Critiques

La Délivrance : Le poids de l’absence

© Valérie Remise

La Délivrance de Jennifer Tremblay, présentée au Théâtre d’Aujourd’hui, est le dernier volet d’une trilogie amorcée avec La Liste en 2010 – une production en tous points remarquable – et poursuivie avec Le Carrousel, début 2014.

La Délivrance reprend là où Le Carrousel s’était arrêté : au chevet de la mère agonisante ; celle-ci souhaite serrer dans ses bras avant de mourir le fils qui lui a été enlevé des années auparavant et qui, victime d’un lavage de cerveau en bonne et due forme par le paternel, refuse de se présenter. C’est à sa demi-sœur qu’il reviendra de le convaincre, replongeant pour cela dans le souvenir d’une enfance douloureuse auprès d’un beau-père mal-aimant, qui n’en avait que pour son fils légitime. Le genre de violence familiale peu spectaculaire qui laisse pourtant des traces indélébiles.

Ce troisième monologue est, encore une fois, confié à Sylvie Drapeau, laquelle semble faite pour incarner les mots de Tremblay. Et, encore une fois, force est de constater combien la plume de Jennifer Tremblay est habile : en quelques mots, elle parvient à nous faire appréhender l’étendue d’une vie, d’une personnalité. On est toutefois moins impressionné lorsqu’elle entraîne sa narratrice dans une conversation sans réponse avec Jésus sur le thème de « pourquoi m’as-tu abandonnée? », Jésus que le metteur en scène Patrice Dubois a d’ailleurs ressenti le besoin de nous montrer sous la forme d’une immense statue crucifiée, des fois qu’on n’aurait pas compris. La mise en scène de Dubois, si elle donne une large place aux mots, n’a pas le pouvoir évocateur que l’on aurait souhaité, à l’exception de quelques irruptions musicales bien senties. Elle soutient le texte, mais sans le sublimer. On se demande notamment pourquoi il a choisi de faire évoluer Sylvie Drapeau sur ce qui ressemble à un podium de défilé de mode, scindant la salle en deux.

La détresse des mères

Dans sa trilogie, Tremblay se penche sur la condition féminine, et montre avec finesse tout ce que le fait de mettre des enfants au monde implique de bouleversements et de renoncements, particulièrement dans un monde dominé par l’homme. Il y a dans les mères de Tremblay une bonne dose de détresse.

Le titre de La Délivrance (faisant référence à l’expulsion du placenta après l’accouchement) paraît particulièrement ironique si l’on considère que les deux femmes dont il est question ici ont vu leur existence entière façonnée, pour ne pas dire brisée, par les hommes de leur famille : la fille, abandonnée par son père, maltraitée par son beau-père, ignorée par la mère qui ne pense qu’au frère absent ; la mère, coincée avec un mari alcoolique et irresponsable qui finit par disparaître, qui se jette dans les bras du premier homme prêt à lui donner un foyer et à adopter ses filles, qui subit ses sarcasmes et son mépris jusqu’à se faire à nouveau abandonner et priver de son enfant dès la minute où elle donne enfin un fils au maître de la maison.

Qu’ils soient présents ou absents, les hommes ont sur les femmes un effet dévastateur. La seule figure masculine de la pièce qui ne soit pas toxique est un prêtre. On a envie de penser que les femmes d’aujourd’hui ont plus de choix, que l’éducation et l’indépendance financière préviennent ce type d’assujettissement, mais force est de constater que toutes n’ont pas cette marge de manœuvre. Il faut des voix comme celle de Jennifer Tremblay pour nous le rappeler.

La Délivrance

Texte : Jennifer Tremblay. Mise en scène : Patrice Dubois. Avec Sylvie Drapeau. Scénographie : Pierre-Étienne Locas. Éclairages : Claude Cournoyer. Costumes : Cynthia St-Gelais. Musique : Ludovic Bonnier. Voix : Frédérike Bédard. Coiffure et maquillage : Sylvie Rolland-Provost. Une production du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 15 octobre 2016.