du théâtre. Les derniers mots de la pièce sont : « Quelle arme ?» mais elle pourrait aussi commencer là. Le génie de ce texte concentrique, c’est d’arriver à une question qu’on aurait pu se poser une heure plus tôt.»

Koltès disait que son théâtre devait être joué dans des lieux non théâtraux : « Je ne vois pas ce que ce texte pourrait faire dans un théâtre ! » dit Auzet. Le spectacle a été créé en mai 2016 dans le centre commercial de la Part-Dieu, à Lyon. Un défi un peu fou, en termes de sécurité et d’acoustique. Les spectateurs, munis de casques audio, suivaient les comédiennes dans les allées, dans les escaliers : « Ce fut une rencontre très forte avec le public, se souvient Auzet. Les plus belles représentations ont été données dans des endroits improbables, dans des parkings, dans le centre commercial. Nous allons bientôt jouer dans un stade de foot !»

Aux Bouffes du Nord, à Paris, les deux premières représentations ont commencé devant le théâtre, puis la police municipale – état d’urgence oblige –  a fait se rapatrier et confiner actrices et spectateurs à l’intérieur du théâtre. Au Théâtre Prospero, le spectacle va débuter dans la cour arrière du théâtre : « Un lieu très koltésien, un vrai lieu de drogue, dit Auzet. Ainsi, le récit vient de la rue, puis investit cet endroit avant de finir dans le théâtre. Cela définit une évidence du texte, la mécanique de la rencontre : on repère quelqu’un dans l’espace public, on entre en connexion, puis on se met à l’écart. On reprend le même schéma : les deux femmes se croisent dans la rue, le dialogue s’amorce dans la cour et elles viennent se mettre à l’écart dans le théâtre. La salle sera seulement éclairée par la sentinelle, comme si c’était un lieu fermé, abandonné. Pour que les mots soient au centre de ce dispositif. Il n’y aura pas de décor, on éclaire pour y voir, c’est tout. »

Christophe Raynaud de Lage

Deux actrices exceptionnelles

Les spectateurs seront équipés d’un casque audio, qui permettra d’entendre les chuchotements,  la respiration des comédiennes, dans une grande proximité. Un procédé qui, selon Auzet, permet les plans larges et les travellings, comme au cinéma. Depuis la cour intérieure du Prospero, le public verra les actrices arriver de la rue Ontario, il les entendra parler au lointain : « J’ai conçu le dispositif sonore avec le Centre national de création musicale La Muse en circuit. J’ai également composé la musique – mais les comédiennes ne l’entendent pas. Anne Alvaro et Audrey Bonnet sont deux grandes actrices, et de très belles personnes. Elles ont toutes deux une organicité de la relation à la parole, ainsi qu’une vraie signature vocale. C’est magnifique d’entendre leurs voix dans le casque, cela les rend très proches, très intimes. Et c’est d’autant plus beau avec Koltès, parce que c’est une langue qui se mâche, chaque mot, chaque syllabe, chaque virgule est importante ; c’est comme jouer du Paganini ! Ce que font les comédiennes est d’une virtuosité hallucinante. Les puristes du théâtre venus aux Bouffes du Nord ont parlé du sacro-saint collectif de spectateurs qui est divisé en chacun pour soi, alors que je pense qu’on est convoqué autour de la parole de l’auteur. Le casque ne vient pas la fragmenter mais au contraire la rapprocher, dans une démarche collective qu’on donne à chacun. Le fait de vivre une trajectoire, ça, c’est puissant. Tant pis pour les puristes !»

Dans la solitude des champs de coton

Texte de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène et musique de Roland Auzet. Avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet. Au Théâtre Prospero du 12 au 17 septembre 2016.